Je marche dans les couloirs du métro. Il y a des affiches partout sur les murs avec écrit La chute en gros caractères. Elles annoncent sur fond de nuit et brouillard un film sur les derniers jours du IIIe Reich, en direct du bunker. Plus j’avance et plus j’ai l’impression que c’est le visage de l’acteur qui joue Hitler qui défile devant moi et que je reste là, figé, à participer d’un spectacle imposé. C’est comme si j’étais sur un tapis roulant. Je vois un cercueil glisser vers les flammes. Je suis débordé d’émotions, tout se mélange. Sur les affiches, il y a une date, celle de la sortie du film, le 5 janvier. Myriam David sera incinérée au Père Lachaise ce jour-là.
Je pleure dans les couloirs du métro. J’y croise des marseillais pressés, de jeunes beurettes aux rires déployées, de tristes sires attaché-case et passe-montagne. Je baisse la tête. Quand je la relève, Hitler a disparu, les affiches parlent de vacances à l’autre bout du monde. Le 5 janvier, je serai à Paris. Au Père Lachaise. J’ai annulé mes consultations et à certains de mes patients j’ai dit que je devais aller à un enterrement. “C’était quelqu’un de votre famille ?”. Myriam David et moi, nous n’avions aucun lien de parenté et pourtant je suis bien persuadé qu’elle avait su tisser à travers le temps et l’espace une grande, très grande famille, qui aujourd’hui la pleure, comme moi, à Paris, à Saint-Jean, à Lille ou à Londres. Nous sommes tous orphelins aujourd’hui, de cœur.
Quand j’ai eu le projet de créer la revue Spirale, en 1995, il y avait deux noms, incontournables, qui le charpentaient : Serge Lebovici et Myriam David. Les deux furent d’un grand soutien, m’encourageant à cette aventure et Myriam voulut même en être. Elle accepta d’être baptisée “bienveillante marraine” de Spirale, siégea dès le début au Collège de la Rédaction, nous proposa régulièrement thèmes et auteurs et coordonna d’ailleurs un des premiers numéros de la revue, le 5, paru aux éditions Érès en 1997 sur Le bébé, ses parents, leurs soignants. Elle introduisait ce dossier par une “supplique de bébés inquiets” sur l’air du “Au clair de la lune / Mon amie Myriam / Prête moi ta plume / Pour écrire ce mot…”. Ce petit texte plein d’humour et de sensibilité énonçait les dix commandements pour soigner l’enfant d’autrui : il devrait trôner dans tous les lieux institutionnels, d’accueil et de soins de la petite enfance, dès l’entrée. Il afficherait aux yeux des enfants, de leurs familles et de leurs soignants ou accueillants cet engagement, cette vocation à être des lieux “sources de vie et de développement.” Myriam David avait inventé la “bientraitance”, il y a fort longtemps.
C’était son art mais plus encore sa manière d’être, de bien traiter l’autre, tous les autres, de les reconnaître et de les respecter, de les accompagner, dans leur vie ou leurs exercices. Je n’ai retrouvé chez personne cette capacité à transmettre, avec autant de bienveillance et de cordialité, cette aptitude pour le don de soi, hors des sentiers policés des sociétés savantes, des écoles et mouvements psy quelque chose. Cette liberté faisait sa force, toute entière au service de la grande cause qu’elle défendait, avec passion et exigence. Quelle exigence ! Combien de fois reprenait-elle un texte avant de le laisser voguer vers ses lecteurs ! Combien de temps passait-elle à écouter, avant de parler ! Combien de retenues, de simplicité, de proximité, de modestie, qu’elle mettait au service d’un élan et d’une recherche incessante sur ce qu’elle nommait “soins professionnels” pour les opposer aux soins maternels. Il n’y a rien de substitutif dans ces pratiques de soins répétait-elle de façon appuyée, “un soin donné par un tiers extra-familial n’est ni meilleur ni moins bon, mais il est autre” et “il est essentiel qu’il en soit ainsi, que ceci soit reconnu et compris de tous : parents, soignants, entourage familial et socioprofessionnel.”
J’écrivais alors en édito du numéro de Spirale sorti à l’occasion du colloque et qui lui était consacré que Spirale était fière de commencer cette “nouvelle tranche” de vie aux côtés de cette grande dame de la petite enfance qui avait su si extraordinairement traverser le siècle. Myriam nous laisse des souvenirs à foison. Des textes et des échanges. Mais surtout la mémoire, vive, de sa présence. Au matin du 5 Janvier, sur les murs du métro marseillais, les affiches de La chute avaient disparu. Elles avaient été remplacées par celles annonçant le nouveau film de Claude Berri, L’un reste, l’autre part…