La réflexion psychopathologique sur les troubles des conduites alimentaires (anorexie mentale et boulimie) s’est orientée ces dernières années pour de nombreux cliniciens sur les concepts de conduites addictives et de dépendance. Comme le souligne P. Jeammet (2009), « ce sont toutes des conduites agies pour lesquelles la dimension comportementale, motrice, prédomine sur celle de l’activité mentale, représentée, intra-psychique ». Un parallèle entre la notion d’addictions et la notion d’états limites a très souvent été établi et cette notion peut être abordée selon des axes théoriques différents. Notre propos est ici de montrer comment l’interprétation psychanalytique des épreuves projectives peut nous aider à comprendre les particularités de ces troubles, poser des indications thérapeutiques et permettre un travail approfondi de recherche clinique.
Le diagnostic d’addiction est posé depuis les années 1990 de façon assez systématique dans la psychiatrie nord-américaine rejointe par la psychiatrie française, notamment pour évoquer les troubles des conduites à l’adolescence comme la toxicomanie, ou les troubles des conduites alimentaires, c’est-à-dire l’anorexie mentale et la boulimie. Actuellement, avec les classifications du DSM et de la CIM, un même diagnostic au sens des descriptions comportementales peut inclure des conduites qui seraient addictives et d’autres qui ne le seraient pas, puisqu’il s’agit de créer une entité en dehors des considérations sur l’ensemble de la personnalité ou l’histoire du sujet.
Le problème de l’extension de la notion d’addiction aux troubles des conduites alimentaires et à l’anorexie en particulier n’est pas seulement de considérer qu’il évite toute compréhension sur le sens des symptômes mais surtout, comme le souligne M. Corcos (2011), qu’il sous-valorise les évènements intérieurs au profit des évènements de vie et des comportements. Comment dès lors être attentif à la notion de troubles des conduites sans risquer une surmédicalisation des sujets, une psychiatrisation à outrance ? M. Corcos remarque que de nouveaux syndromes rebaptisés « addictions » vont être ajoutés dans le dans le futur DSM-V. Presque tout le monde pourrait alors se voir attribuer un trouble mental et donc relever d’un traitement potentiel (notons à ce propos que le DSM –II en 1968 comptait 180 catégories de maladies mentales, le DSM-III- R en comptait 292 et le DSM-IV en 1994, 350). Selon B. Brusset (1984), dans une perspective psychanalytique, l’anorexie mentale, pathologie essentiellement féminine, pourrait s’apparenter à une « toxicomanie sans drogue ». L’anorexie mentale serait donc une addiction en tant que processus caractéristique d’un fonctionnement psychique où la défaillance des régulations narcissiques est au premier plan. Cette conception, développée également par P. Jeammet (1991), va permettre de poser la question du statut de l’objet dans l’addiction, le modèle freudien trouvant ici sa limite car il suppose des instances intra-psychiques bien différenciées. Les travaux de Winnicott peuvent nous servir d’éclairage pour comprendre le rôle de l’objet dans la relation thérapeutique spécifique à ces pathologies.
Comme le note J.L. Pedinielli (1997), la définition même de l’addiction pose de nombreux problèmes : to be addict to signifie en anglais « s’adonner à », ce qui implique une dimension d’activité et donne un sens différent aux termes français de dépendance et assujettissement, marqués par la passivité et l’abandon. En France, J. Bergeret (1982) reprend le terme d’addiction en vieux français, « donner son corps en gage pour une dette impayée », et montre que, bien avant l’apparition des symptômes addictifs, la psychopathologie addictive est intra-psychiquement active. Dans le cas de l’anorexie mentale, la référence à la contrainte sur le corps nous permet de penser l’addiction comme une lutte du sujet avec une partie de lui-même et non comme une contrainte externe. Les travaux de Margaret Little (1981) nous semblent intéressants car ils condensent la pensée de Winnicott et de Balint et nous permettent de penser les addictions. En effet, Margaret Little soutient l’idée que lorsque l’unité de base n’a pas été normalement vécue, il persiste une non-intégration primaire qui va se traduire par les phénomènes de dissociation décrits par Winnicott (1974) comme étant à l’origine d’angoisses de type psychotique, angoisses indicibles liées à la crainte de l’effondrement. Il existe donc pour Winnicott une inversion du processus individuel de maturation. La crainte clinique de l’effondrement, nous dit Winnicott, serait la crainte d’un effondrement qui a déjà été éprouvé. L’éprouvé de la perception intérieure doit être reconnu pour ne pas être envahi par une angoisse qui peut s’avérer à tonalité psychotique car sans possibilité d’être représentée. Catherine Chabert (2003) parle d’un refus dans l’anorexie de la source interne de la pulsion dès les premiers instants de vie ; celui-ci ne permet pas la liaison entre pulsion et trace mnésique et conduit l’anorexique à effacer tout ce qui rappelle le corps dans ses sensations et ses perceptions.
Même si comme l’écrit B. Brusset, la période d’exaltation dans l’anorexie est rapidement suivie, tout comme dans la toxicomanie, par un déni des affects et des désirs renforçant la nostalgie de la période de restriction alimentaire et agissant comme une forme de « toxicomanie endogène ». Ainsi, la contrainte qui s’exerce à l’intérieur est perçue comme venant de l’extérieur, signifiant un objet externe tyrannique et une perte de contrôle. Le risque dans la relation thérapeutique est toujours présent d’une fuite ou bien d’une recrudescence du symptôme, ou encore, à l’inverse, d’un cadre thérapeutique surinvesti en tant que « contenant » vidé de ses contenus. L’intolérance au travail d’introjection et à l’expression des affects éprouvés comme manifestation d’un lien de dépendance poussent le sujet à la conduite addictive. Celle-ci s’offre comme une solution qui permet d’éviter la dépression narcissique ou, dans certains cas, la dimension sensitive voire persécutoire.
Intérêt des tests projectifs dans les troubles des conduites alimentaires
Il n’existerait pas de structure psychique stable dans les troubles des conduites alimentaires, le recours aux notions de pathologies limites ou d’états-limites traduit bien cette difficulté nosographique. Cependant, la dimension comportementale mise au premier plan permet difficilement de repérer le fonctionnement intrapsychique de ces sujets en entretien. Les épreuves projectives, en sollicitant une expression verbale à partir d’un matériel non figuratif (au Rorschach) et figuratif (au TAT), donnent la possibilité pour les sujets d’une mise en évidence de leurs capacités de représentation et de symbolisation. Les modalités de fonctionnement aux tests projectifs sont différentes selon les modes d’expression des conduites alimentaires, c’est-à-dire d’une part selon qu’il s’agit d’anorexie ou de boulimie, et d’autre part, selon les deux types d’anorexie, anorexie restrictive et anorexie boulimique. Compte tenu de la chronicisation plus fréquente de ces conduites, nous nous intéresserons particulièrement aux protocoles des épreuves projectives des patientes anorexiques restrictives qui sont marqués par l’inhibition et la pauvreté associative, alors que ceux des patientes anorexiques boulimiques témoignent d’une productivité associative riche et de mécanismes de projection massifs. Nous proposons l’hypothèse que certains « états dissociés du moi » décrits par Winnicott correspondent à un fonctionnement comparable à ces conduites anorexiques restrictives. Les tests projectifs passés par des adolescentes âgées de 14 à 19 ans hospitalisées pour une anorexie mentale sévère menaçant leur vie par une perte de poids importante (Indice de Masse Corporelle < 17) ont étayé notre propos. Les consignes, celle d’imaginer au Rorschach à partir d’un matériel concret non figuratif, et celle de mettre en scène une histoire au TAT à partir d’un matériel figuratif, font appel à la fois aux mécanismes perceptifs et projectifs à savoir aux investissements en termes de réalité externe et interne. Le Rorschach interroge plus les limites dedans-dehors et la représentation de soi, le TAT la qualité des investissements objectaux dans l’étude de l’organisation œdipienne et la problématique dépressive. Les processus de pensée et la prise en compte de l’objet en tant que différent de soi se fondent sur une dialectique dedans-dehors et une prise en compte de la réalité. Il est donc intéressant de repérer, avec ces adolescentes, le niveau d’accès à l’altérité, la perception du corps au Rorschach et les mécanismes de défense mis en jeu, notamment le déni et le clivage. Si dans ces protocoles de tests projectifs les mécanismes d’inhibition sont majeurs, la question de la dépression ne peut être abordée de façon directe. L’étayage sur le clinicien est central pour permettre une représentation au Rorschach (notamment à travers l’enquête qui suit la passation spontanée) ou l’histoire racontée au TAT. Les réponses données au Rorschach sont le plus souvent à tonalité destructrice, avec des contenus anatomiques (l’intérieur du corps) plus que des contenus humain ou animal ; l’enveloppe y joue un rôle central dans une dimension essentiellement pulsionnelle archaïque. Les dérapages perceptifs sont notables et l’aspect persécutif bien repérable. Ainsi les orifices (les yeux et la bouche) sont souvent décrits dans les lacunes des planches du Rorschach de façon négative mettant en cause l’intégrité corporelle ou mettant en évidence un vécu persécutif. La tentative de contrôle ne permet pas d’éviter les réponses destructrices quand il s’agit du corps maternel.
Nous soutenons l’idée que la clinique projective permet de mettre en évidence des potentialités de changement non repérables en entretien clinique du fait des mécanismes de déni et de clivage à l’œuvre chez ces sujets. Tout se passe comme si les projectifs représentaient alors un indicateur des processus de changements et pouvaient permettre un accrochage, voire une alliance thérapeutique lors des passations. Ainsi la dynamique de la passation du test peut être source d’une certaine gratification narcissique dans le plaisir pris à associer verbalement et à imaginer sans que l’adolescente se sente engagée avec le clinicien dans une relation de dépendance qu’elle ne contrôlerait plus.
On peut remarquer cependant que la menace d’envahissement par l’objet-test mobilise l’adolescente dans une lutte contre tout engagement associatif et se traduit par une vigilance accrue pendant la passation, des défenses renforcées, par l’inhibition et le conformisme des réponses. En effet, l’investissement du clinicien, souvent massif et idéalisé, amène parfois une fuite de l’adolescente dès lors que l’on propose d’emblée lors d’un premier entretien une psychothérapie individuelle. Le TAT, interrogeant particulièrement l’organisation œdipienne et la problématique dépressive, nous informe sur la capacité de l’adolescente à tolérer une relation thérapeutique individuelle. S. Vibert (2012) précise que les données obtenues au Rorschach et au TAT peuvent permettre chez ces patientes anorexiques de repérer la qualité du narcissisme à travers l’investissement des limites dedans /dehors, la qualité de la représentation de soi et le registre des positions identificatoires.
La passation des projectifs en tant que premier « espace thérapeutique »
Qu’apporte la passation des projectifs ? La médiation offerte par les projectifs, comme le précise Catherine Chabert, et « l’espace transitionnel que la passation propose », autoriseraient l’adolescente à investir sans danger un espace thérapeutique et à accepter la relation objectale. Cependant, tout changement à l’adolescence est un moment délicat et la première rencontre peut définir le destin d’un travail thérapeutique ultérieur. La question va être celle de la capacité du clinicien à aménager la séparation et à « régresser ». Lors de cette première rencontre, les éprouvés inattendus doivent être pris en compte par le patient et par le thérapeute notamment dans le face à face où la question du regard peut engendrer à la fois un besoin de contrôle de la situation et une impression de menace pour le sujet. L’adolescente peut être dans une position dans laquelle la fragilité des limites internes et externes se conjugue avec des angoisses d’intrusion, comme le souligne M. Emmanuelli (2009) à propos des aspects négatifs du narcissisme à l’adolescence. La perception du clinicien par l’adolescente peut alors, au travers de ses attitudes, de son regard, être vécue comme des excitations susceptibles d’éveiller des sensations de vide, ou des mouvements persécutifs. L’affect irrecevable peut laisser place à des « sensations corporelles » insupportables que seule la perception dans le réel peut calmer. Dans ce contexte, le thérapeute ne peut pas interpréter les propos du sujet et doit tenir compte de la fonction apaisante du cadre thérapeutique en se contentant de verbaliser les affects et en ayant à l’esprit « le travail du négatif » mis en œuvre, pour reprendre l’expression d’A. Green. Nous revenons ici sur l’importance de l’environnement pour la mise en place des thérapies et les défaillances de la relation avec les premiers objets à travers ce que P. Jeammet (2002) appelle « la contrainte d’un accrochage aux objets perceptifs externes au détriment de la satisfaction hallucinatoire du désir ». Enfin, nous soulignons que la passation est effectuée par un psychologue clinicien qui n’est pas le thérapeute du patient. Celui-ci ne rencontrera le sujet qu’une ou deux fois pour la passation et la restitution des tests. Il pourra ensuite proposer un suivi thérapeutique, s’il pense qu’il est nécessaire, par un autre psychothérapeute.
Apport des épreuves projectives pour la recherche
La pratique de la recherche avec l’apport des épreuves projectives nous recentre sur la question du type de recherche qui serait à mener afin que recherche scientifique et recherche psychanalytique puissent être conciliables. A. Green (2003) reprend la question de Freud dans l’Abrégé à propos des rapports entre le soma et la psyché. « Peut-on relier les découvertes sur les processus cérébraux et les activités psychiques ? » et nous rappelle que le problème n’est pas l’origine des influences mais leur résultat dans la vie mentale de l’individu et la relation de celui-ci à sa vie intérieure. Ce qui est exprimé à l’extérieur et observable n’est pas la traduction de ce qui nous arrive dans le monde intérieur inconscient. Ce que nous pouvons observer ce sont les phénomènes psychiques. Le matériel étant symbolique, le dispositif doit posséder des qualités symboliques. Pour D. Widlöcher (2001), l’observation clinique s’adresse aux chercheurs, elle enrichit les connaissances de ceux qui partagent le même type d’expérience. L’observation clinique a une valeur explicative dans la mesure où elle peut confirmer l’hypothèse par un effet thérapeutique. « L’intention est de montrer par un cas exemplaire l’existence d’un état mental ou d’un mécanisme inconnu ou qui n’est pas assez pris en considération » (Widlöcher, 2001). On pourrait ainsi penser la passation des tests projectifs dans le cadre de la recherche comme une interaction entre sujet et clinicien, comme une co-pensée ou une co-création. Le clinicien est amené à associer sur le matériel rapporté, comme une confrontation d’interprétation associative, la psychanalyse proposant de partager avec autrui les formes de la pensée qui se mobilisent en nous. Les concepts sont des outils qui nous aident à comprendre ce que l’expérience clinique nous fait voir. En effet, comme le souligne Freud, « c’est que ces idées ne sont pas le fondement de la science, sur lequel tout repose : ce fondement au contraire, c’est l’observation seule » (Freud, 1914). Pour Roger Perron (2007), ce qui compte c’est la structuration de l’événement par la pensée, il n’y a pas besoin qu’il s’agisse d’événements identiques, il suffit qu’ils prennent place de façon cohérente dans l’ensemble. L’ensemble des passations des épreuves projectives pourrait être défini comme des systèmes de repérage et de notation systématisée de certains aspects du fonctionnement psychique pour en évaluer l’éventuelle modification au fil d’un traitement. La psychologie projective dans le cadre des pathologies des conduites alimentaires de l’adolescence s’avère un outil de recherche clinique tout autant qu’un outil thérapeutique pour les psychologues cliniciens.