Il existe bien une particularité de la pratique de l’entretien au téléphone. Quelles que soient les techniques utilisées dans l’entretien téléphonique, les courants d’inspiration divers s’appuient sur les théories de la relation d’aide, de la communication, de la psychologie, de la psychanalyse. La plupart des services de la téléphonie s’inspirent de différents courants. Les écoutants ont souvent une pratique enrichie de ces différentes approches. Ils puisent dans l’une ou l’autre selon le public, la thématique, la structure dans laquelle ils travaillent et la situation évoquée par l’appelant. Les missions du dispositif téléphonique déterminent le cadre des pratiques.
Le soutien par téléphone existe depuis de nombreuses années. À l’École des Parents et des Éducateurs, en 1971, Inter-service parents a été pionnier en la matière en s’adressant aux familles. À sa suite, Fil santé jeunes et Jeunes violences écoute ont fait de l’écoute des jeunes une spécificité. Depuis leur ouverture, ces numéros rencontrent un fort succès auprès de la population, réalisant une moyenne de 893 entretiens par jour en 2006. L’entretien par téléphone, dans l’anonymat, sur ces lignes offre des possibilités d’aide par des tiers inconnus, mais reconnus compétents. Nous nous pencherons ici plus spécifiquement sur l’écoute pratiquée par des psychologues et des médecins. Celle-ci invite à la reconnaissance et à la confiance. Le terme de téléphonie clinique est avancé comme conséquence du type de travail réalisé par les professionnels formés à l’écoute. Le terme “clinique” vient du latin clinicus employé sous une forme substantivée : clinice, “médecine exercée près du lit d’un malade”. Les mots latins sont calqués sur le grec klinikos. Mot lui-même dérivé de kliné : le lit, et de klinein : pencher, incliner. Au début du XVIIe siècle, l’adjectif qualifie la personne qui, étant malade, garde le lit, et aussi la médecine pratiquée au chevet du malade. Puis ce sens est passé à l’adjectif dans “médecine clinique”, et “examen clinique” ou “signe clinique” avec la valeur de “qui s’établit d’après l’observation directe du malade et non d’après la théorie”. Ainsi, les observations cliniques en psychologie sont celles qui sont recueillies au décours d’entretiens avec des patients ou des analysants ; il s’agit d’être à l’écoute comme d’être au chevet.
La clinique est un impératif éthique si l’on veut reprendre un fil d’interrogations sur la théorie et la pensée freudienne. La psychopathologie ne peut se concevoir que comme une théorisation articulée étroitement avec la pratique clinique. L’étymologie du mot “clinique”, dans le sens de Kliné, le lit, retrouve sa pertinence dans sa variante du divan, où l’analyste et non plus le médecin se penche sur le divan et prête une oreille attentive aux dires de l’analysant. Au téléphone, le clinicien est tout ouïe aux propos de l’appelant qu’il peut relancer, aider à verbaliser, à associer, à interpréter au fil des mots en le soutenant, le contenant dans une approche sécurisante. Si l’on reconnaît ainsi l’existence d’une clinique psychanalytique qui continue d’être vivante et qui permet de revalider par l’expérience un certain nombre de concepts élaborés par Freud, peut-on, ose-t-on par extension parler d’une clinique du téléphone, de téléphonie clinique ?
Le téléphone est un média qui permet de s’essayer à la parole, d’établir une relation en supprimant la présence physique de l’interlocuteur, mais aussi son regard. Le temps d’un entretien au téléphone avec un interlocuteur formé est un temps “hors circuit”, un entredeux entre la sphère publique à laquelle tout un chacun est intégré et la sphère privée où les difficultés existentielles sont prégnantes. On pressent pouvoir y exprimer des revendications irrationnelles : “Sa mort est injuste…”, “Pourquoi est-ce que ça m’arrive à moi ?”, “Je n’en peux plus, je fais tout ce qu’il faut mais je replonge toujours…” et reprendre pied dans la réalité à la fin de l’appel. Être reconnu dans sa globalité avec ses pensées cachées soulage. Le sujet est mis au centre de sa vie et de ses décisions. En prise à des souffrances d’ordre divers, les appelants font appel à ce que Stéfan Jaffrin, dans son livre Les Services d’aide psychologique par téléphone (1992), a nommé une “télémaintenance du psychisme humain”.
L’utilisation du temps au téléphone est différent du temps du face à face. Pas de préambules au téléphone, la thématique contenue dans le nom de la ligne facilite l’énonciation du problème de l’appelant. Bien sûr, certains n’osent pas dire de quoi il s’agit, hésitent, cherchent leurs mots. L’entretien dure peu, il peut aussi s’interrompre en un instant. L’appelant est dans la maîtrise de l’entretien. Si le téléphone permet de toucher le cœur d’une problématique très vite, des limites sont à penser dans l’écoute en elle-même. Jusqu’où écouter et qu’écoute-t-on ?
L’originalité des pratiques récentes d’écoute au téléphone ouvre un champ de réflexion large et encore peu théorisé. Au téléphone, il est plus facile de parler de soi, d’évoquer les sujets les plus intimes, de se laisser aller à des confidences mais aussi de questionner avec insistance, avec moins de gêne et de pudeur. Les questionnements à propos des difficultés relationnelles, du mal-être sont évoqués librement, sans honte. Les appelants “osent”, il est alors plus facile pour eux de se mobiliser pour affronter une situation douloureuse, conflictuelle ou simplement inconnue et au minimum de la dédramatiser. Ils livrent leurs appréhensions, leurs peines, avouent leur déprime, leurs idées noires, voire leurs idées suicidaires. Ils choisissent de s’adresser à un professionnel psychologue garant d’un espace intime et contenant. Ils se confient à cet adulte proche et distant, accueillant, compréhensif.
Dans un appel, l’écoutant parle à un anonyme, autant dire à n’importe qui. L’un comme l’autre des interlocuteurs sont, en quelque sorte au sens figuré comme au sens propre, dé-personnalisés. Et pourtant, l’appelant sollicite l’écoutant, lui demande une réponse personnelle dans laquelle ce dernier s’engage. Ainsi l’écoutant énonce-t-il sa propre subjectivité en interrogeant et en proposant des pistes de réflexion. Alors s’opère une bascule qui fait que l’écoutant devient une personne incarnée dans le discours et sans doute dans la représentation de l’appelant. Ainsi l’anonymat, tout en étant tout à fait respecté, se transforme-t-il en une relation incarnée, sorte de personnalisation de la voix qui devient unique et singulière. L’anonymat ne nie plus la personne. Ce serait d’ailleurs une des particularités de la téléphonie clinique que cette personnalisation, cette incarnation de l’autre malgré son absence (il n’est pas présent physiquement) et malgré sa non-nomination. Cette confiance, accordée à la voix et à la parole de l’autre invisible et inconnu, s’instaure la plupart du temps assez vite. Elle repose sur des éléments verbaux et infra-verbaux, aussi étonnant que cela puisse paraître. Il se perçoit plus que des mots au téléphone. Un sourire, une crispation, un agacement, une émotion s’entendent. L’ambiance proche et lointaine est perçue. Ce climat s’installe en quelques minutes, alors qu’il faut parfois plusieurs mois ou années pour l’obtenir dans une relation thérapeutique. Toutefois, il serait erroné d’assimiler ce lien au transfert opérant dans la thérapie. Si l’entretien avec un professionnel de l’écoute a des effets potentiellement thérapeutiques, l’anonymat participe de l’impossibilité à entamer un vrai travail de psychothérapie par téléphone. Il autorise à un franchissement de la barrière de la parole. Un énoncé qui, sous couvert d’anonymat, a pu enfin ouvrir la parole avec d’autres interlocuteurs, ailleurs que dans la réalité où l’on existe en se nommant.
L’interlocuteur qui écoute “bien” est au plus près de la parole de l’autre, attentif, en attente d’un signe ou d’un message. Il écoute à plusieurs niveaux. Tout d’abord et d’évidence à celui du discours manifeste où l’écouté se dévoile par ses interrogations directes. De multiples développements peuvent se faire à partir de ce premier niveau d’écoute, qui parfois se réduit à un échange d’informations. Ce premier degré demeure essentiel et existe dans tous les types d’échange interhumains. Chacun est libre, dans une pratique courante de l’écoute, de prendre en compte ce qui dans le discours n’est pas énoncé, à savoir les nombreux éléments qui enveloppent le message émis : par exemple, les caractères de la voix, les messages adressés par l’environnement immédiat. Ces éléments infra-verbaux concourent à la compréhension de ce qui ne se dit pas et viennent parfois en contradiction avec le message verbal émis. Soit celui qui entend les contradictions reprend les messages et en tient compte dans la relance de l’entretien, soit il les relève, mais décide de les garder pour lui. Ainsi, celui qui écoute peut “entendre ailleurs” ce qui est dit. Il note dans sa posture clinique quelque chose et son contraire énoncés dans le même temps, à l’insu de celui qui parle. Cette écoute, décalée, distanciée, clinique, permet non pas d’entendre au pied de la lettre tout ce qui est dit, mais d’entendre dans les mots ou au travers des mots, sans oublier qu’ils n’ont pas pour tous la même signification. Cette écoute au-delà des mots, pratiquée par les professionnels des services d’aide par téléphone, a des traits communs avec une écoute psychothérapeutique ou psychanalytique. Il est toutefois nécessaire d’opérer une distinction. La psychothérapie travaille à long terme, sur la reprise de l’histoire singulière du patient qui l’amène à projeter sur la personne du thérapeute ou de l’analyste un certain nombre de motions affectives. Aussi parle-t-on de transfert. Au téléphone, très vite l’appelant qui a commencé à verbaliser une problématique va se répéter. Or, si ce principe de répétition, dans le but d’élaborer la pensée et la métabolisation des affects, tient dans un cadre de face à face construit pour cela, au téléphone le dispositif ne le permet pas. Le temps qui se réinscrit dans la réalité et la rencontre à nouveau programmée sont les conditions nécessaires pour accomplir un travail psychothérapeutique.
L’écoute dans la relation téléphonique est une écoute ponctuelle de l’immédiateté. Elle peut être clinique sans la qualifier de soignante comme dans une cure psychanalytique. Pas d’avant, pas d’après, ni suite, ni suivi, il ne devient plus possible d’interpréter ou d’utiliser les quelques éléments de l’histoire qui ont pu être livrés dans une autre séance, dans un ailleurs que le moment présent. L’écoute au téléphone peut être aussi une réponse à l’urgence, à la pulsionnalité et à la fragilisation du moi en situation de crise. Elle réinjecte du temps et une certaine linéarité temporelle. L’écoutant accompagne le sujet au centre de ce qu’il vit, il apporte un étayage aux choix de l’appelant et le soutient dans ses démarches tout en donnant des informations et un message de prévention individualisés. La téléphonie permet une dialectique entre l’intime et le social, c’est-à-dire la sphère publique, entre l’internalité et la réalité de la vie quotidienne. C’est dans le moment ponctuel de l’entretien que s’exerce le sens clinique. L’écoute par téléphone présente ainsi les qualités d’une écoute clinique, elle est facilitatrice, passerelle vers. En conclusion, la pratique montre la nature intime de la relation qui s’instaure très vite au téléphone. La notion d’immédiateté, le repli derrière l’anonymat, la distance de la voix au téléphone autorisent à se dire et à évoquer, souvent dans l’angoisse, les différents points de sa problématique. L’élaboration est alors rendue possible par une écoute, un échange qui autorisent à parler de téléphonie clinique.