Les signes précoces de l’autisme et leur signification psychopathologique
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Les signes précoces de l’autisme et leur signification psychopathologique

Les classifications modernes des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (ICD 10, DSMIV) retiennent l’âge de 30 mois pour la constitution complète du syndrome de l’autisme infantile. Au delà de cet âge, il est admis qu’un syndrome autistique puisse se constituer, mais d’une manière exceptionnelle et qui définit une forme atypique. L’attention de nombreux auteurs s’est portée, depuis une vingtaine d’années, sur les signes les plus précoces que l’on peut retrouver chez les enfants évoluant par la suite vers un autisme confirmé. La raison de cet intérêt est double : d’abord une meilleure connaissance de l’autisme et de sa genèse, ensuite un dépistage plus précoce qui laisse espérer une évolution moins sévère dans la mesure où l’on peut proposer des prises en charge thérapeutiques et éducatives adaptées aux troubles de l’enfant. De plus en plus se mettent en place en France des centres de dépistage qui, à partir d’outils d’évaluation diagnostiques standardisés, permettent de dépister les enfants autistes ou en risque de devenir autistes à un âge très précoce. Dans l’équipe du CHU de Caen, nous avons mis en place une Unité de dépistage des troubles précoces du développement qui fonctionne depuis 5 ans et qui, à ce jour, à examiner une centaine d’enfants, dont le tiers étaient des autistes plus ou moins typiques. Notre ambition est de dépister ces enfants dans leur deux premières années, donc sensiblement avant l’âge de 30 mois. De plus en plus nous sont adressés des enfants de moins de 2 ans, voire de moins d’1 an.

Kanner avait lui-même décrit un certain nombre de signes très précoces d’autisme infantile, repérables dès la première année de la vie de l’enfant. Le tableau suivant résume les signes précoces qu’il avait décrit à partir des 11 cas de sa communication princeps :

1°) Défaut d’attitude anticipatrice
L’attitude anticipatrice est le mouvement de tendre les bras que le bébé fait lorsqu’on se penche vers lui. Elle a été décrite par Gesell chez le bébé à partir de l’âge de 4 mois.
2°) Défaut d’ajustement postural
L’ajustement postural est l’ajustement tonique de l’enfant au corps de la personne qui le porte.
Il est perceptible dès le 4ème mois. Le bébé à risque autistique n’a pas cet ajustement ; il est ressenti par l’adulte qui le porte comme une poupée de son.
3°) Troubles des conduites alimentaires
Difficultés à téter
Vomissements
Anorexie
4°) Troubles du comportement
Inactivité
Ralentissement
Comportements répétitifs
5°) Retrait et indifférence au monde extérieur

Par la suite, de nombreux signes ont été repérés. L’ensemble des signes décrits peut être rassemblé dans les dix catégories suivantes :

Troubles des conduites sociales non linguistiques :

Défaut d’attitude anticipatrice (Kanner)

Défaut d’ajustement postural (Kanner)

Aversion pour le contact corporel

Défaut d’attention conjointe (Baron- Cohen)

Défaut de pointage (Baron-Cohen)

Défaut de jeu de « faire semblant » (Baron-Cohen)

Troubles du prélangage

Défaut de lallation (Rutter)

Babillage monotone (Ricks)

Vocalisation idiosyncrasiques (Ricks)

Retard et anomalies du développement psychomoteur

Hypotonie

Dystonie

Mauvais contrôle postural

Perte temporaire des acquisitions

Absence des organisateurs de Spitz

Absence ou rareté du sourire au visage humain

Absence d’angoisse devant le visage de l’étranger

Troubles des conduites perceptives

Défaut de contact œil à œil

Evitement actif du regard

Fascination par les mains

Impression de surdité

Réactions paradoxales aux bruits

Troubles du comportement

Retrait, indifférence au monde extérieur (Kanner)

Absence d’intérêt pour les jouets

Inactivité, ralentissement (Kanner)

Comportements répétitifs (Kanner)

Mouvements stéréotypés

Maniement étrange des objets (objets autistiques de F. Tustin)

Cris, colères, auto-agressivité

Troubles fonctionnels

Difficultés à téter

Vomissements

Anorexie très précoce (Kanner)

Mérycisme (Sauvage)

Insomnies agitées ou calmes (Soulé & Kreisler)

Phobies précoces

Des bruits ménagers

Autres

Conduites d’agrippement (E. Bick)

Conduites de démantèlement (D. Meltzer)
A l’aide d’un outil d’évaluation standardisé applicable chez les enfants à partir de l’âge de 18 mois, le CHAT (Checklist for Autism in Toddlers), S. Baron-Cohen et al. (1996) ont examiné de manière longitudinale une cohorte d’enfants à risque ; ils ont montré la valeur prédictive de trois symptômes : le défaut d’attention conjointe, l’absence de pointage protodéclaratif et l’absence de jeu de faire-semblant:

tableau im1
Etude de Baron-Cohen et al. (1996) à l’aide du CHAT sur 16000 enfants de 18 mois

On dispose donc d’une connaissance de plus en plus fine de l’expression très précoce d’une évolution autistique. L’étude de Baron-Cohen et al. montre la bonne valeur prédictive de certains des signes que l’on peut repérer dès l’âge de 18 mois, voire plus tôt. Il est indéniable que cette meilleure connaissance de la sémiologie précoce de l’autisme représente un progrès significatif qui permet, quelles que soient les étiologies envisagées, de mieux repérer les enfants à risque et de leur offrir au plus vite des prises en charge thérapeutiques et éducatives adaptées. On aide ainsi enfant et parents à échapper à ce que J. Hochmann a appelé des “ processus autistisants ”, c’est-à-dire des cercles vicieux qui peu à peu renforcent inexorablement l’enfermement autistique de l’enfant et le désespoir des parents.

Il reste qu’il faut être prudent dans l’énoncé d’un diagnostic à un âge aussi tendre. Peut-on affirmer le diagnostic d’autisme avant l’âge de 30 mois ? Indéniablement cela est possible dans certains cas qui réunissent l’ensemble d’un syndrome autistique bien avant cet âge. Cependant, le plus souvent le tableau est incomplet ou fluctuant et il n’est pas possible d’écarter soit une simple crise évolutive dans le développement de l’enfant qui sera peut-être sans lendemain, soit plutôt un syndrome dépressif précoce, un état de carence affective ou un retard mental lié à une atteinte cérébrale. Aussi est-il prudent de parler d’ “enfants à risque autistique” ou encore comme l’a suggéré A. Carel de “syndrome d’évitement relationnel” plutôt que d’énoncer prématurément un diagnostic aussi lourd de conséquence que celui d’ “autisme”.

D’un point de vue psychopathologique et quelle que soit par ailleurs l’étiologie ou les étiologies de l’autisme, quelle signification peut-on donner à ces manifestations précoces d’autisme infantile ? C’est l’exploration psychothérapeutique et psychanalytique de ces syndromes qui nous renseigne sur ce point évidemment essentiel.

Les aspects dynamiques des expressions autistiques précoces

Du point de vue dynamique on peut considérer l’autisme infantile comme une pathologie de l’altérité. L’enfant autiste ne peut se confronter à autrui, il échoue à se constituer comme sujet face un autre. Il bute sur la première différence que tout psychisme doit affronter : celle de soi et de l’autre. Dans le monde de l’autisme on ne peut différencier un intérieur et un extérieur, rien de distinct ne peut exister, aucun objet ne peut prendre forme durablement, seules des sensations fugitives et informes y ont droit de cité. Il ne s’agit pas d’une dénégation qui fait refuser au sujet de reconnaître l’objet correspondant à sa représentation, mais d’une négation primordiale, qui écarte l’existence même de l’objet parce que ce jugement d’existence supposerait la reconnaissance de l’altérité et la délimitation d’un intérieur et d’un extérieur, reconnaissance, délimitation qui sont justement hors de portée.

Le problème posé est le suivant: comment le sujet se constitue-t-il face à autrui ? Comment réussit-il ou échoue-t-il, tout à la fois, à se modeler sur l’autre, son semblable, et à s’en distinguer ? Je partirai de l’hypothèse proposée par le psychanalyste W.R. Bion selon laquelle, au moment où se rompt la continuité du besoin et de sa satisfaction, moment qu’il a appelé la “césure de la naissance” (peu importe qu’il corresponde ou non à la naissance physique), qu’à ce moment singulier existent dans le Self naissant des potentialités, qu’il a baptisées préconceptions, qui sont en quête d’objets et qui ne peuvent se développer en des formes stables que si elles rencontrent chacune leur objet. On peut penser d’ailleurs qu’il n’y a pas une seule césure, mais une série de césures se succédant dans le développement du psychisme en créant un univers stratifié dans lequel chaque strate correspondrait à l’espace entre deux césures. Chaque franchissement d’une césure poserait de nouveau les questions fondamentales sur le même et l’autre.

Supposons que nous nous trouvions à la toute première césure, au lieu de la singularité origine, au moment du Big Bang de la vie psychique. Que se passe-t-il ? Selon mon hypothèse, il se crée un système dynamique d’une extrême intensité du fait même de l’écart qui se creuse entre le Self et l’objet. Il ne s’agit pas, en effet, d’un simple écart géographique, d’une distance ; pas seulement non plus d’un écart temporel défini par le délai entre l’émergence d’un besoin pulsionnel et sa satisfaction. C’est aussi un écart dynamique, c’est-à-dire un lieu où se déploie des forces psychiques qui vont se transformer dans le temps et avec le temps. La question est de savoir si ce système dynamique va évoluer vers des formes stables fondant l’identité d’un sujet ou si, au contraire, il évolue vers l’instabilité et le chaos. Instabilité et chaos psychiques sont, selon moi, les sources les plus profondes de l’angoisse. Pour lutter contre cette angoisse intolérable des mécanismes se mettent en place qui abolissent le système dynamique générateur d’angoisse en supprimant tout écart, toute différence, toute altérité. C’est précisément ce qui se passe dans l’autisme infantile.

J’ai proposé l’expression “angoisses de précipitation” pour désigner les toutes premières angoisses liées à cette expérience dynamique. Je suppose, en effet, que la rencontre de l’objet est vécue comme l’expérience d’une attraction d’une violence telle qu’elle donne l’impression d’un gouffre sans fond, d’un précipice où la psyché naissante est puissamment attirée et dans lequel elle est menacée de destruction. Des angoisses de précipitation sont, selon moi, au fondement de l’autisme infantile. Pour échapper à la catastrophe psychique qu’elles annoncent et éviter que ne se mettent en place les défenses autistiques, l’enfant doit faire l’expérience d’une communication avec l’objet sur le mode d’une réciprocité, qui amène soi et objet l’un au contact de l’autre dans un mouvement symétrique qui freine l’attraction destructrice. Tout se passe alors comme si la rencontre entre la préconception et l’objet créait un palier de stabilité dans le système dynamique qui s’est mis en place au moment de la césure de la naissance. Là une forme peut se stabiliser, là une représentation peut naître. De rencontre en rencontre, de palier en palier se façonne un monde dans lequel l’objet n’est plus un précipice destructeur, mais devient un monde intéressant à explorer, même s’il n’est dépourvu ni de mystères ni de risques.

Dans la perspective psychodynamique que je propose, c’est plutôt à un excès qu’à un défaut que l’on a affaire : dans la relation à autrui l’attirance est telle qu’elle en devient dangereuse, les émotions sont si violentes qu’elles sont envahissantes et inélaborables. On les voit d’ailleurs se manifester par crises soudaines sous la forme de crises d’angoisse et de colère mêlées, que les auteurs anglo-saxons appellent tantrum. La plupart des conduites autistiques sont l’expression des moyens qui se mettent en place pour éviter ces dangers : il faut éviter la rencontre avec autrui, faute de pouvoir en gérer les conséquences dynamiques, cela renvoie à toutes les conduites d’évitement des autistes, qui sont parmi les plus précoces que l’on observe ; on insiste de plus en plus aujourd’hui sur les conduites d’évitement relationnel des bébés à risque autistique : évitement du regard, aversion pour le contact corporel ; cet évitement précoce devient dans l’autisme constitué l’aloneness décrite par Kanner. L’autre est dangereux parce qu’il est attirant, un peu sur le mode où le vertigineux ressent un dénivelé où il a lui-même envie de se jeter, sachant que s’il le faisait il en serait détruit ; la réaction de survie est alors d’abraser le déniveler, de supprimer le gradient ouvert devant soi, en détournant le regard, en se plaquant au sol, en s’agrippant à un point fixe. Certains autistes ont pu dire, après avoir élaborer leurs angoisses de précipitation que la pupille d’autrui leur paraissaient auparavant comme un gouffre sans fond où ils se sentaient menacés d’être engloutis.

L’écart dynamique qui se creuse entre soi et l’autre et qui, pour l’autiste est infranchissable, est évoqué par tout changement, toute différence, tout événement inattendu. L’autiste doit donc développer des conduites très serrées pour parer au risque d’être confronté au changement, conduites que Kanner a regroupé sous le nom de same-ness. Tout doit rester en l’état, l’espace doit être immuable, le temps doit être figé. Au mieux le temps est cyclique, marqué par des ritualisations qui reviennent après chaque cycle à leur point origine. Tout manquement à cette immutabilité du temps et de l’espace entraîne ces crises de tantrum que j’évoquais tout à l’heure. Les conduites stéréotypées, motrices ou verbales, ont pour une part la fonction de figer temps et espace.
Ces exigences d’isolement et d’immutabilité empêchent l’enfant d’entrer en relation avec son entourage humain et donc de développer les moyens de communication que cela suppose. Les psychologues développementalistes distinguent une intersubjectivité primaire (C. Trevarthen) ou une communication primaire (J. Nadel) fondée sur la capacité à partager des états mentaux avec les partenaires, capacité depuis longtemps désignée par le terme d’empathie dont une des manifestations les plus précoces est l’imitation, dont on sait aujourd’hui qu’elle est présente dès le début de l’existence et qu’elle fait partie des compétences du nouveau-né. C’est, selon l’hypothèse que je propose, au niveau de cette intersubjectivité ou communication primaire que se situerait les racines de l’autisme, pour des raisons qui à ce jour nous restent inconnues et qui sont probablement de natures diverses. Ce que l’on sait, c’est que faute d’avoir pu développer ces niveaux primaires de l’expérience intersubjective, l’enfant ne peut entrer dans des modes de communication plus élaborés, intersubjectivité secondaire décrite par Trevarthen, communication codée et référencée représentée par la langue maternelle.

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Autisme : état des lieux et horizons