Très chère Annie,
Nous voilà donc orphelines, nous, vos « filles de la Salpêtrière ».Votre mort nous laisse tristes, désemparées, seules tout d’un coup, mais aussi riches de cette belle aventure et du chemin parcouru à vos côtés pendant si longtemps.
Quelle émotion au souvenir de ce minuscule bureau de la Salpêtrière où nous vous retrouvions tous les mardis matin, presque essentiellement des femmes, entassées, de plus en plus nombreuses à venir rendre compte de nos balbutiements en psychanalyse d'enfants et d'adolescents. Trente ans après, nous voici réunies encore une fois, pour témoigner de ce que nous avons vécu auprès de vous en supervision.
Peut-on parler de naissance à propos de cette démarche qui a bouleversé nos vies, en nous marquant profondément ? Après vous avoir rencontré longuement, nous avons intégré votre séminaire à la Salpêtrière. Là, nous nous sommes engagés à suivre trois fois par semaine, un ou deux enfants ou adolescents, hospitalisés ou en consultation, dans le service du Professeur Basquin. Lorsqu’il s’agissait de décider de la prise en charge que le service venait demander, votre regard passait de l’une à l’autre puis s’arrêtait en silence.
« Vous », disiez-vous, tranquillement. Ce même regard allait nous accompagner, nous questionner avec attention, précision, exigence et bienveillance pendant les mois, les années de la supervision. Le groupe était accueillant avec les nouvelles arrivantes. Et nous nous retrouvions régulièrement ensemble ensuite, pour partager un repas et continuer à discuter.
Quelques phrases nous reviennent de vos interven-tions : « Je ne suis pas dans la séance, pouvez-vous me dire pourquoi vous êtes intervenue ainsi ? » « Qu’avez-vous pensé à ce moment-là ? » « Ce dessin, il a été tracé à quel moment ? L'intuition ne suffit pas, vous devez savoir ce que vous faîtes ». Vos questions nous prenaient par surprise, relançaient notre pensée, celle du groupe, toujours enveloppant pour celle qui présentait, car il faut bien dire que nous n’en menions pas large au début. « N'oubliez pas que nous sommes des voleuses d'enfants ». « Nous devons en tenir compte dans nos relations avec l'enfant et ses parents ». Parents qui au début étaient un peu tenus à l'écart de nos séances et qu'avec notre insistance, sont devenus des alliés thérapeutiques qui ont modifié votre point de vue initial. Les Journées de la Salpêtrière, de l'A.P.E. puis de la SEPEA étaient des moments de travail intense pour celles qui devaient présenter un cas, y intervenir, mais aussi de moments privilégiés, d’échanges plus libres, informels, pleins de gaité
souvent.
Ce regard sévère parfois, lumineux toujours que vous portiez sur nous se faisait pétillant. Les écrits de V. Kandinsky, le journal de P. Klee, le bleu de Klein nous ramenaient au dessin d’enfant, au trait, à la couleur, aux affects. Nous nous sommes formées, constituées de tout ce que vous nous donniez pendant les deux heures, parfois trois des supervisions du mardi. Pour beaucoup d’entre nous, la psychanalyse d’enfant restera notre noyau, notre être en présence.
Ces derniers temps, nous avons échangé et partagé les mêmes mots, les mêmes sentiments, nous avons beaucoup reçu, nous avons eu une chance exceptionnelle de vous rencontrer et travailler si longtemps avec vous, votre présence nous accompagne encore
aujourd'hui. Merci.
Dominique Fessaguet, Jacqueline Peignot