Marie Bonaparte
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Marie Bonaparte

La Princesse Marie Bonaparte (1882-1962) est connue pour avoir été analysée par Freud, puis pour avoir soutenu les débuts du mouvement analytique et contribué à la création de la Société Psychanalytique de Paris en 1926, dont elle fut un des premiers membres.

Nous nous interrogerons ici sur les particularités de son enfance, dont elle a longuement parlé dans ses Mémoires et ses écrits. Nous faisons l’hypothèse que son besoin de s’exprimer par l’écriture, dès qu’elle fut en âge de pouvoir le faire, puis tout au long de sa vie, et d’en faire largement publication, fut pour elle une manière de se rassembler, de se créer une continuité, un espace-temps bien à elle, de contenir et lier entre eux les morceaux épars d’expériences de vie marquées par la discontinuité ou l’inattendu. Sans doute a-t-elle ainsi fait un travail de subjectivation qui l’a soutenu, de son enfance à l’aube de sa vieillesse.

Marie est la fille d’un couple éphémère puisque son père a perdu brusquement sa femme moins de deux ans après leur mariage. Marie, née cinq semaines avant le décès de sa mère, à 23 ans fut ainsi orpheline de mère dès sa naissance.

Son père, le Prince Roland Bonaparte, petit-fils de Lucien, frère puiné de Napoléon, était un homme de sciences. Il avait fait un mariage de convenance avec Marie-Félix Blanc, une riche héritière, le père de celle-ci ayant fait fortune en tant que propriétaire de Casinos. Le récit fort trouble de l’union maritale de ses parents, sera un des éléments des mystères entourant la naissance de Marie.

Jeune veuf de 24 ans, Roland Bonaparte, qui ne se remariera pas1, fait venir auprès de lui sa mère, veuve elle aussi. Certes un nourrisson seul cela n’existe pas. « Bonne-Maman » et son fils mettent au service de ce bébé sans mère, des femmes successives engagées pour prodiguer les soins qui conviennent. La première (Rose Boulet), appelée « Nounou » par Marie dans son journal ultérieur, était déjà là en tant que nourrice à la mort de la jeune mère. Cette paysanne, qui avait laissé ses propres enfants pour prendre soin de ce nouveau-né, s’occupa d’elle jusqu’à ses trois ans révolus. On peut considérer que cette nounou, dont elle partageait la chambre, fut son premier objet d’attachement.

Dès sa naissance, de nombreux autres personnages gravitaient autour de Marie. La grand-mère était venue chez son fils avec sa dame de compagnie, que l’enfant appellera « Gragra », une femme d’un certain âge qui s’occupait aussi de l’enfant, sans doute plus que « Bonne-Maman », qui se souciait surtout de la réussite de son fils. Le prince Roland, très occupé, et souvent absent, du fait de ses recherches en ethnologie et géographie, ne s’occupait de sa fille que de loin. Il était entouré de deux collaborateurs, son intendant Mr Bonnaud et son bibliothécaire Mr Escard dont les épouses s’occupèrent aussi de Marie. Enfin, dans son entourage, deux autres personnes comptèrent très tôt : Pascal, demi-frère ainé du père2, qui avait une fonction de palefrenier, et « Tante Jeanne » la jeune sœur du prince Roland, qui venait de se marier avec « l’oncle Christian » de Villeneuve. Tous avaient connu « Petite-maman » et semblent avoir été fort attentifs à Marie, certes très entourée mais privée de mère.

Peu avant ses trois ans, le cadre de vie de Marie change. Le prince Roland et sa mère décident de quitter sa maison natale de Saint-Cloud. Pour Marie cela représente une séparation d’avec un environnement verdoyant dont elle sera nostalgique, qu’elle retrouvera ensuite. Elle est comme exilée Cour de la Reine, dans une sombre maison de ville, un lieu resté pour elle austère et lugubre, d’où elle regardait passer les passants et les voisins pour tromper l’ennui.

Peu après ses trois ans, une autre séparation lui est imposée : « Nounou » est renvoyée par la grand-mère, car elle aurait eu une relation avec Pascal. Un souvenir de cette nounou, passant de la pommade sur ses cheveux noirs tandis que le feu flambe dans la cheminée, aurait figuré cette relation, c’est tout du moins ce que Freud a supposé : Marie aurait assisté à leur relation sexuelle. Ceci l’amena, des années plus tard à en demander confirmation auprès du vieux Pascal.

Il semble surtout que le départ de sa nourrice, succédant au déménagement, ait comme confirmé à Marie sa condition d’orpheline, elle n’avait plus de mère, celle-ci était morte, ce qu’elle savait déjà. De sa mère, elle ne connaissait que l’aquarelle du salon la représentant, allongée, tout en blanc, entouré de cierges. On sait que les enfants ne comprennent la mort comme une absence irréversible que vers deux ans et demi trois ans.

Marie change alors de nounou, accueille Lucie avant ses trois ans et demi, s’habitue à elle, une jeune fille dont elle aura de bons souvenirs, comme en ont les enfants actuels avec les « jeunes filles au pair ». Et, à peu près en même temps, à l’âge où les enfants entrent à la maternelle, est embauchée à domicile sa première institutrice, « Plum-Pudding » (Mme Reichenbach), une irlandaise mariée à un allemand, qui va lui apprendre bientôt à lire, mais aussi l’anglais et l’allemand. Mais comment faire face à ces discontinuités? Quel sens leur donner ? Marie, habillée avec recherche, comprend qu’il lui faut être digne d’une ascendance célèbre. Mais avec quels guides, quels repères ?

Marie date de cette période un souvenir concernant son père : elle s’accroche à sa jambe, se souvient de son pantalon de militaire, ce qu’il ne sera plus après ses quatre ans. Elle veut le retenir, mais il est toujours en partance. Toujours avant ses 4 ans, survient un autre évènement bouleversant : Tante Jeanne donne naissance à son premier enfant, Pierre de Villeneuve : un cousin, né d’un vrai couple.

On peut comprendre l’intensité émotionnelle liée pour elle à son anniversaire de quatre ans, dont elle a un souvenir fort vif : un envoyé de sa famille maternelle, cette famille Blanc dont on cherche à l’éloigner, vient lui remettre un bouquet de fleurs blanches. Elle se sent triste et très seule.

Quelques semaines après, en septembre, de retour d’un petit séjour dans une maison de famille à Dieppe, elle commet « une imprudence » : elle met la tête à la fenêtre du train en marche, ce qui l’enchante. Mais la fièvre du jour suivant est mise sur le compte de cette « imprudence ». Elle aurait eu ensuite une « hallucination » : un oiseau irisé se serait posé sur son bas-ventre. Souvenir qui intéressa fort Freud par la suite. Quoiqu’il en soit, après cet épisode, l’entourage la surprotège, comme une enfant maladive. Elle semble bien traverser alors un moment dépressif. Au début du printemps, à San Remo, elle retrouve un peu de joie de vivre, comme en témoignent des souvenirs de belles promenades avec Lucie.

Marie a cinq ans. Elle remarque que Tante Jeanne et « Plum-Pudding » deviennent toutes deux mères d’une petite fille. Confinée en tant que fillette fragile, elle est triste, a de nombreuses petites phobies. Lucie est son unique compagne de jeu. Et pourtant, avant l’été de ses 6 ans, celle-ci est à son tour renvoyée par « Bonne-Maman », elle aussi aurait eu une relation avec Pascal !

« Mimau » (Claire Bernardini) vient s’occuper à son tour de Marie. C’est une veuve, ayant perdu ses enfants, qui s’attachera profondément à Marie et restera à ses côtés jusqu’à son mariage. Mais, tandis que Mimau et Gragra, deux vieilles connaissances, mangent ensemble, c’est avec son institutrice que Marie mange, alors que sa grand-mère prend ses repas avec son fils et avec ses collaborateurs, Mr Bonnaud et Mr Escard. Mystère des convenances. Tous ces adultes, qui s’occupent d’elle et souvent la plaignent, échangent des rumeurs concernant le mariage de ses parents : son père aurait épousé sa mère pour son argent. Certains même laissaient entendre que son père et « Bonne-maman » auraient désiré, voire aidé à sa mort. Comment construire une scène originelle sécurisante ? Comment faire confiance ?

Marie construit alors ses idéaux : elle ressemblerait à ces personnes instruites qui entourent son savant de père. Elle pourrait comprendre le monde si étrange et parfois si inquiétant des adultes. Elle apprend ces langues étrangères que lui enseigne « Plum-Pudding » se passionne pour les histoires de mythologie que lui raconte Mme Bonnaud. Elevée dans l’austérité, elle reste morose, s’ennuie souvent. Elle rêve en voyant de belles femmes dans la rue, ou les hommes de prestige reçus par son père. Lucie partie, elle a quelques relations, souvent difficiles, avec les enfants des adultes qui l’entourent, dont ses cousins. Pierre la fascine par ses hardiesses de garçon, et elle jalouse Jeanne, sa cousine. Il lui arrive de « faire des bêtises » avec eux.

C’est à sept ans et demi que Marie commence à remplir, de dessins, de mots et de phrases, de bribes d’histoire, un premier Cahier noir, qui sera suivi de quatre autres. Ce besoin de se confier à la page blanche de ses Cahiers l’anime jusqu’à ses dix ans. Ces cinq Cahiers, rédigés en un anglais approximatif pour les quatre premiers et en allemand pour le cinquième, portent le titre de : « Bêtises ». Elle les rédige dans la solitude de sa chambre, parfois même sous une table recouverte de draperies : c’est là qu’est son refuge de petite fille solitaire. On peut penser qu’en y déposant au fil des jours des productions informelles, assez décousues, elle se crée un espace transitionnel, entre elle et quelque compagnon imaginaire qui aurait été un confident.

C’est à 46 ans, en vidant l’appartement familial après le décès de son père qu’elle retrouve ses Cahiers oubliés. Un an après, en 1925, elle commence son analyse avec Freud. Ses Cahiers constituent un matériel de la cure que celui-ci interprètera abondamment. Dès 1920, avant sa psychanalyse, elle avait publié quelques textes littéraires et sociaux, au gré de ses rencontres, avec une démarche que l’on pourrait de qualifier de journalistique. A la fin de sa psychanalyse, elle publie deux textes en lien avec la mort de sa mère : « L’identification d’une fille à sa mère morte »3, et ses études sur Edgar Poe4, un orphelin auquel elle pense s’identifier, un auteur dont les nouvelles l’attirent et l’angoissent depuis son adolescence, mais c’est bien des années après leur rédaction qu’elle éprouve le besoin de publier ses Cinq cahiers avec ses commentaires, fortement inspirés des interprétations de Freud. Elle y ajoute le fac-similé de ses Carnets. La première publication se situe en 1939 à Paris. Deux autres tomes paraissent, après la guerre, en 1948 et 1951 à Londres. En 1953, à 70 ans passés, elle publie ses souvenirs : A la mémoire des disparus. Tome 1 : Derrière les vitres closes qui contextualise la rédaction de ses Cinq cahiers, Tome 2 : L’appel des sèves.

Marie Bonaparte aurait d’abord voulu faire des études secondaires, ce que sa famille lui a interdit. Elle aurait voulu faire carrière, comme son père, ou devenir collaboratrice d’hommes de prestige, ce qu’elle réalisa en partie auprès de Freud. Mais elle a souhaité laisser derrière elle une œuvre personnelle, littéraire et psychanalytique. N’a-t-elle pas fait une œuvre de sa vie, qu’elle n’a cessé de narrer sur le papier ? N’a-t-elle pas ainsi tenté d’assembler par l’écriture les morceaux épars d’une enfance en patch-work ? Ses Cahiers d’enfance utilisent trois langues qui lui sont enseignées. Fallait-il qu’elle parle français comme son père… d’origine corse ? Anglais comme le pays où son père avait vécu enfant avec sa sœur et leur mère ? Allemand comme sa grand-mère maternelle qui était morte quelques mois avant sa naissance ? En faisant revivre par l’écriture les nombreuses personnes qui lui apportaient une présence groupale, en place d’une mère contenante et sécurisante, elle retissait l’environnement multiple qui l’avait construite. Notons que tout au long de sa vie, elle noua de fortes relations simultanées, amoureuses pour certaines, avec le besoin de créer des liens entre tous, maris et femmes compris, y associant son mari, le Prince Georges de Grèce.

En remplissant, dès sept ans et demi, ses Cahiers de mots et de dessins, dans lesquels elle évoquait ses sensations, ses rêveries et ses cauchemars, elle tentait sans doute de se créer un double, un confident, de tisser une continuité à partir d’investissements d’objets multiples, épars, à partir de d’expériences émotionnelles qu’elle avait à mettre en sens, dans la solitude. Il lui fallait en quelque sorte apprendre à dialoguer avec elle-même, sans avoir précédemment dialogué avec un objet d’étayage clairement identifiable. Certes, toute mère est messagère d’un inconnu, le « non-reconnu » de la mère, comme l’a formulé G. Rosolato5, restant à jamais inaccessible. Mais quand la représentation d’une mère ne peut se figurer que sous forme d’images mystérieuses, énigmatiques, sans ancrage corporel, et véhiculées par le seul discours d’autrui, narrer ce qui a pu colmater la béance de l’absence est une solution. Laurence Kahn6, à partir de deux psychothérapies d’enfants privés de mère, s’est interrogée sur la capacité à se séparer psychiquement d’une mère qui n’a jamais été présente, sur la capacité de se représenter comme absent d’un être qui n’a jamais été là. Comment pourrait disparaître une personne qui n’est jamais apparue autrement que comme un blanc au bout d’une « expérience désertique », au mieux comme une énigme ou un secret ?

Certes, cette énigme de l’absence, en place d’imago maternelle renvoie à celle de la scène primitive, insondable, potentiellement monstrueuse. Elaborer cet inconnaissable par une narration sans cesse à poursuivre, c’est la voie que semblent avoir suivi quelques orphelines célèbres, privées de mère dès leurs premiers mois, ce que furent Marie Shelley, et Marguerite Yourcenar, elles aussi filles d’un père devenu à la fois objet d’amour et d’identification. L’écriture, pour elles comme pour Marie Bonaparte, ne semble pas avoir été seulement une réalisation incestueuse. Un fantasme d’auto-engendrement a pu être à l’œuvre, sans doute grâce à des expériences premières partagées avec les quelques « personnes secourables » aussi improbables que providentielles. Certes l’objet primaire de réalisation hallucinatoire de désir reste à jamais inaccessible. Mais quand manque un objet d’étayage faisant sens, la capacité de rêverie risque fort d’incomber à l’enfant lui-même.

Notes

  1. Des années plus tard Marie apprendra que son père avait eu une longue liaison, secrète, avec une femme du peuple.
  2. Fils illégitime de leur père commun, l’aventureux Prince Pierre Bonaparte, élevé en partie par « Bonnemaman ».
  3. 1928, R.F.P. Tome II n°3.
  4. 1934, Edgar Poe, Etude psychanalytique, en deux volumes, Denoël.
  5. Rosolato G., La relation d’inconnu, 1978, Gallimard
  6. Kahn L., Cures d’enfance, 2004, Gallimard.