Narrativité et traumatisme
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Narrativité et traumatisme

La narrativité et le trauma sont des sujets difficiles mais passionnants et je vais les aborder à partir de séquences cliniques de psychothérapie dans des situations d’événements traumatiques collectifs graves, dans une clinique en situation humanitaire, ce qu’on apprend du trauma, de ces traces mais aussi de nos capacités parfois insoupçonnées à les élaborer, à les réinscrire dans les histoires voire d’en faire de nos nouveaux élans vitaux. Sur les questions traumatiques, il est important de ménager des espaces de pensée, des espaces d’élaboration et des espaces intermédiaires où le fantasmatique, l’imaginaire et le réel s’articulent, interagissent et se fécondent. Pour inscrire un trauma à un certain âge de la vie (pour les bébés et les adolescents) dans un récit, il faut trouver des modalités pour rêver à nouveau, pour jouer, pour penser, autant d’actes qui sont extrêmement difficiles à faire quand on a été sidéré par un événement traumatique. La question de comment on réenclenche ces espaces va traverser les situations cliniques.

Je vais me centrer sur des situations collectives et leurs effets sur le fonctionnement psychique individuel. J’évoquerai des situations cliniques qui concernent un tremblement de terre et le tsunami, donc des grandes catastrophes naturelles mais cela reste vrai aussi pour la guerre et dans des conflits dans lesquels l’équipe des psychologues et des psychiatres de Médecins sans frontières interviennent depuis 1988. Dans ces lieux, un des premiers points qui apparaît, c’est une série de rencontres individuelles : on voit des bébés, des enfants, des adolescents habités par une frayeur qui va se traduire sous différentes formes, avec le corps souvent mis en avant, un corps envahi par des sensations étrangères, par des traces réelles mais immatérielles de ces événements. Dans ces circonstances, comment rêver, comment jouer, comment s’opposer lorsqu’on est adolescent, comment se séparer aussi lorsqu’on est pris comme ça dans les effets, dans les mailles de la frayeur ?

I – Le premier point concerne les données de la littérature

Lorsque la question de la narrativité et du trauma m’a été posée pour ce colloque, nous avions déjà écrit un certain nombre de travaux et constaté empiriquement, que les bébés et les adolescents, dans ces situations d’événements traumatiques graves apparaissaient d’abord comme une population plus vulnérable que les enfants dits d’âge scolaire. Il commence à y avoir des études sur les syndromes post-traumatiques des petits, y compris des bébés (plus récentes), quelles que soient les études (internationales ou françaises) :

1/ On voit apparaître des populations spécifiques et parmi elles, les bébés et les adolescents. Il y a d’autres spécificités qui sont liées par exemple au rang de la fratrie ou à d’autres facteurs mais le fait d’être bébé ou d’être adolescent, vous met immédiatement dans une population à risque plus importante.

2/ L’importance chez les bébés et les adolescents, des expressions somatiques, c’est-à-dire vraiment de l’expression par le corps, donc en deçà ou au-delà du langage (tout dépend de l’âge). Il y a une traduction très forte dans le corps lorsque l’on regarde les symptomatologies y compris dans les études internationales.

3/ Des études qui sur le plan sémiologique sont approximatives, c’est-à-dire qui supposent simplement une sorte de screening des symptômes mais pour lequel il n’y a pas d’évaluations individuelles de chacun des enfants, sous-estiment la vulnérabilité des bébés et des adolescents. Pourquoi ? Ces études décrivent des populations de bébés (d’un 1 an 1/2- 3 ans) qui, malgré les situations traumatiques, continuent à jouer, et des scènes de jeux collectifs. Mais ce sont des jeux traumatiques, cela ne veut pas dire que cette population-là ne traduit pas de la souffrance psychique liée au trauma. Et de la même façon chez les adolescents, un certain nombre d’éléments de conduites, d’agressivité, d’opposition vont faire que l’on considère, comme les bébés qui continuent à jouer, que les adolescents continuent à s’opposer donc qu’ils ne sont pas touchés. Évidemment il s’agit de sémiologie approximative. Si on accepte cette idée-là, il faut poser les hypothèses dans les études qui permettent de rendre compte de cette vulnérabilité spécifique.

– D’abord la première, c’est la question de la dépendance des bébés et des adolescents au lien à l’autre, et en particulier à leurs parents et aux figures parentales. Cette dépendance, cette vulnérabilité, cette nécessité au lien à l’autre fait que les bébés et les adolescents vont être touchés deux fois : une première fois par l’effet direct de l’événement sur eux-mêmes et une deuxième fois par la rupture du lien. Cette dépendance est évidente chez le bébé, car c’est même une dépendance matérielle pour survivre. Chez les adolescents, c’est une dépendance plus psychologique, mais dans tous les cas, on constate toujours l’importance de l’effet indirect de l’événement sur l’adolescent. A un moment où il est en train de se séparer, de constituer ses propres imagos, où il a besoin d’un système de projection efficace, ces événements avec leurs conséquences sur le lien vont le rendre encore plus vulnérable.

– Il y a une autre grande série d’hypothèses qui a beaucoup été travaillée par des auteurs comme Lionel Bailly qui travaille maintenant en Angleterre ou Christian Lachal en France : c’est la question de la théorie de la vie aussi bien chez les tout-petits que chez les adolescents. Lionel Bailly a fait une étude sur les théories sociales des toutpetits, sur la manière dont ces théories vont être brisées du fait des événements traumatiques. Il dit que le nourrisson ne sait pas grand chose de la mort -c’est souvent ce qu’on met en avant, il ne se représente pas la mort- mais il a une théorie de la vie qui se trouve endommagée, détruite, rompue à jamais et c’est la notion de “confiance fondamentale”. Pour les adolescents, on retrouve à chaque fois cette rupture brutale, une sorte d’effraction, un travail de déliaison, qui fait que ces adolescents vont perdre leurs capacités à pouvoir se projeter et à construire une nouvelle théorie de la vie avec un sentiment de sécurité.
Alors ces deux hypothèses doivent rendre compte en partie d’abord de la massivité de la souffrance à ces deux âges et puis aussi de la complexité pour reconstituer ces liens, la nécessité d’un travail qui ne se centre pas uniquement sur le moment et dans une temporalité qui permette de travailler sur ces deux niveaux-là.

II – Le deuxième point concerne les effets sur le thérapeute

Les situations que je vais vous exposer montrent que les relations contre-transférentielles que j’ai pu vivre ont été des relations complexes, agressives, avec des moments d’épuisement et manifestement avec un effet traumatique sur le thérapeute lui-même. L’importance des effets sur le thérapeute de ces situations est un travail qui a déjà été commencé par Dalenberg par exemple aux USA. C’est un point important de la question de la narrativité et des processus thérapeutiques. Une triade ouverte, le bébé ou l’ado -le thérapeute- un des parents ou une des figures, va se constituer et l’ensemble de cette triade est portée par un groupe qui a été lui-même désorganisé par l’événement. Les bébés touchent particulièrement parce qu’il va falloir trouver une modalité d’entrée en relation spécifique, mais aussi parce qu’on a du mal à se représenter la profondeur, l’importance et le devenir de la trace traumatique.

Il en est de même pour les adolescents, c’est-à-dire pour notre représentation de ce qu’est un adolescent pris en place dans un événement traumatique. Les effets de l’événement vont s’inscrire évidemment sur le récit de la filiation, de ses ruptures éventuellement, de ses avatars. Les marques de cet événement traumatique vont sidérer, fasciner parfois le thérapeute dans un premier temps mais rapidement la fascination cède et laisse la place à des mouvements, qui peuvent être d’ailleurs agressifs, mais qui prennent en compte l’effet de l’événement traumatique sur l’enfant et sur le thérapeute lui-même, événement que le thérapeute a pu se représenter, ou que l’enfant ou l’adolescent va le lui faire vivre au moment de la construction de l’alliance. On peut dire que si la rencontre n’est pas traumatique, c’est qu’elle n’est pas.

Deux situations cliniques illustrent ces processus et montrent l’intrication sémiologique et contre-transférentielle :

1 – L’histoire d’un petit garçon : Martin (16 mois)

Il vient à la consultation dans les bras de sa mère, une très belle jeune femme arménienne qui a tout perdu pendant le tremblement de terre. C’est la première famille que j’ai vue quand je suis allée sur le terrain et c’est donc une famille qui est restée très présente dans ma mémoire. La maman tenait l’enfant comme si elle tenait une ventouse, c’est-à-dire que le bébé n’était pas lové dans les bras ou sur le corps de la mère ; elle le retenait par une demie fesse, c’est-à-dire que ce n’est pas l’ensemble de ses mains qui touchaient le bébé mais juste un tout petit bout des doigts de la mère qui retenait la peau des fesses de l’enfant. Quelque chose semblait pouvoir se rompre à tout moment. Ce bébé était peut-être d’autant plus difficile à porter qu’il était laid ; sa peau était eczémateuse, il avait des écailles partout. C’était vraiment très impressionnant. La maman nous dit que cet eczéma était apparu en quelques secondes après le tremblement de terre. Au moment du tremblement de terre, la maman et ses deux enfants étaient séparés, le père était au travail et la mère aussi, le petit était à la crèche et le grand à l’école. Le père est mort sur son lieu de travail et la mère, lorsqu’elle a compris ce qui se passait, a couru à la crèche ; à son arrivée dans la cour, elle a cru comprendre que son petit était mort alors qu’il était devant ses yeux, et quand elle est revenue à elle, Martin était sous ses yeux mais transformé, son corps était transformé.

Au début de la consultation, j’ai peur que le bébé tombe, alors pour calmer mon inquiétude, je mets un tapis à côté de la mère et j’essaie d’aménager un peu l’espace en me disant que s’il tombe, il ne se fera pas trop mal.

Cette consultation est faite par un psychologue arménien en co-thérapie et un traducteur qui traduit mot à mot ce qu’il se passe comme on fait d’habitude. Alors ce qui appparaît très vite dans cette consultation, c’est l’impossibilité de parler d’autre chose que des effets du trauma, donc de la difficulté à dormir, à se toucher et à penser à autre chose. Ce qui s’est passé avant et l’avenir sont impensables. Il y a bien sûr le processus de deuil, il faut accompagner ceux qui sont morts. La maman peut quand même raconter un certain nombre de rites qui ont été mis en place pour que les morts viennent protéger les vivants.

Le bébé est très hypotonique, il ferme les yeux régulièrement, il est inerte. La maman me dit “moi pour parler, j’ai besoin que vous portiez le bébé” et elle me met le bébé dans les bras. Cela me fait une impression étrange d’abord parce que je n’ai pas demandé le bébé et ensuite parce qu’il y a une sorte de mouvement de rejet pour porter ce bébé. Je prends donc le bébé et au bout d’un moment, je suis surprise du fait qu’il va s’adapter à mes bras. Du coup, je vais l’installer plus confortablement sur moi. A ce moment-là, en regardant le bébé, la maman va développer deux éléments très importants. D’abord, elle le regarde comme si elle était en train de lui dire quelque chose qui s’adressait spécifiquement à lui. Elle commence à lui raconter sa filiation, elle dit le nom du père, du grand-père, de l’arrière-grand-père. C’est un moment très important qui la rattache au passé et à un passé vivifiant, et c’est aussi comme une sorte de narrativité. A ce bébé qui n’exprime des choses que par son corps, elle va progressivement, et en le regardant, parce que le toucher était impossible ou en tout cas trop douloureux, elle va, en accrochant son regard, le réinscrire dans une filiation.

Ensuite, elle va demander à ma co-thérapeute arménienne de bien vouloir sortir avec le bébé. Elle va alors raconter sa culpabilité d’être survivante et nous dire qu’elle n’a pas encore décidé de rester là ou de partir. C’est un moment extrêmement émouvant et finalement elle demande d’aller rechercher le bébé, et là elle énonce quelque chose que j’interprète comme étant du côté de la vie.
Le travail va continuer sur un peu près 3 séances, et à chaque fois on va repartir d’un certain nombre de séquences interactives, de relations soit qu’elle montre avec le bébé, soit qu’elle interprète les sensations que ce bébé nous fait vivre. Ce sont des sensations qui sont des projections aussi de ce qu’elle peut vivre. La suite du travail va mettre en évidence ces représentations-là et surtout réinscrire ce que montre le bébé -par exemple sa capacité d’éveil, ses moments de tendresse, ses moments de vigilance- dans une histoire partagée entre la mère, le bébé et nous-mêmes, tout cela porté par le groupe du centre où se faisaient ces consultations. Après chaque consultation, il y avait toujours un moment collectif qui permettait de parler des choses qui se passaient à l’intérieur, de la filiation et pour survivre dans de telles situations, de la necessité à se réaffilier pour l’ensemble du groupe.

2 – L’histoire d’un adolescent : Murdani

J’ai rencontré Murdani en Indonésie après le tsunami. Il arrive dans un service de médecine dans une sorte de coma vigile et il impressionne énormément l’équipe médicale qui au bout de 48 heures dit qu’“elle n’arrive pas à trouver de causes médicales, peut-être qu’il a été touché par la frayeur”. L’équipe nous demande donc de venir. Nous arrivons avec le même dispositif que dans le premier cas, près de cet adolescent qui ne parle pas et qui me fait penser d’ailleurs à un gros bébé allongé dans un lit avec à côté de lui sa mère et sa sœur qui pleurent. On commence à raconter l’histoire de cet adolescent en présence de sa mère et de sa sœur.

Il a perdu son père, il y a longtemps et sa mère l’a mis dans une école avec un maître qu’il appelle “père” pour qu’elle pensait qu’il avait besoin d’ un père. Ce maître a été lui-même tué dans un conflit et le tsunami a tué la femme de cet homme qui avait pris la place du responsable de l’école. Il a donc perdu successivement en quelques mois deux figures paternelles et même sans doute trois nous dit la mère. Donc on raconte, on donne les noms de ces figures, et les autres personnes présentes participent progressivement à l’entretien comme souvent dans ces situations. Chacun va s’assurer qu’on comprend bien ce que c’est qu’un père, un maître, la femme du maître et donc chacun va jouer d’une certaine façon ces personnages comme dans un psychodrame ; c’est aussi une manière de figurer la perte bien évidemment.

La seconde consultation reprend le même dispositif, et l’adolescent au bout d’un moment prend la main de la traductrice, c’est-à-dire qu’il va communiquer pendant toute une période un peu comme le bébé nous montrait la manière d’avancer dans la construction du récit par un certain nombre d’interactions qu’il avait avec nous. De la même façon, l’adolescent va participer, non pas par des mots au début, mais par une manière de tenir la main, de se lever ou de s’asseoir, d’ouvrir les yeux. Il va participer à l’entretien, c’est-à-dire qu’on va faire apparaître le monde de cet adolescent, ce qu’il a perdu, comment on peut retrouver des traces de ces pertes-là. Lui-même a été pris dans le tsunami, donc lui-même a dû se sauver de l’eau pour survivre. Tous ces éléments vont être réinscrits par ceux qui sont autour, et lui va nous dire “oui, non, on continue, on arrête…”. La consultation va se faire sous cette forme-là puis progressivement les mots vont apparaître. La dernière fois que je l’ai vu, il parlait et racontait de manière beaucoup plus tranquille ce qui lui était arrivé, et comment il avait vécu ce qu’on avait fait. Lorsque je lui annonce que je repars en France, il vient me saluer pour me dire au revoir, écrit son nom sur un papier et il me dit qu’il ne faut pas que je l’oublie, car “oublier, c’est mourir, et je ne veux pas mourir une nouvelle fois”.

Il a fait un travail à partir de son corps qui lui a permis d’oublier son maître, son père, tous ceux qui lui ont servi de support identificatoire, de revivre l’événement traumatique, de remettre en forme, de remettre en traces ces éléments et de les revivre dans la relation transférentielle. Dans ces situations, le corps et l’implication contre-transférentielle sont une part très importante.

Finalement, ce que je voulais montrer à travers ces éléments cliniques et la complexité de ces récits, c’est l’importance de l’utopie créatrice du thérapeute dans ces situations, d’une utopie nécessaire, fondatrice d’une nouvelle relation avec ces enfants et ces adolescents, une sorte de désir un peu complexe, mais un désir de réenchanter le monde par des mots, “à petites doses” comme disait Winnicott avec cette notion de réenchantement du monde.
Donc au-delà du monde esthétique et du choc philosophique, une sorte de choc sensible.