Où donc ton âme, où donc ton bras trouveront-ils le courage de porter au cœur de tes enfants les coups d’une horrible audace ?
Introduction
Texte de loi : « Pour une interruption médicale de grossesse pour raison fœtale : elle ne peut se faire qu’à la demande de la femme enceinte, après avis du Centre Pluridisciplinaire de Diagnostic Prénatal (agréé par l’Agence de la Biomédecine) et si deux médecins de ce Centre attestent qu’il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection de particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. Hors urgence médicale, la femme se voit proposer un délai de réflexion d’au moins une semaine avant de décider d’interrompre ou de poursuivre sa grossesse. »
Derrière ces deux phrases du texte de la Loi française encadrant la pratique de l’IMG2, se dissimule un territoire fait de sidération, d’angoisses et de vertigineuse responsabilité dans lequel sont brutalement projetés les couples, les femmes, à qui la médecine fœtale vient d’asséner la plus terrible des annonces. Si l’échographie participe à l’objectalisation du fœtus, l’annonce d’un handicap ou d’une malformation fera choc, et précipitera la suspension des investissements, voire le désinvestissement du fœtus (ou bébé pour certains). Se référant à Luc Boltanski, nous avons montré comment d’un fœtus authentique s’intégrant à un projet parental, le fœtus peut devenir tumoral c’est-à-dire assimilable à une tumeur qu’il faut extraire au plus vite du corps maternel (Soubieux, 2008).
L’annonce va donc être un moment capital dans le déroulement de la grossesse. Ce coup de tonnerre viendra sidérer ces parents qui souvent n’entendent et ne comprennent plus rien, le pare-excitation n’étant plus en mesure d’assurer sa fonction. Le terme de « cauchemar » revient parfois pour décrire cet instant où la brutalité de l’annonce les plonge dans un état de sidération et précipite le couple dans l’obligation d’une décision à prendre quant au devenir de leur bébé. Cette décision à prendre se fera de manière collégiale mais restera néanmoins une décision prise par le couple et notamment par la mère qui donnera son accord écrit pour l’interruption de grossesse. Les parents se retrouvant devant le choix impossible de décider du droit de vie ou du droit de mort sur leur enfant. Cette décision ne se fera pas sans honte, ni sans culpabilité, mais en amont de ces sentiments sera présent l’effroi de soi, l’effroi de se savoir capable de mettre à mort ce bébé en devenir.
A la suite de la rencontre d’un couple avec la sage-femme, une fois prise la décision d’IMG pour un fœtus porteur d’une anomalie cérébrale à 27 semaines d’aménorrhée, voici ce que dira le conjoint lors de l’entretien psy pré IMG : « Tout ça est quand même très paradoxal, très antinomique. On nous parle de choisir un prénom, de l’inscrire sur le livret de famille, d’organiser les obsèques, bref de faire comme s’il s’agissait d’un nouveau-né alors que l’infanticide est interdit en France. Je me réfugie justement derrière l’idée qu’on va tuer un fœtus et non un bébé pour supporter tout ça, alors on fait comment ?… ». Comment en effet supporter l’insupportable, comment se voir confronté à choisir « la moins mauvaise solution », comme certaines sages-femmes du diagnostic anténatal le disent ?
Il y a là bien sûr un paradoxe. Ce n’est pas un bébé lorsqu’il est encore un fœtus vivant. Il peut devenir un enfant lorsqu’il est un fœtus mort. Les rituels et les obsèques vont permettre à ce fœtus-bébé de rejoindre la communauté des humains et d’être traité comme ses morts. Est-ce une manière d’atténuer l’effroi que chacun des acteurs en présence – parents et soignants-peuvent ressentir devant ce « meurtre » collectif autorisé par la société ?
C’est une question difficile à penser. Les mécanismes de défense mis en œuvre par ce père dans l’exemple précédent sont fréquemment retrouvés chez les parents confrontés à cette impossible décision. Parfois ces mécanismes resteront figés et le fœtus restera un morceau de chair, un organe, une abstraction voire rien. On voit bien comment la question de l’objectalisation et de l’humanisation infiltre sans cesse ces pratiques qui ne peuvent en faire l’économie. En introduisant la notion de potentialité faisant ainsi du fœtus un enfant potentiel et non un bébé, le paradoxe est quelque peu contourné. Ainsi, il apparaît indispensable que les défenses et la temporalité psychique des couples soient respectées et qu’à chaque étape du processus les équipes soient au plus près des parents. Lors d’un groupe de paroles de mères endeuillées, une des femmes reçue se présente la première fois en disant qu’elle a eu un mois auparavant une IMG à 5 semaines d’aménorrhée. « c’est ma gynéco qui m’a dit que cela m’aiderait de venir au groupe. Mais je vais plutôt bien. Je pense que le travail de deuil est bien avancé ! » Cinq semaines ? interroge l’une des mères.
Madame V ne semble pas comprendre et finit par dire, confuse : « cinq mois ». Au cours du déroulement du groupe, elle entendra d’autres mères parler des obsèques qu’elles ont organisées elles-mêmes pour leur bébé. Elle posera des questions et manifestera des regrets « Moi, je ne pouvais pas, j’ai laissé l’hôpital s’occuper des funérailles ». Elle reviendra au groupe pendant plusieurs semaines et un mois plus tard dira en arrivant : « J’ai perdu un petit garçon à 5 mois de grossesse. La douleur ça va, ça vient, sur un mois il y a un jour où je n’ai pas pleuré, mardi il y a eu la crémation, nous avons planté un arbre à la campagne, j’ai mis un petit mot sous les racines que j’ai recouvertes moi-même de terre ». Ce petit extrait met bien en évidence le processus d’objectalisation et d’humanisation du fœtus à l’œuvre dans ces situations. D’une IMG à cinq semaines d’aménorrhée, le fœtus est devenu un mois plus tard un petit garçon de cinq mois.
L’effroi de soi
La rencontre avec les couples du diagnostic anténatal nous plonge à une vitesse fulgurante dans l’intimité de leur vie de couple et de leur vie familiale. La violence du moment qu’ils sont en train de vivre crée souvent une proximité soudaine avec les différents intervenants rencontrés. Les liens qu’ils tisseront avec les équipes ne seront pas, la plupart du temps, sans conséquence pour la suite de leur histoire.
Leur douloureux parcours démarre à la suite de l’annonce d’une malformation fœtale ou à l’annonce d’un handicap généralement révélé par l’échographie. Suite à cette annonce, la sidération viendra dans un premier temps figer la pensée pour, dans un deuxième temps, laisser place à une élaboration possible autour de la décision d’IMG qui leur sera proposée. La manière d’annoncer, les mots employés et l’attitude des soignants jouent un rôle fondamental dans cette reprise de l’élaboration psychique. Les anomalies du fœtus créent une blessure narcissique profonde chez la mère et chez le père puisque le produit de leur pouvoir génésique est imparfait (Soubieux,2005). Le couple, dans un premier temps, peut souhaiter rapidement vouloir se débarrasser de ce fœtus qui ne répond pas aux attentes parentales, le fœtus étant investi dans le cadre d’une ambivalence, amour et haine (haine qui sera contenue, refoulée par des mécanismes psychiques), le souhait de mort devenant alors conscient (Soubieux,2005).
La haine ressentie par ces couples n’est pas toujours exprimée. Parfois elle peut être détournée sur l’équipe qui autorise médicalement la décision de mort du fœtus. L’approche groupale, qui permet de contenir davantage les fantasmes archaïques, peut en favoriser l’expression. Au cours d’un groupe où le thème de la question de la décision d’IMG avait surgi, l’une des mères décrit sa douleur et la violence corporelle qu’elle se fait subir depuis qu’elle a « tué » le bébé : paires de claques, arrachage du ventre. Une autre s’interroge « Faut-il ré-ouvrir cette boîte bien fermée ? Je n’ai pas pu le voir car on m’a dit qu’il avait les yeux écarquillés. J’ai alors vu la figure du requin et cela m’a effrayée. ». Une image revient sans cesse dans la tête de Madame A. « Je dépose une grenade dans les mains d’un enfant ». Pour se protéger de cet acte Madame S. se dit que c’est arrivé à quelqu’un d’autre. Elle se sent spectatrice. Une autre mère combat son effroi en décrivant un vécu parfait de l’IMG « Tout était formidable, l’équipe, l’accouchement, la morgue et l’enterrement ».
Tous ces processus de haine seront exprimés lors de la période qui suit cette annonce catastrophique. Le couple se trouvera en situation d’avoir à décider la mort, médicalement autorisée, du fœtus. L’ultra-dépendance du fœtus à sa mère, d’une part, la Loi française d’autre part, permettent le passage à l’acte, donner la mort. La prise de décision d’IMG convoque de nombreux sentiments, ce tourbillon émotionnel dans lequel se retrouve le couple en un laps de temps souvent très court permet néanmoins une élaboration possible autour du devenir de ce bébé. A l’inverse de la mort fœtale in utero (MFIU), l’éprouvé particulier à l’IMG résiderait sans doute dans la prise de décision qui incombe au couple, et particulièrement à la femme.
Illustrons notre propos avec une situation clinique
Monsieur et Madame K sont venus à la suite d’une annonce d’anomalie cérébrale de leur fœtus faite au diagnostic anténatal au terme de 32SA. Ils s’orientèrent rapidement vers une IMG. Voici les propos de la femme en entretien post IMG : « Je me suis posée la question : si j’avais perdu mon bébé comme ça, le cœur se serait arrêté, ça n’aurait pas été pareil, car là c’est de ma faute, ça reste un meurtre, pas au sens pénal. Ces femmes ont la culpabilité de ne pas réussir à le garder en vie jusqu’à l’accouchement alors que moi c’est de l’avoir tué ». A l’inverse de la MFIU, pour l’IMG il ne s’agit pas uniquement de la douleur de voir détruire l’enfant idéal de la grossesse, il ne s’agit pas seulement d’un désinvestissement objectal, il ne s’agit pas seulement d’accompagner un fœtus dont la mort sera inéluctable dès les premiers jours, ou semaines, après la naissance. La particularité de l’IMG, ce qui en fait la spécificité et nous confronte, du fait des techniques performantes du diagnostic prénatal, à une situation nouvelle et qu’il nous faut tenter de conceptualiser, c’est l’ampleur de la responsabilité parentale, de son autonomie décisionnelle. En effet, le fœtus porteur d’une grave pathologie peut, dans un certain nombre de cas, néanmoins vivre.
Dès lors c’est bien une décision d’interrompre activement la vie du fœtus qui est ici en jeu. Le fœtus porteur d’une maladie ou d’une malformation ne permettant pas une qualité de vie « acceptable », viendra conforter les angoisses et les fantasmes sadiques maternels qui y sont associés. Si Madame K. parle principalement de la culpabilité au regard d’une MFIU, dans le cadre de l’interruption médicale de grossesse, la honte et la culpabilité sont imbriquées. On différencie classiquement la honte et la culpabilité en fonction des rapports qu’elles entretiennent avec les instances psychiques. La culpabilité exprime une tension entre le moi et le surmoi à partir de la transgression effective ou fantasmée d’un interdit. La honte signe plutôt une situation de tension entre le moi et l’idéal du moi (Ciccone, 2009). La honte traite de la haine, la culpabilité traite de l’amour. La honte serait un affect pré-génital qui renverrait à une perte narcissique, la culpabilité à une perte objectale et serait un affect génital.
Le clivage est impossible entre l’amour et la haine, il s’agirait d’une bipolarité. La culpabilité résulte des attaques du sujet contre ses objets d’amour qu’il redoute fantasmatiquement détruits ; la honte, par contre, découle plutôt du sentiment d’être disqualifié, rejeté, « abjecté », par l’objet (Ciccone, 2009). La honte comme la culpabilité témoignent de souffrances de et dans l’intersubjectivité ; leurs sources se trouvent dans le lien à l’objet.
« La question du regard de l’autre, du montré et du caché à l’autre, a une place prépondérante dans la honte » écrit Jessica Shulz dans un travail récent sur la grossesse qui suit une perte prénatale où elle a particulièrement étudié la honte et la culpabilité dans les situations d’IMG. Elle a observé que très souvent des mères qui ont pris la décision d’interrompre la grossesse ne veulent plus montrer leur ventre et le dissimulent sous des vêtements amples. « La honte s’observe ici au travers d’une baisse du sentiment de l’estime de soi circonscrit au maternel et du sentiment de rejet du groupe, avec des questionnements autour du caché et du montré ». « Dans la culpabilité c’est la question de la faute qui est posée. Est-ce-que je suis coupable ? Et de quoi suis-je coupable ? » « L’existence de ces vécus n’est pas en soi pathologique ni pathogène » (Shulz, 2014). Ciccone met l’accent sur leur rôle dans l’élaboration d’un traumatisme. « La culpabilité va permettre d’atténuer l’impact traumatique en rendant le sujet actif, l’événement est alors moins injuste ». La honte quant à elle effectue un « travail d’enfouissement, d’encapsulations d’expériences traumatiques ». Mais dans certaines circonstances, les potentialités pathogènes de ces vécus peuvent apparaître, en particulier lorsque la honte et la culpabilité « ne peuvent pas être liées ou lorsque l’une des deux est tellement envahissante qu’elle ne laisse la place à aucun autre vécu psychique ».
Jessica Shulz relate le cas d’une maman qui n’a pas pu créer de lien avec son bébé mort « ça me renvoyait l’acte, l’acte que j’ai fait, je lui ai donné la mort, c’est moi qui l’ai tué, donc j’avais du mal à la regarder ». Comment qualifier cet éprouvé particulier qui n’est ni honte ni culpabilité mais bien en amont de ces affects ? Nous proposons de le nommer l’effroi de soi.
La femme dont nous avons parlé ci-dessus, Madame K., relatera en entretien post IMG : « Je me souviens avoir eu un moment très furtif de soulagement quand j’ai appris que je pouvais interrompre. Je me suis dit oh la la, mon Dieu, mais qu’est ce que tu es en train de penser ?, c’était un moment très bref d’une seconde car c’était effrayant d’avoir ressenti ça ». La plupart des couples connaissent l’interruption volontaire de grossesse mais ne connaissent pas l’interruption médicale de grossesse. Ils ne savent pas qu’en France il est possible d’avoir recours à l’IMG jusqu’au terme de la grossesse.
Ce soulagement furtif dans un premier temps et l’acte décisionnel de l’IMG viennent souvent effrayer ces couples qui ne se savaient pas capables de mettre à mort leur enfant. Mettre à mort, tuer. Il ne s’agit plus d’ambivalence, de fantasmes plus ou moins conscients de haine du fœtus mais d’une décision consciente de mettre à mort, de tuer son fœtus. Mélanie Klein attribue au deuil un rôle central dans le développement normal et pathologique. Elle soutient que dans cette position qu’elle nomme schizoïde-paranoïde, des trois premiers mois du bébé, naissent les positions ambivalentes de l’amour et de la haine, le Moi sera identifié au bon objet, au « bon sein », tandis que le « mauvais sein » celui qui frustre et angoisse le bébé devient un objet persécuteur, créant le Surmoi sadique, les pulsions destructrices et les fantasmes sadiques-oraux. Lors de la prise de décision d’IMG ces fantasmes sadiques de destruction, de dévoration, seront convoqués au plus intime de soi. L’effroi de soi représenterait une forme de prise de conscience de ces fantasmes sadiques restés inconscients avant la révélation de la pathologie fœtale. La femme confrontée à un conflit psychique intense, non métabolisable, sera convoquée aux plus archaïques de ses fonctionnements psychiques, à savoir les parties infantiles, bébé, d’elle-même, dans une désintrication des pulsions de vie et de mort.
« La souffrance psychique la plus intolérable est toujours celle éprouvée par la partie infantile du soi, l’enfant en soi, voire le bébé en soi. La souffrance de l’adulte, ou des aspects adultes du soi, n’est jamais la plus désorganisatrice, même si elle est violente, douloureuse, elle touche des parties matures qui peuvent utiliser des ressources adaptatives. Quand la souffrance déborde, quand elle est innommable, terrible, traumatique, désorganisatrice, c’est qu’elle touche des aspects infantiles, elle est éprouvée par les aspects les plus infantiles, voire les plus bébé du soi, aspects qui sont toujours vivants, toujours actuels » (Ciccone,2009). Innommable, terrible, traumatique, la liste est non exhaustive pour qualifier la décision parentale de l’IMG. Ce sont donc des mouvements pulsionnels très violents qui seront dès lors libérés, pour tenter de juguler cette souffrance qui déborde. Une fois la décision d’IMG prise par le couple, la honte et la culpabilité prennent le relais sur la sidération qui a suivi le choc de l’annonce. Mais il semblerait qu’en amont de la honte et de la culpabilité apparaisse ce que nous venons de nommer l’effroi de soi. Mettre à mort leur fœtus : effroyable acte qui se rend soi-même effroyable.
La femme à qui l’on propose une IMG devient consciente d’être capable de commettre ce que certaines patientes nomment un meurtre mais ce qui est nommé par le corps médical un fœticide. Fœticide autorisé par la loi française, infanticide qui ne l’est pas. Le fœticide c’est une mise à mort, une vie de bébé potentielle interrompue de manière prématurée qui renvoie à l’effroi des personnes décisionnaires et exécutant le geste.
Afin d’illustrer nos propos nous nous appuierons sur deux cas cliniques
Monsieur et Madame A sont venus à la suite de la découverte d’une anomalie chromosomique faite au diagnostic anténatal à un terme tardif de 34 SA. Du fait de la survenue brutale de cette annonce, le couple n’avait pas bénéficié d’un suivi psychologique auparavant. La décision d’IMG se fit dans un délai très bref, le couple ne se sentant pas capable d’accueillir et d’élever un enfant handicapé. L’état de sidération dans lequel ils se sont trouvés, et qu’ils ont pu décrire à la suite de cette annonce catastrophique, a laissé place à une élaboration possible autour de cette décision d’IMG. De manière tout à fait consciente Madame A relatera au sujet de l’IMG : « Je vais commettre un meurtre. De savoir que je vais faire ça et que, en plus, je vais signer un papier écrit qui autorise la mort de mon bébé, c’est horrible ». A la suite de ce propos, suivra un moment silencieux de quelques secondes, Madame A reprenant la parole pour aborder sa crainte de l’accouchement. Ce temps d’effroi de soi, de réaliser et de se savoir capable d’autoriser et de mettre à mort son bébé de manière consciente, ne sera qu’un temps furtif, à un niveau archaïque, rudimentaire, non élaboré, non évolué, non organisé et très vite refoulé. Il s’agit là d’une parenthèse éclair qui devra être refermée et enfouie dans l’inconscient.
Voici une deuxième vignette clinique. Une patiente encore hospitalisée le jour même de son IMG demandera à la sage femme d’hospitalisation si elle peut descendre de nouveau en salle pour aller revoir son bébé. A la deuxième rencontre avec son bébé et à la vue de celui-ci, la maman s’exclamera : « Mon Dieu, qu’est-ce que je viens de faire ?! ». Ces paroles seront par la suite reprises avec la sage-femme qui l’avait accouchée afin de remettre des mots sur le déroulement des événements passés. Effroi de ce qu’elle avait décidé, de ce qu’elle vient de faire, comme le dit cette femme, être surprise d’avoir peur de soi ou avoir peur de soi avec surprise, pourrions-nous entendre dans l’exclamation de cette maman.
Ce qui a pu être pensé, a été mis en acte renvoyant à une double monstruosité, celle du fœtus « monstrueux » dont il faut rapidement se débarrasser et celle de cette mère qui a donné la mort. Lors d’un entretien post IMG une femme dira : « On est qui pour interrompre la vie de notre enfant ? Ce droit de vie ou de mort sur nos enfants, c’est effroyable ! C’est comme si on appuyait sur un bouton et hop ! on décide : alors toi on va arrêter ton cœur. Vous aimeriez qu’on décide pour vous si on arrête votre cœur ou pas ? Je trouve ça effrayant de me dire que j’ai été capable de décider ça… et puis ça pose la question de l’eugénisme.. » Au-delà des sentiments névrotiques de honte et de culpabilité, il existe un vécu d’éprouvé de la toute puissance maternelle, cet effroi de soi ou se savoir capable de ça, d’autoriser de manière consciente la mort de ses enfants. Il est troublant de constater combien les récits des mères ayant eu recours à une IMG se ressemblent.
« J’ai tué mon bébé », « Je suis une mère meurtrière », « J’autorise que l’on tue mon bébé », toutes ces paroles seront déposées dans une temporalité s’étendant entre le pré IMG et le post IMG, à un moment furtif, un constat conscient de ce dont ces couples sont capables et qui les effraient, vite refoulé. Ce temps-là se situe en amont de la honte (prégénital) et de la culpabilité (génital) à un niveau archaïque.
Nous avons évoqué les décisionnaires lors de l’IMG mais il y a également les exécutants, ceux qui font le fœticide. Lors de la prise en charge psychologique d’un couple à l’occasion d’un entretien pré IMG, le conjoint demanda s’il pouvait faire le geste du fœticide lui-même, argumentant que cela allait aussi « décharger » le soignant qui devait exécuter le geste et expliquant que dans la mesure où il était le père de cet enfant, qu’il lui avait donné la vie et décidé de sa mort, il était logique qu’il aille « jusqu’au bout de sa démarche ». Le conjoint, lors des entretiens post IMG, a pu exprimer ses fantasmes de destructivité convoqués par la prise de décision d’IMG argumentant qu’il n’était pas prêt à être père, que son projet d’enfant était motivé par les contingences extérieures, son âge, ses amis qui agrandissaient leur famille, « la norme sociétale » comme il a pu le dire. A l’annonce de la malformation fœtale, il aurait éprouvé un soulagement de ne pas être père pour ce fœtus qu’il n’était pas prêt psychiquement à accueillir. Son épouse de son côté a mis en lien l’IMG avec la mort de son père une année auparavant, reconnaissance paternelle qu’elle disait n’avoir jamais eu se sentant « le vilain petit canard de la famille » ne répondant pas scolairement aux exigences de son père malgré son diplôme d’avocate. La malformation cérébrale de son bébé étant pour elle une confirmation de sa potentielle défaillance intellectuelle et venant ainsi réactiver une problématique œdipienne sous jacente. Sans aller jusqu’à des demandes aussi radicales, un certain nombre d’hommes souhaitent être présents lors du fœticide afin d’accompagner leur femme et leur enfant. Néanmoins, il n’est pas toujours simple pour les exécutants d’accepter leur présence durant le fœticide.
L’effroi de soi chez les soignants
Si de nombreux aspects sont abordés lors des staffs du diagnostic anténatal, annonce catastrophique, rendu des résultats, compte rendu d’autopsie, le fœticide reste un sujet « délicat » qui convoque des mouvements agressifs chez les soignants. Geste transgressif comparable à une enclave secrète à laquelle il ne faut pas « toucher », les défenses sont bien en place et doivent le rester. Les soignants ont également ce pouvoir de droit de vie ou de mort sur ces fœtus. Il ne saurait être question de minimiser ou de banaliser leur ressenti.
Voici une illustration du moment du fœticide relaté par une femme, médecin, qui a eu recours à une IMG à 32 SA pour une anomalie chromosomique de son fœtus. Voici ses propos : « Je me suis sentie très seule pendant le foeticide. Personne ne me parlait, j’ai senti que le médecin à un moment changeait de côté, je lui ai donc demandé où il en était. Il m’a répondu « je suis en train de faire le geste ». Cette réponse m’a agacée, comme s’il s’agissait de quelque chose de tabou, de honteux alors qu’on sait tous pourquoi on est là et ce qu’il est en train de faire ». S’agit-il de l’effroi de soi du médecin très vite refoulé qui ne se permet pas de nommer l’acte en lui-même ? de le verbaliser ? Médecin qui se trouve dans l’obligation de le contourner verbalement à défaut de pouvoir y échapper ou de le contourner dans la réalité. S’agit-il peut être d’un sentiment de honte ?
Comment éviter un sentiment de transgression ? Un médecin dira que pour elle le fœticide est apparenté à un « service » qu’elle rend au couple. A aucun moment il ne peut être envisagé, ni appréhendé d’une autre manière rendant sinon le geste effroyable car renvoyant l’image d’un soignant qui tue. Le soignant, comme son nom l’indique, est là pour procurer des soins, rendre la vie plus supportable, voire la guérir mais non pour l’interrompre. Chaque soignant en fonction de son histoire, son ressenti mais également de son âge pourra « supporter » jusqu’à un certain temps d’exécuter ces fœticides. Une sage-femme dira : « Plus je vieillis, plus je me rends compte de l’horreur que représentent les fœticides ». L’agitation de certains médecins à la sortie d’un fœticide, le silence pour d’autres, représentent des curseurs, des indices qui viennent là traduire leur mal-être, leur effroi face aux gestes qu’ils viennent de réaliser. Pour certains, il faudra que ça aille vite, en adaptant le protocole du fœticide de manière à ce que ce soit le plus supportable pour eux, d’autres au contraire se réfugieront derrière une technique défensive très protocolisée.
Les médecins avec une certaine ancienneté passeront de plus en plus le relais à ces jeunes médecins qui ne seront pas encore débordés par leur effroi de soi. Ces obstétriciens sont là pour donner la vie et se retrouvent dans l’obligation de l’interrompre de manière consciente et délibérée, assistés par des sages-femmes qui, comme certaines le disent, ne pourront jamais « s’habituer » à ce geste. Il en va, comme pour les patients, de leur santé psychique, ainsi que le dira un jour une sage-femme après avoir effectué un fœticide : « oh ! la la ! c’était vraiment dur, elle a failli me faire pleurer la dame ! » et l’obstétricien de manière défensive rétorquera : « Mais c’est juste parce que tu dois être fatiguée, tu n’as pas dû assez dormir ». Cette tentative pour banaliser le vécu douloureux de la collègue ne peut que renvoyer celle-ci à un sentiment de solitude et de désarroi.
Le travail interdisciplinaire et l’effroi de soi
Cet effroi de soi interroge sur les pratiques en périnatalité. Est-ce que toutes les femmes, tous les hommes ressentent cet effroi ? Qu’est-ce qui fait qu’il est présent, qu’il se fige ou qu’il évolue et se transforme en d’autres affects comme la culpabilité et la honte ? En prénatal, la problématique de l’annonce est double : l’annonce de la malformation et le pouvoir donné aux parents d’arrêter la grossesse.
La description de l’effroi de soi est un moment clinique dont la temporalité devra s’accorder pour les patients et les soignants afin qu’une rencontre soit possible. Il faudra suivre l’évolution de cet effroi de soi pour répondre aux questions des soignants ou les refuser. Le pouvoir étant donné psychiquement aux patients de tuer leur enfant. Il met l’accent sur l’importance du positionnement des soignants et des personnes ressources pour le couple en leur redonnant la capacité de penser. En effet le plus grand risque est, à nos yeux, l’effet conjugué de l’effroi de soi de la femme (ou du couple) et de l’effroi de soi du soignant. Seule l’écoute respectueuse des couples, la garantie du temps nécessaire à l’élaboration, la tenue de staffs pluridisciplinaires et les échanges entre couple et professionnels, permettront une mise en récit et une alliance entre tous. Il est essentiel de souligner l’importance de la transparence sur la tenue des staffs et des participants auprès des patients. Les couples qualifient cette information de « capitale » dès lors qu’une fois prise la décision d’IMG, leur soit précisé qu’un staff de diagnostic anténatal a eu lieu (et ce, une fois par semaine) pour accepter leur demande et qu’à ce staff leur dossier a été présenté devant une équipe pluridisciplinaire qui a donné son accord collégialement pour leur demande d’IMG. L’information donnée aux patients sur la présence des différents intervenants à ce staff (obstétriciens, échographistes, pédiatre, généticien, psychologue…) est capitale permettant souvent un certain apaisement auprès de ces couples.
Certains couples qui entendent cette information se disent soulagés, ayant sinon le sentiment que cette décision relevait d’un seul ou de deux soignants uniquement. Il en va de même sur l’interrogation récurrente au sujet de la signature des conjoints qui ne comprennent pas pourquoi ils ne signent pas également pour l’accord de l’IMG. Certains décrivent le sentiment qu’ils ont d’être mis à l’écart et de ne pas pouvoir aller jusqu’au bout de leur démarche. Face à l’effroi de soi, au sentiment de solitude qui peut envahir la femme ou le soignant, l’alliance dans le couple et avec l’ensemble de l’équipe du diagnostic prénatal, en permettant à chacun de s’appuyer sur l’autre, rendra l’acte de l’IMG supportable car résultat d’une réflexion et d’un accord collégial.
Conclusion
La clinique de l’IMG nous conduit directement à la désintrication des pulsions de vie et de mort, touchant au plus archaïque de l’intime. Réaliser la potentialité de violence à l’intérieur de soi ne peut que s’accompagner d’un effroi de soi, spécifique de l’IMG. Accompagner les femmes, les hommes, les couples dans cette tourmente intime est une nécessité, dans le respect de la souffrance induite, créant, à l’issue d’un travail d’acceptation de l’ambivalence, l’ouverture vers d’autres possibles
Nous ne pouvons qu’insister sur la place et le rôle qu’occupe l’équipe médicale auprès de ces couples dans le désarroi. Comme certains patients peuvent le dire, il y a une reconnaissance des équipes de leur parcours difficile et de leur souffrance. L’équipe aura été le témoin de ce deuil compliqué. Ce lien particulier à l’équipe se traduira par une certaine fidélité, les patientes reviendront dans la même institution lors d’une grossesse suivante (parfois pour montrer également qu’elles peuvent faire des bébés en bonne santé). Lors d’un entretien psy avec un couple s’orientant vers une décision d’IMG à 27 SA, le conjoint aura ces mots : « Comme dit ma maman, c’est comme ça…il y a des personnes qui ont des vies de papillon et d’autres qui ont des vies d’éléphant… et bien là ça aura été une vie de papillon, il faut l’accepter… ».
Remerciements
Nous tenons à remercier Anne-Marie Darras et Carole Cacheux, sages-femmes au diagnostic anténatal de Trousseau pour leur aide et leurs échanges.
Notes
- Notion proposée par Sylvie Séguret au cours des échanges théorico-cliniques avec Capucine Foulon
- Nous évoquerons ici les IMG faites à partir de 22 semaines d’aménorrhée, terme qui nécessite le geste du médecin, le foeticide
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