Annie était une grande dame de la psychanalyse de l’enfant. Lorsque, dans une vie, on a la chance de rencontrer une personne comme Annie, on conserve pour toujours la trace du contact singulier qui s’est établi. Annie était une femme très attentive au contenu latent de ce que l’on pouvait lui transmettre, ses pensées galopaient, sa fermeté était enveloppée par une voix chaleureuse, particulière, qui est inoubliable. En me remémorant ces années de travail à la SEPEA où nous nous sommes retrouvées régulièrement avec Florence Guignard, son amie de longue date, ce qui demeure, ce qui fait force d’identification, c’est l’esprit indépendant d’Annie. Elle avait une liberté de pensée qui nous conduisait à engager des débats qui souvent ouvraient de nouveaux champs de réflexion. Annie était une femme déterminée, éprise de vérité, mouvement qu’elle partageait profondément avec ses contemporains, son mari Didier Anzieu et leur fille Christine Anzieu-Premmereur qui le transmet également. En fait, une famille éprise de liberté de pensée et de créativité.
Si l’on revient aux travaux d’Annie, à ses découvertes de l’âme enfantine, elle s’est beaucoup intéressée aux différentes expressions non verbales chez l’enfant, pour toujours ajuster ses mouvements contre-transférentiels. Son intérêt pour les assemblages psychiques produits par le dessin et le jeu a fait l’objet de deux ouvrages. Un premier ouvrage à propos du travail du dessin en psychothérapie de l’enfant, qu’elle a dirigé avec ses collègues de la Salpêtrière, Loïse Barbey, Jocelyne Bernard-Ney, Simone Daymas et Elisabeth Dejours. Elle a créé et animé un groupe de réflexion sur les modes d’interprétations du dessin dans la psychothérapie de l’enfant. Et je dois dire que j’aimerais lui parler de ce travail, le mettre en débats à l’heure où d’autres modes de pensée se sont développés. D’ailleurs, comme le rappelait A Green en 1995 lors d’un hommage à Frances Tustin, « Je pense que le meilleur hommage qu’on puisse rendre à quelqu’un qui est disparu n’est pas de répéter ce qu’il a dit, mais de le discuter comme s’il était là, car au fond les œuvres écrites qu’on nous laisse sont des œuvres de pensée, des œuvres pour penser, et des œuvres qui doivent être continuées par la discussion de ce qu’elles ont soulevé en nous » 1. Je crois que Annie y aurait été effectivement sensible, alors continuons à débattre des thèmes qui la passionnaient, et qui connaissent de nouveaux approfondissements.
Donc, pour montrer la richesse et la profondeur de la pensée d’Annie, je vais reprendre son récit d’un cas d’autiste dans le premier ouvrage consacré au dessin. Annie y raconte comment elle a travaillé avec un enfant autiste de 5 ans et demi, Benoît, audimutique, avec un regard égaré, un corps enraidi et qui était devenu très agressif dans le service de la Salpêtrière où il était hospitalisé. Le médecin ne savait plus quoi faire de ce garçon, dans quel sens se diriger. Il avait tenté une dernière chance en le conduisant vers Annie Anzieu. Elle l’a reçu 4 fois par semaine, à la même heure pour qu’il puisse construire des repères dans le temps et dans l’espace. Dans un premier temps, elle cherche à mobiliser son attention. Elle trouve matière à assemblages, elle présente la pâte à modeler qui fait son effet, Benoît s’en saisit mais s’installe dans un mouvement répétitif, en modelant de longues ficelles. Annie ne se contente pas de ce réinvestissement qui pourrait s’enliser, elle dynamise le transfert en s’appuyant sur son contre-transfert, elle construit devant lui un personnage en pâte à modeler. Elle lui met sous les yeux, dit-elle, elle capte le lieu qui organise les mouvements de projection et d’introjection, son regard et peut-être son mode d’investissement de sa vision également. Les liens d’échanges qui étaient chez Benoît, aux arrêts, pétrifiés dans l’enraidissement psychique et corporel s’animent face à la proposition d’Annie. Un modèle d’assemblage pulsionnel et émotionnel est sollicité chez Benoît, il y répond, il entoure soigneusement la tête, les oreilles, la bouche puis tout le corps du bonhomme avec des bandelettes qu’il avait roulées sous ses doigts, ceci au grand émerveillement intérieur d’Annie.
Annie avait gagné une première bataille, réincarnée par les mouvements transférentiels. Un espace de création en double, dans un cadre pare-excitant du fait des repères donnés par la thérapeute s’est créé. Benoît a construit une momie, commente Annie, qui rend les portes du corps inutilisables pense-t-elle. Si nous pouvions reprendre cet échange avec Annie, nous pourrions lui dire que Benoît a besoin de passer par cette première géographie identificatoire, des premières limites entre dedans et dehors. Mais Annie ne se décourage pas face aux projections de Benoît vers le retour à l’inanimé. Elle relance le mouvement en dessinant un bonhomme, elle lui donne un visage, elle rend utilisable la première sphère d’échange, le tête à tête elle reconnecte les zones érogènes et l’investissement des autoérotismes. Le sadisme primaire est ainsi partagé par Annie et Benoît, tout comme Mélanie Klein avec Dick ou Frances Tustin avec John. Annie a emprunté ce chemin contre-transférentiel tortueux imposé par les réinvestissements parsemés d’embuches de ces articulations et des traces du repli autistique. Relancer l’assimilation des clivages sensoriels de base et réduire peu à peu les confusions de zones érogènes produisent leurs effets. Benoît s’est mis à parler dans le service, mais il a conservé encore quelques temps le mutisme pendant les séances. Annie a rencontré ses parents qui constatèrent l’évolution de leur fils, qu’il voyait pendant les week-ends, une petite sœur était née, Annie qui avait relié dans ses interprétations auprès de Benoît les liens entre le bébé et l’analité (le bébé-caca), montre dans son récit avec toute la modestie qui la caractérisait, combien elle traquait toujours au plus près la vérité transférentielle, tout en demeurant très mesurée et très prudente dans ses interprétations. En relisant cette vignette clinque des années 90, le regret de ne pas avoir suffisamment parlé avec elle de ces expériences renouvelées auprès de ces jeunes patients, toujours uniques, peut nous avertir sur la prise de conscience du temps qui passe et nous inciter à relire, à échanger avec les plus jeunes collègues autour de cette clinique incarnée par la recherche de l’authenticité contre-transférentielle, gage de liberté et d’intimité avec le patient. Comme le rappelait Didier Anzieu qui voulait rendre hommage à sa femme, à leurs échanges dans un article : Comment devient-on Mélanie Klein, je reviendrais sur la formulation : Comment devient-on Annie Anzieu ? A toi pour toujours très chère Annie.
Hélène Suarez Labat
Note bibligraphique
1. Green A. (1995) « L’Empathie théorique en dépit des différences dans la pratique » in Bulletin du Gerpen, Vol. 32, Nov 1995.p.64.