Le cadre de la liaison en maternité : le point de vue de la sage-femme
Comment en sommes nous venus à nous intéresser aux TCA à la maternité ? Quel est le dispositif général que nous proposons aux futures parturientes ? Si nous avons toujours eu une psychologue au sein du service, le travail en collaboration s’est véritablement développé à partir de 2010, date à laquelle un pédopsychiatre a rejoint la maternité, à raison d’une matinée par semaine.
Le département mère-enfant de l’Institut Mutualiste Montsouris comprend une maternité de niveau 1, avec une activité d’environ 2100 naissances par an. Entre 10 et 15 % des patientes bénéficient de l’accompagnement par l’équipe de liaison périnatale, dont 5 % dans un contexte de TCA (moins d’une patiente par mois) : antécédent de TCA ou TCA encore actif. Cette collaboration s’applique finalement à toutes les femmes en situation de vulnérabilité psychique, les TCA n’étant souvent qu’une partie émergée de l’iceberg, un symptôme d’un mal être plus profond que partagent bien d’autres patientes. Le rôle de la maternité, des sages-femmes, est de suivre la grossesse, tant sur le plan somatique que sur le plan psychique et de soutenir l’accès à la parentalité, d’où l’importance de repérer précocement les patientes en situation de vulnérabilité psycho-médico-sociale. Aujourd’hui, environ 70% de ces prises en charge débutent dans le prepartum.
Le repérage : où l’on trouve ce que l’on cherche…
Sur quels éléments va-t-on proposer à une patiente de rencontrer la psychologue ou la pédopsychiatre de la maternité : le plus souvent, cela commence à l’ouverture du dossier, sur des éléments objectifs, recherchés par le consultant et confiés par la patiente. Eléments ciblés comme suit : antécédents psychologiques et/ou psychiatriques, dans l’adolescence ou à l’âge adulte, comme un TCA (poids avant la grossesse et calcul de l’IMC systématique) ; bien sûr mais aussi un épisode dépressif, une hospitalisation en psychiatrie, un traitement psychotrope, une autre pathologie psychiatrique. Il y a aussi les patientes sous traitement, ou l’ayant arrêté brutalement en début de grossesse, avec ou sans suivi spécifique. Des patientes avec dans leur histoire des événements de vie difficiles : familiaux, médicaux, obstétricaux, des situations de maltraitance…
Parfois, ce sont les consultants extérieurs qui prennent directement contact avec la maternité pour faire le lien : médecin généraliste, psychiatre ou sage-femme libérale. Récemment les secrétaires, au moment de l’inscription nous ont signalé des patientes en grande difficulté. Ces femmes ont pu alors rencontrer la pédopsychiatre avant même avoir ouvert leur dossier à la maternité. Au fil du temps, le repérage s’est véritablement affiné et chaque acteur de la maternité est devenu investi de cette mission. Le simple fait de savoir que l’on peut proposer une réponse à une patiente, permet d’être davantage attentif à un mal être ou à une demande d’aide et ce à tout moment de la grossesse. C’est la présence au sein de l’équipe obstétricale de la psychologue et du pédopsychiatre qui a permis cette démarche.
Comment se fait le lien ?
Une fois par semaine, la psychologue et la pédo-psychiatre participent au staff obstétrical et un temps est réservé à la présentation des dossiers des patientes repérées au cours des consultations. Un support spécifique a été créé afin que le lien puisse se faire dans de bonnes conditions, sans maladresse ni quiproquo, et en toute transparence. Les patientes sont préalablement informées du passage au staff et donnent leur consentement à être potentiellement contactée par un « psy ». Un document « de liaison » complété avec la patiente qui permet dès le début de faire une transmission fiable et aussi de mettre les patientes en confiance. A l’issue du staff, les patientes sont orientées selon la situation vers la psychologue, le pédopsychiatre, ou une sage-femme de la maternité pour un entretien du 4e mois dit Entretien Prénatal Précoce. Savoir que nous pourrons nous appuyer sur l’équipe de psychiatrie de liaison pour échanger autour des situations nous permet de respecter la réticence de certaines patientes à rencontrer d’emblée un psychiatre. Nous pouvons alors dans un premier temps leur proposer un entretien du 4e mois avec une sage-femme qui fait souvent moins peur.
La liaison maternité-psy ne s’arrête pas là, elle commence
Il ne s’agit pas de confier nos patientes à une autre équipe pour la prise en charge du psychisme mais bien de continuer à collaborer autour de ces patientes pour accompagner simultanément le corps et l’esprit.
C’est pourquoi dès 2011 nous avons mis en place des « réunions de liaison », lassés de nous faire des transmissions entre deux ascenseurs et conscients du bénéfice que chacun d’entre nous pourrait en retirer.
Cette réunion mensuelle regroupe ainsi l’assistante sociale de la maternité, la psychologue, le pédo-psychiatre, une sage-femme de la PMI de secteur, la sage-femme cadre des suites de couches, et parfois des acteurs de structures extérieures ou d’autres membres de l’équipe comme les pédiatres. Chacun apporte son regard sur une situation par le prisme de son métier, afin de réfléchir comment, ensemble, nous pouvons accompagner au mieux ces patientes dans leur complexité et leurs besoins.
Pour les femmes souffrant de troubles des conduites alimentaires, le travail va surtout porter sur la notion de contrôle et de lâcher prise tout en tenant compte des particularités de chacune. S’il y a une période de la vie où l’on ne maîtrise pas grand-chose, c’est bien celle de la grossesse et de l’accouchement, et quoi de plus étrange et déroutant qu’un nouveau-né. L’entretien psychologique ou psychiatrique permet d’ébaucher des pistes que nous essayons ensuite de baliser, chacun selon son approche et ses spécificités ; l’objectif commun étant de proposer une prise en charge personnalisée.
Nous avons pour cela une « boîte à outils » qui ne cesse de s’enrichir au fur et à mesure des besoins de nos patientes :
- Le suivi par une sage-femme à domicile de la PMI ou libérale, pour rassurer sur les petits maux de la grossesse, les modifications et le ressenti corporels.
- Une rencontre avec l’assistante sociale.
- De l’acupuncture, avec des sages-femmes de la maternité, pour traiter les insomnies, l’anxiété, les nausées, les tensions douloureuses etc.
- La préparation à la naissance en groupe ou en individuel, pour commencer à se projeter dans des scénarios possibles d’accouchements, avec en complément de la sophrologie ou de la relaxation.
- Un entretien de fin de grossesse, en individuel ou en couple, où l’on prépare le séjour à la maternité, de la salle de naissance aux suites de couches. Nous reprenons les angoisses particulières, les besoins spécifiques, parlons de l’allaitement, du retour à la maison. Souvent cet échange est accompagné d’une visite de la salle d’accouchement et du service. A l’issue de cette consultation, un « mode d’emploi », rédigé avec la patiente et le conjoint, est inséré au dossier : il facilite le lien avec les équipes de la salle de naissance et de suites de couches.
Le dossier informatisé de la maternité est accessible aux différents soignants ; ce qui permet à chacune d’entre nous de tracer nos entretiens, mais aussi d’avoir accès à l’évolution du suivi obstétrical. Et inversement, l’équipe obstétricale peut s’assurer de la prise en charge et du suivi psycho-social.
Pour un pédopsychiatre : drôles de rencontres à la maternité
L’idée centrale du travail de lien : proposer un dispositif à géométrie variable en fonction des besoins de la future maman, mais surtout en fonction des modalités d’expression de ses besoins. Comme postulat préalable à toute rencontre avec la patiente : le crédit de confiance que nous accordons aux couples quant à leurs compétences à devenir parents. Le but des consultations avec le psychiatre, c’est avant tout d’évaluer, mais aussi d’accueillir, et déjà contenir au sens d’un holding et d’un handling sur mesure.
En quel lieu le pédopsychiatre reçoit-il la future maman ? Emblématique du lien, un box en obstétrique, qui est la plupart du temps dédié aux consultations d’anesthésie. A gauche les étriers, en face un schéma didactique de la colonne vertébrale pour illustrer la péridurale, à droite un flyer de prévention du tabagisme chez la femme enceinte. Dans le bureau mitoyen : la consultation d’orthogénie. Comme si d’emblée la vie flirtait avec la mort. L’accueil remarquable réservé au « psy » à la maternité met en exergue le potentiel de cette équipe à accorder une place à l’autre chez soi, à l’étranger en soi ; peut-être que c’est à partir de là que s’initie le cheminement psychique de toute grossesse. C’est bien en effet avant tout la façon dont nous avons été présentées par la sage-femme ou l’obstétricien, la représentation que l’équipe nourrit du psy qui déjà donne le ton à notre rencontre avec la patiente. Ainsi, la déambulation d’un lieu à l’autre, d’une personne à une autre, dessine une trame à partir de laquelle se fait le tissage institutionnel, à chaque fois singulier. Co-créer un espace dans lequel va pouvoir prendre, s’incarner, s’étirer, prendre forme une temporalité spécifique à la grossesse : donner une place au bébé, comme autre, étranger et familier, anticiper le moment de la naissance, l’accouchement, pouvoir se représenter, imaginer la vie « après »… avec cet enfant.
45 minutes pour l’avis d’un psy
La rencontre avec la femme enceinte naît à l’intersection, d’une part, d’un faisceau d’identifications plurielles que condense la patiente ; et d’autre part de l’équipe que l’on a intériorisée « en soi ». Avoir à l’esprit l’équipe de la maternité c’est la rendre sensible à la patiente. Il y a une équipe pour l’accompagner, facteur sécurisant. C’est aussi pouvoir solliciter ou convoquer tel interlocuteur pour faciliter le lien : il s’agit par exemple d’appeler l’assistante sociale ou la sage-femme, et de leur proposer de se joindre à la consultation pour un premier contact et convenir ensemble d’un rendez-vous. On peut envisager la période périnatale selon différents temps : le temps de la grossesse proprement dite, l’accouchement, les suites de couches et parfois un peu plus tard en post natal. L’objet essentiel de la première rencontre est de proposer un temps d’apprivoisement réciproque afin d’établir une relation de confiance avec des femmes qui présentent le plus souvent une sensibilité extrême au regard et au jugement d’autrui (vulnérabilité narcissique). L’importance du corps dans cette rencontre, du tact et du contact, un touchant-touché : c’est être à l’écoute du corporel, une forme d’empathie sensorielle, qui accorde fonction phatique au langage du corps. « Etre(s) » en présence ; proximité du/des corps : corps désirant/affecté ; corps objet, objectivable, mesurable ; l’intime du corps, et le neutre du corps médical.
Madame V.
Madame V est une jeune femme primipare âgée de 21 ans. Elle a été adressée aux « psy » selon les éléments d’anamnèse suivants : antécédents de TCA relevés à l’inscription et demande émanant de la patiente : par un courrier faisant part de troubles anxieux ; ce qui bat en brèche l’idée que ces patientes seraient invariablement dans le déni de leurs troubles et opposées aux soins. Après présentation de la situation au staff, elle est orientée vers le psychiatre pour une première évaluation clinique en raison de la sévérité des antécédents psychiatriques en particulier des TCA.
Première consultation psychiatrique au 5e mois de grossesse
Il s’agit d’une première grossesse inopinée survenant dans le contexte d’une aménorrhée secondaire évoluant depuis environ 4 années, complication de troubles anorectiques sévères. Mme V pensait être « stérile », et qu’elle ne pourrait jamais avoir d’enfant. D’où un temps premier de sidération et de perplexité après confirmation du diagnostic de grossesse que le couple a malgré tout désiré poursuivre. Dans ses antécédents, la patiente fait part d’un épisode dépressif majeur à 17 ans associé à des troubles alimentaires anorectiques restrictifs sévères qui ont nécessité plusieurs hospitalisations : un « sauvetage nutritionnel » pour état de cachexie sévère (IMC à 11) compliqué d’une bradycardie à 32 battements par minute ; suivi de plusieurs mois en centre de rééducation puis d’une hospitalisation en clinique médico-psycho-pédagogique. Il semble que le conflit majeur qui opposait alors mère et fille se soit apaisé avec la prise de distance imposée par les soins. Mme V a rencontré son conjoint à l’hôpital : ce dernier est en rupture totale avec sa famille depuis un épisode psychotique aigu à 16 ans ; avec au décours un diagnostic de schizophrénie. Et la mise en place d’un traitement neuroleptique antipsychotique au long cours. Arrivés il y a quelques mois en région parisienne, ces deux étudiants n’ont plus de suivi médical.
Le déroulement de la grossesse
L’IMC est à 17 en début de grossesse. Et le bilan sanguin initial découvre une anémie ferriprive d’origine carentielle. Mme V prend 8 kg au premier trimestre. Selon elle les nausées stimulent son appétit. Elle parvient à mieux s’alimenter aussi en « pensant au bébé ». Mme V pose beaucoup de questions qui traduisent probablement un besoin de maîtrise pour circonscrire l’angoisse générée par cette situation inédite et non anticipée ; mais ce questionnement est par ailleurs tout à fait légitime et constitue la base de notre travail. Comment organiser l’arrivée de cet enfant, quels soins lui apporter, quels sont les risques pour le bébé quant aux troubles psychiatriques des parents ? Ces interrogations sont à accueillir, sans forcément donner de réponses immédiates, ce qui pourrait être aussi anxiogène en miroir : avoir une écoute attentive pour soutenir l’estime de soi, soutenir l’accès à la parentalité. Que la femme ne se sente pas jugée, ni stigmatisée. Quelles sont nos modalités de réponse apportée à l’angoisse de la patiente : c’est d’abord de proposer de rencontrer d’une part l’assistante sociale de la maternité, d’autre part la sage-femme des suites de couches. Puis d’esquisser des perspectives d’orientation pour un accompagnement en post-natal : notamment un soutien à la parentalité. Par ailleurs, nous faisons un point médical plus spécifique sur les prises en charges antérieures : compte-rendus d’hospitalisation, examens complémentaires, ainsi que soins dentaires, et ostéo-densitométrie pour évaluer le degré d’ostéopénie compliquant les TCA.
Rencontres avec la sage-femme
Le premier rendez-vous avec la sage-femme de l’équipe à la fin du 2e trimestre permet à Mme V d’aborder ses appréhensions autour de la grossesse et de l’arrivée du bébé, ainsi d’évaluer les conditions du retour à domicile : « flotteurs », dont pourra disposer la future mère à son retour à la maison en postnatal. Repérant que l’intellect est sur-sollicité chez la future maman, une préparation à la naissance avec une sage-femme qui propose de façon associée de la sophrologie lui est préconisée. Le 2e rendez-vous a lieu en présence du conjoint : visite de la salle de naissance et explications sur les indications médicales des forceps, de la césarienne, l’épisiotomie… Mme V exprime la crainte d’un vécu « d’intrusion » incontrôlable. Elle est rassurée sur la transmission par la sage-femme à l’équipe de ses angoisses et de l’importance d’expliquer les gestes, et les décisions obstétricales. Les liens avec la PMI, et avec la puéricultrice de secteur sont réalisés à ce stade là. L’indication d’une chambre seule est également notifiée dans le dossier.
Au 8e mois : consultation de suivi psychiatrique
La patiente exprime le sentiment de porter seule cette grossesse ; elle décrit un conjoint angoissé et préoccupé par ses études. La grossesse est vécue comme un « état de faiblesse auquel elle est résignée » ; et dont elle « ne sortira pas ». Elle a des craintes pour son bébé après la naissance : au moins, dans son ventre, elle le protège. Elle a peur aussi de ne pas pouvoir en prendre soin. Car elle ne sait pas prendre soin d’elle. Elle a conscience que « tout passe par le mental, oubliant le corps », jusqu’à ne plus dormir, et à ne plus s’alimenter. Sont réactivées des angoisses d’intrusion de sa mère et de sa belle-mère. La recrudescence anxieuse s’accompagne d’une résurgence de troubles obsessionnels compulsifs (essentiellement à expression comportementale). Le TCA est stable avec un gain de 23 kg pendant la grossesse. Nous prescrivons des séances d’acupuncture pour apaiser l’angoisse.
Concrètement, sont précisés aussi avec le couple : la nécessité de choisir un médecin généraliste ; l’intérêt d’un suivi du couple autour des interactions avec le bébé en post-natal ; les lieux d’accueil d’urgences psychiatriques de proximité en cas de besoin (notamment pour le conjoint) ; la présentation du fonctionnement d’une unité mère-bébé et des conditions de recours possible.
Le travail est déclenché pour un terme à 41 semaine d’aménorrhée. Mme V accouche par voie basse d’une petite fille. L’hospitalisation en suites de couches est prolongée à 5 jours au lieu des 3 habituels afin de permettre une évaluation globale avant le retour à la maison de l’état psychique des parents et de la qualité des premières interactions avec le bébé. C’est aussi surtout un temps de travail de contenance par l’équipe de suites de couches. La consigne est rappelée de bien entourer les deux jeunes parents ; de prendre un grand soin dans les observations et l’attention prodiguée à la maman ; dans un souci constant de continuité. Le père est très présent. A J 5, lors de l’évaluation psychiatrique précédant la sortie, l’état de tension et d’agitation du conjoint est d’emblée perceptible. Mme est très calme avec lui, tout en nous sollicitant. Un entretien clinique avec le père seul nous semble nécessaire. Il est manifestement très angoissé avec une recrudescence d’une symptomatologie délirante à thématique persécutive. Il demande des soins et accepte d’être orienté vers le centre d’accueil psychiatrique de proximité. Pour conclure, c’est ici une situation quasi idéale où la future maman demande de l’aide et semble pouvoir se saisir des outils que nous lui proposons. Elle nous paraît particulièrement sensible à l’étayage et à la contenance de l’équipe. Comme la petite fille sage, l’excellente élève, la compagne attentive, Mme V serait la patiente modèle. Une « trop » bonne patiente qui nous donne satisfaction, mais à quel prix ?
Exemples de coopérations psy-obstétricales dans le contexte de TCA : le cas particulier du choix de la voie d’accouchement
Mme P : césarienne sur indication psychiatrique
Mme P a 34 ans, c’est sa première grossesse. Elle souffre de TCA depuis l’âge de 15 ans (IMC min 11,3) ; avec plusieurs hospitalisations entre 15 et 22 ans ; l’anorexie restrictive pure évolue vers l’anorexie-boulimie avec vomissements et hyperactivité. Mme P n’a plus de suivi spécialisé depuis 4 ans. Aux TCA s’ajoute une dépendance à l’alcool. On note par ailleurs une anémie macrocytaire à 10 g/dl. L’IMC est à 17 en début de grossesse. L’aggravation des troubles alimentaires se complique d’une hypokaliémie sévère. La grossesse est vécue comme une « injustice », source de contraintes et d’interdits : une « sale bête ». Les propos crus, sans filtres, les projections négatives sur l’enfant à venir témoignent d’un vécu persécutif et d’une ambivalence non liée. La patiente fait part de représentations terrifiantes de l’accouchement voie basse sans prise de distance possible : ainsi le bébé va détruire sa sexualité, ou encore l’épisiotomie est assimilée à une mutilation sexuelle. Mme P esquive les propositions de rendez-vous avec la sage-femme de l’équipe et demande instamment une césarienne. Après discussion au staff, une consultation conjointe psychiatre/obstétricien est proposée à la patiente pour décider de la voie d’abord. Une césarienne sera programmée pour indication psychiatrique. Lors du dernier mois de grossesse, s’ébauche un semblant de lien mère-bébé et la patiente peut enfin faire connaissance avec l’équipe pédopsychiatrique de son secteur.
Mme N : césarienne sur indication médicale
Deuxième grossesse chez une femme âgée de 31 ans.
Lors de la première grossesse, Mme N. avait souffert de douleurs en prénatal, qui s’étaient majorées en postpartum. Le diagnostic tardif plusieurs mois après l’accouchement de fractures multiples du bassin sur ostéoporose sévère avait été posé par un rhumatologue depuis un an à la retraite. La surveillance et la prise en charge de l’ostéoporose se sont alors interrompues. Mme N exprime la crainte de vivre à nouveau de telles douleurs. Elle ne fait aucun lien avec les antécédents d’anorexie mentale sévère ; par ailleurs toujours d’actualité et associée à une hyperactivité physique, et des troubles anxio-dépressifs sévères. La priorité a d’abord été d’alerter l’équipe obstétricale sur l’évaluation du risque de récidive fracturaire (aucune raison pour que l’ostéoporose ait disparu ou même régressé). La concertation entre nous, et la rapidité de réponse donnée à la future maman, ont un effet rassurant. C’est alors que cette mère peut s’autoriser à évoquer ses difficultés relationnelles avec son premier enfant, et en particulier les difficultés avec l’alimentation (pour l’une comme pour l’autre, dessinant déjà l’amorce d’un lien d’emprise réciproque).
Anorexie mentale et retard de Croissance Intra-Utérin (RCIU) : Mme M.
Première rencontre dans l’urgence, sollicitée par la sage-femme qui fait alors une échographie de surveillance aux explorations fonctionnelles : Mme M s’est effondrée en pleurs quand lui a été prescrit le repos en raison d’un retard de croissance intra-utérin (RCIU) du bébé. Elle doit ajourner ses vacances… puis elle craint que son enfant ne la rejette, car « il n’a pas ses gènes »…
Dans la salle d’attente. En plein mois d’août, une seule personne attend. Je n’imagine pas du tout au premier regard que ce soit la dame dont il était question au téléphone. A première vue : IMC aux alentours de 15, au 3ème trimestre de grossesse. Mme M est une femme âgée de 47 ans. Elle vit avec une fille adolescente qu’elle élève seule depuis sa naissance. Pour cette grossesse, elle a eu recours à la Procréation médicalement assistée (PMA) : fécondation in vitro (FIV) avec double don (ovocytes et spermatozoïdes). Les troubles anorectiques évoluent depuis l’adolescence, dans un déni de la maladie, tous soins étant perçus comme intrusifs et persécuteurs. L’examen clinique fait le constat d’un tableau de dénutrition sévère chronique. Mme M se sent « faite pour être mère » et « investie d’une mission maternelle ». Destin irrésistible. Elle alterne entre moments d’exaltation et moments d’effondrement narcissique où elle témoigne d’un sentiment de grande solitude et d’un vécu abandonnique. A l’issu d’un long entretien, elle accepte d’initier un accompagnement médico-psycho-social.
La rencontre un peu plus tard avec la sage-femme de l’équipe de liaison permettra un transfert non sans mal en maternité de niveau 2 proposant une prise en charge pédiatrique (dans le contexte de RCIU) adaptée au décours de l’accouchement. Les liens étroits intra et inter institutionnels, entre sages-femmes et obstétriciens des deux maternités ; entre les psychologues de liaison et pédopsychiatres… ont sans doute favorisé la création d’un environnement sécurisant pour la patiente comme pour les équipes obstétricales.
Le point de vue du psychologue : le travail de liaison en maternité avec les patientes souffrant de TCA
Le travail de liaison est le fil conducteur de la pratique du psychologue et du psychiatre à la maternité.
La liaison, c’est un pont, un passage, une articulation. Il y a tous types de liaison mais notre propos va être centré sur la liaison en interne au sein de la maternité et la liaison vers l’extérieur avec nos partenaires de soin.
Le lien intra-institutionnel
A l’intérieur de la maternité, la liaison est représentée par les allers-retours entre les professionnels du somatique et du psychique qui constituent un maillage autour de la patiente, autour de ses besoins. Ce travail est bien différent d’une partition qui se ferait sans lien entre le travail de la psychologue, de l’assistante sociale et de la sage-femme, du pédiatre… Il y a une cohérence de l’accompagnement autour de la problématique de la patiente, entendue par tous et auxquels nous répondons chacun avec nos spécificités professionnelles.
Ce travail de liaison ne pourrait pas se faire sans une équipe obstétricale sensibilisée à la prise en compte de la dimension psychique dans l’accompagnement des femmes enceintes. Notre confiance commune permet aux intervenants qui sont au premier plan dans la rencontre avec la patiente de repérer des signes de fragilité et de vulnérabilité, de pouvoir les partager avec la patiente et avec les psy et ainsi de nous adresser la patiente, avec déjà un pré-transfert. Le consultant donne aux psys des éléments de son vécu, précieux pour la meilleure compréhension de la patiente, à son tour le psy donne du sens à ces éprouvés à la lumière de la problématique psychopathologique ; ainsi le consultant pourra trouver la position la plus ajustée pour prendre en charge la future parturiente. L’effet de contenance se joue à plusieurs niveaux, comme l’image des poupées russes : contenance de la patiente qui se sent entendue et accompagnée par le somaticien qui l’adresse au psychologue ; contenance du somaticien qui pourra avoir l’aide du psychologue sur la prise en charge de cette patiente difficile ; contenance du psychologue qui pourra s’appuyer en retour sur le somaticien à l’écoute de besoins plus spécifiques du patient.
Ces jeux d’enveloppes, nous les avons observés au cours de ces dernières années notamment dans l’évolution des demandes de l’équipe. La charge d’angoisse a diminué : l’équipe fait moins appel dans l’urgence au psychologue, elle est moins souvent débordée par la situation qu’elle rencontre. Elle peut aussi respecter la temporalité d’une patiente qui n’est pas prête à consulter le psychologue malgré la souffrance et les difficultés apparentes. Le travail indirect du psychologue prend ici tout son sens, de par l’effet de contenance généré, le consultant n’est finalement pas seul avec la patiente et son ressenti. En salle de naissance et en service de suites de couches, les compte-rendus de liaison, précisant des recommandations pour la prise en charge de la patiente, constituent une véritable aide pour l’équipe, et sont le contraire d’une stigmatisation de « la patiente psy » qui est compliquée et de fait va nécessiter plus de temps.
Le lien inter institution
Quand nous recevons une femme enceinte nous avons en tête bien sûr notre accompagnement dans le temps de la grossesse mais aussi d’emblée le travail d’anticipation d’une prise en charge dans le postnatal, notamment autour des interactions mère-bébé. On sait que dans la majorité des cas nous devrons passer le relais à des équipes extérieures. Ce positionnement est essentiel : on sait que le transfert de la patiente enceinte est intense, et toute la difficulté est d’être présent sans devenir indispensable afin de permettre la poursuite d’un accompagnement dans un ailleurs. C’est un transfert du transfert qui se construit à plusieurs niveaux : entre psys, sages-femmes, puéricultrices, assistantes sociales, du pédiatre de la maternité aux pédiatres de ville… Le lien solide de confiance avec nos partenaires est garant de cet entrelacement de compétences. Il est le résultat d’une élaboration dans la durée : création notamment des réunions de liaison auxquelles sont conviées les équipes des structures pédopsychiatriques et de la PMI ; développement d’un réseau de sages femmes libérales ; travail constant de lien que nous poursuivons par des échanges téléphoniques et par mails.
Ce travail de liaison entre l’intérieur et l’extérieur, pourrait évoquer la dialectique du vide et du plein, de ce qui rentre et de ce qui sort, du dedans et du dehors, décrite chez les femmes souffrant de TCA. La grossesse est un facteur de déstabilisation. Le travail de contenance explicité auparavant des différents professionnels de la maternité pourrait représenter le ventre plein ; l’institution maternité, comme un utérus, qui pourra accueillir le ventre vide au moment de l’accouchement et en suites de couches, puis donner naissance à la triade mère-père-bébé. C’est ce même travail de liaison qui a anticipé la sortie et confie cette triade à l’extérieur. C’est une forme d’aire transitionnelle que nous proposons aux patientes, entre le dedans et le dehors, entre le ventre plein et le ventre vide, entre l’institution maternité et les autres lieux de soins externes. Cette aire intermédiaire reliée par une sorte de cordon ombilical, et quand les fruits de la liaison sont mûrs, on peut alors couper le cordon et une autre histoire débute hors des murs de la maternité.
Etre psy à la maternité c’est recevoir une future mère et non une patiente anorexique
En effet, nous rencontrons la patiente avec, présente à l’esprit, cette parentalité en devenir, et non le trouble alimentaire ou autre symptôme. Replacer ce dernier dans le contexte de la grossesse est souvent l’occasion pour ces patientes d’être moins sur la défensive. L’équipe se positionne du côté de cette identité de future mère et notre travail trouve son fondement autour des capacités mobilisables de ces femmes. Compétences maternelles mobilisables, car en miroir c’est ce qui se joue dans la relation de contenance maternelle de l’équipe, dont la patiente fait l’expérience, et qu’elle pourra, à son tour nous l’espérons, déployer dans la rencontre avec le bébé.
Les patientes souffrant de TCA gardent souvent les traces de premières expériences avec des vécus d’intrusion, de dépendance, d’empiètement, où la bonne distance a fait défaut. C’est l’occasion ici d’un pari nouveau. C’est l’ouverture psychique de la grossesse qui nous l’offre, les femmes enceintes le disent très bien : « ce que j’ai supporté pour moi, ce qui m’angoisse, ce qui me fait souffrir, ce qui m’a inhibé, empêché dans le lien à l’autre, tout cela je ne voudrais pas le transmettre à mon bébé ». Pour lui, elles sont capables de mettre au travail leur histoire, qui passe aussi par l’identification au bébé qu’elles ont été et la volonté de se construire avec distance vis-à-vis de leurs premiers objets d’investissement. La temporalité de la grossesse est un levier thérapeutique tout à fait précieux ! Et que l’on observe au quotidien.
Une autre liaison qui est travaillée est celle du corps et du psychisme. La meilleure illustration en est la conséquence de notre coopération : lors de la consultation avec la patiente, le psychologue a en tête l’équipe obstétricale ; et inversement, l’équipe obstétricale a en tête les psys. C’est tout l’intérêt de travailler au sein de la maternité et non comme psychologue à l’extérieur de l’institution.
Nous pouvons faire plusieurs rapprochements entre la grossesse et l’adolescence : les changements corporels, psychiques et identitaires. L’adolescence marque très souvent le début des troubles alimentaires. La grossesse va réactiver chez les patientes la mise à mal d’un désir de toute puissance du psychisme sur le corps. Cette défense contre le risque d’effraction est éprouvée aussi bien par la patiente anorexique qui refuse de s‘alimenter, pour éviter le mauvais de rentrer, que par la patiente boulimique qui se construit une barrière contre l’extérieur menaçant. Là encore, le travail de contenance vise à accéder à une forme de lâcher prise chez ces patientes qui ont l’habitude de se protéger par le contrôle.
En effet, l’équipe propose des espaces où le corps au travers de ses sensations pourra trouver un moyen de se vivre et de se dire différemment : relaxation, sophrologie, acupuncture ou encore ostéopathie. L’entretien de fin de grossesse tient lieu de pont entre ce qui s’est dit dans les consultations psychologiques et ce qui va se jouer avec les équipes de salle de naissance et de suites de couches. En accord avec la patiente, elle fait un travail de traduction entre les problématiques psychiques et l’attitude à adopter par l’équipe. Cette dernière peut anticiper et accepter les craintes d’effraction exprimées par la patiente. Elle pourra construire des moyens pour les contenir en ayant une position rassurante.
Nous avons observé que chez les patientes ayant bénéficié de ce travail de prévention, l’accouchement et le séjour en suites de couches se passent bien et qu’il n’y a pas de complications obstétricales ou somatiques. Les césariennes en urgence sont quant à elles moins importantes que dans la moyenne. C’est une observation intéressante, qui pourrait être plus explorée dans un travail de recherche, mais qui souligne déjà combien le travail de parole, de confiance, de contenance porte ses fruits à un niveau corporel aussi.
La continuité du lien face aux projections et au risque de rupture
Un bénéfice direct d’être plusieurs soignants, c’est la possibilité de diffracter le transfert. D’autant plus pour des patientes qui se sentiraient au piège d’un lien trop étouffant, de dépendance ou d’emprise. Cela permet aussi de résister aux projections et de les penser ensemble afin de les relier. La patiente peut projeter de l’agressivité sur le mauvais médecin, le mauvais psy, la mauvaise sage-femme, et en miroir l’on peut ressentir du rejet ou de l’agacement envers cette patiente qui par son attitude ou dans ses propos ne semble pas prendre soin de son bébé. Cette mise en sens à plusieurs permet de ne pas tomber dans le piège du clivage entre les équipes, au risque d’une rupture des liens avec la patiente mais aussi entre nous. Elle permet une relance différente des investissements chez la patiente qui observe la continuité de nos liens malgré tout, nous supportons ses attaques sans être détruit, ce qui vient d’elle n’est peut-être pas si dangereux alors ? La patiente peut ainsi assouplir ses représentations en tout ou rien, clivées entre bonne et mauvaise mère et trouver quelque chose en elle de plus nuancé.
Il est malheureusement des limites à cette liaison. Malgré tout le travail de prévention, il y aura toujours des situations qui nous échapperont, des patientes qui nous imposeront leur déni, d’autres qui seront dans le refus massif de rencontrer l’équipe psy, d’autres qui auront accepté notre accompagnement mais qui mettront en échec le travail avec nos partenaires extérieurs.
La liaison nous demande de rester humbles, de sortir d’une illusion groupale de toute puissance. Nous mettons à disposition des femmes une proposition d’aide dont elles pourront se saisir ou non, il faut parfois accepter cette énigme qu’il n’y aura pas de suite, ou que nous ne la connaîtrons pas ; respecter cela c’est aussi donner la possibilité à ces femmes de faire l’expérience d’un accompagnement plus tard et avec d’autres en fonction de leur temporalité. Et cela au lieu du risque d’imposer le recours au psy, en fonction de nos propres angoisses, et ainsi d’entraver une possibilité d’ouverture psychique future.
Pour conclure, nous emprunterons à Winnicott sa célèbre phrase « un bébé tout seul ça n’existe pas », car vous l’avez bien perçu : « un psy tout seul en maternité ça n’existe pas ! »