Le sentinelles
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Le sentinelles

Issu du latin frons, frontis, « front » reprend tous les sens du grec où il est considéré comme le miroir des sentiments, en particulier de la pudeur et de l’impudence. Frons signifie également la face antérieure d’une chose, la proue d’un navire. Dans le domaine militaire, front désigne la troupe rangée face à l’ennemi. « Frontière » son dérivé signifie en ancien français le front d’une armée, puis une place fortifiée face à l’ennemi. Le sens moderne proviendrait d’expressions comme pays de frontière, c’est-à-dire gardé par une armée, faire frontière, où une troupe se met en ordre de bataille. Aujourd’hui le mot désigne la limite séparant deux États et, par extension, la limite d’un territoire. Au figuré, il s’emploie pour désigner la limite séparant des domaines abstraits ou concrets. L’histoire du mot montre combien la frontière est par essence le lieu de la conflictualité.

Dans un mouvement circulaire et sans fin qui conduit pas à pas de l’individuel au collectif puis de ce dernier au premier, du plus intime de l’ipséité à l’altérité la plus radicale, la question des frontières est une préoccupation de premier plan chez l’ homo sapiens, obsédante, obsessionnelle. Quel que soit le domaine envisagé, il se trouve confronté depuis la nuit des temps – pour succomber ici à cette facilité historique – aux trois genres de la connaissance1 : le connu, l’inconnu et l’inconnaissable où le premier ouvre sur le second, le deuxième sur le troisième. Si leur caractère commun est justement d’avoir des frontières mobiles, continûment remaniées à la suite des découvertes et des replis de l’esprit humain, le troisième terme, domaine de prédilection du néant, n’offre aucune prise à son entendement. À l’inconnu correspond l’énigme déchiffrable, à l’inconnaissable, le mystère insondable. Si la première trouve solution, le second n’a d’autre réponse que le mythe sacré ou profane.

Ceci posé et dans cette perspective, si, dans l’ordre phylogénétique, minéral, végétal, animal, humain, les frontières qui séparent le quatrième terme des deux premiers ne posent guère de difficultés majeures, il en va tout autrement avec le troisième. Les décrets qui fondent la nature et le dessin de la frontière entre animalité et humanité sont loin d’être une cause entendue et réglée une bonne fois pour toute. Témoin, la querelle où s’opposent aujourd’hui encore, parfois avec véhémence, créationnistes et darwinistes. Dominique Lecourt, dans L’Amérique entre la Bible et Darwin2, rappelle la mésaventure de John T. Scopes. Ce professeur de biologie fut arrêté, emprisonné et jugé pour avoir enseigné les théories de Charles Darwin. Son avocat, Clarence Darrow le défendit avec passion contre le procureur William J. Bryant, créationniste farouche, au cours du fameux procès du singe qui se déroula à Dayton, Tennessee, en juillet 1925. La presse de l’époque s’en fit largement l’écho, signe d’une Amérique à la fois très attachée aux textes bibliques et fascinée par les théories de Charles Darwin. Le procès de Little Rock, Arkansas, en 1982 témoigne plus près de nous de la vivacité de la controverse. Comme l’écrit Hélène Puiseux, nous trouvons d’un côté « L’Amérique, dont une partie refuse de “descendre du singe” et se tient à la version de la création de l’homme par Dieu le Sixième jour3 », de l’autre les évolutionnistes convaincus, comme Sigmund Freud, notamment lorsqu’il écrit dans son Introduction à la psychanalyse combien la science a infligé par trois fois un camouflet à la « mégalomanie humaine »4. Celle qui se prétend maîtresse d’elle-même, sujet d’une Création séparée dont elle serait le sommet et propriétaire de la Terre, centre de l’univers. À l’appui de l’astronomie alexandrine, Nicolas Copernic, confirmé par Galilée, l’anthropologie de Charles Darwin et la psychanalyse de Sigmund Freud sont venus dans cet ordre déboulonner le dogme. Gouverné par son inconscient, l’Homme est un singe nu, perdu sur un grain de poussière cosmique dans l’incommensurabilité de l’univers.

À l’heure de ces lignes, des parcs d’attractions « créationnistes » sont ouverts aux Etats-Unis où l’ homo sapiens côtoie sans vergogne des dinosaures. Des répliques sont envisagées en Allemagne et en Angleterre. Darwinistes et créationnistes s’affrontent sur la frontière de leurs idéologies respectives, Toumaï et Lucile étant pour les premiers de vénérables ancêtres et pour les seconds un vulgaire gorille et une guenon sans importance. Si le darwinisme détruit le dogme, ce que les fondamentalistes ne lui pardonnent pas, car le combat est en fait politique, il n’évacue en rien la question de Dieu. On peut être un scientifique rigoureux préoccupé par la Création dans toutes ses expressions et être pétri dans le même mouvement et sans contradiction de spiritualité.

« Dieu ne joue pas aux dés » disait Albert Einstein. La querelle est loin d’être vidée. Si avec Dominique Lestel « toutes les sociétés humaines sont aussi des sociétés animales »5, L’homo sapiens est alors un animal cultivé soumis comme tout être de la création à une loi immanente : il lui faut naître, se développer, participer à sa mesure à la marche du monde, puis disparaître. À l’exception du divin – lorsque ce dernier est admis – tout ce qui a commencé doit finir. Du matérialisme le plus froid, le plus cynique, à la théologie la plus fondamentaliste ou la plus mystique – qu’il convient expressément de distinguer de la précédente – cette loi universelle sur laquelle nous ne cessons de travailler pour lutter contre la peur, l’angoisse ou la terreur du néant, nous conduit à construire sur des établis artistiques, philosophiques, religieux, scientifiques, etc., des modèles multiples et variés pour approcher au plus près de deux instants, celui de l’irruption du néant par la naissance et celui de la disparition dans ce dernier par la mort. Si chaque être fait l’expérience de la naissance, puis de la vie jusqu’à celle ultime de la mort, nul mortel n’a l’expérience du néant. En d’autres termes et pour emprunter ici ce néologisme facétieux : si la vie peut être vécue, la mort, elle, ne peut être « mourue »6. C’est sans doute pour cette raison que les monstres – quelle que soit leur nature – fascinent tant. Comme des ludions ballottés entre attraction et répulsion, nous entamons avec eux une valse-hésitation où le vertige nous guette à chacun de nos pas, car tels des sentinelles placées aux frontières que l’humanité s’assigne, ils nous enseignent, de l’individuel au collectif, sur les origines et le destin de l’homme.

Au cœur de la question de l’évolution, qu’elle soit reconnue ou niée, se niche une autre interrogation qui lui est intimement liée et bien plus dérangeante : celle de la mutation. Il ne s’agit pas ici des transformations spectaculaires, fond inépuisable où puise le corpus science fictionnel7 dont le monstre est une figure de proue8, mais de celle, lentement façonnée à l’aune du temps géologique et résultat de l’évolution, dont l’édifice cérébral qui nous fait être au monde, fierté d’homo sapiens, s’avère être le fruit combiné. Selon Paul D. Maclean9, le cerveau antérieur humain présente, par l’évolution, les caractéristiques fondamentales de trois formations anatomiques qui reflètent notre parenté ancestrale avec les reptiles, les mammifères primitifs et les mammifères récents.

Ces trois formations constituent une hiérarchie de trois cerveaux en un, ou cerveau tri-unique avec lequel « nous sommes obligés de jeter un regard sur le monde et sur nous-mêmes à travers trois mentalités complètement différentes »10. Les deux plus anciennes mentalités, dépourvues de l’équipement neural nécessaire à la communication verbale, n’en sont pas pour autant reléguées au domaine de l’inconscient11 et cette caractéristique ne diminue en rien leur intelligence. Dans ce droit fil, Paul D. Maclean ajoute : « Il est habituellement admis que nous avons à faire à une intelligence unique. Quelle valeur pouvons-nous accorder à des tests d’intelligence qui ignorent largement deux de nos personnalités, toujours présentes en nous, même si dans le passé elles n’ont jamais pu apprendre à lire et à écrire ? »12. Ici vacillent quelques frontières pourtant solidement constituées et arrimées. Sous l’apparence humaine sommeille en nous le crocodile13 et nous partageons, tel un héritage, certains de nos comportements avec nos sœurs les souris14. A la suite de Copernic, Galilée, Darwin et Freud, il conviendrait d’ajouter Maclean à la liste des correcteurs de la fatuité humaine15.
Sur les traces de René Girard16, une lecture anthropologique du fait religieux conduit à le comprendre comme une tentative pour circonscrire au mieux la violence et notamment celle qualifiée de bestiale en l’homme, en dressant entre ce dernier et les autres fruits de la création – les animaux en l’occurrence – une frontière étanche et infranchissable que les postures darwiniennes rendent mobile et poreuse. Si le crocodile ne peut raisonnablement avoir en toute circonstance qu’un comportement de crocodile – configuration cérébrale oblige -, il en va tout autrement pour l’ homo sapiens qui pourtant, selon les circonstances, peut se comporter comme un reptile. Nous sommes ici bien en deçà de la fraternité, pourtant jugée scandaleuse par certains, avec la gente simiesque dont rendent compte des films comme Tarzan ou King Kong17, fleuron du cinéma fantastique hollywoodien, et une fois encore nous pouvons mesurer à quel point la figure du monstre est irremplaçable comme totem18 au sens où l’entend Claude Lévi-Strauss pour penser l’ensemble des frontières érigées et leur mouvement, mais également des passages qui conduisent l’ homo sapiens de l’animalité la plus primitive19 vers les confins où il tutoie le divin, en d’autres termes des chemins qui conduisent de la violence à l’amour.

Notes

  1. Cf. Jean-Paul Valabrega, Les mythes conteurs de l’inconscient, Paris, Payot, 2001.
  2. Cf. Dominique Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PUF, 1992.
  3. Hélène Puiseux, Tarzan, Cinéma, télévision et mythologie contemporaine, Annuaire EPHE, Section des Sciences Religieuses, T. 107, 1998-1999, p. 501.
  4. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1916-1917, pp. 343-344, 1992.
  5. Dominique Lestel, L’animal singulier, Paris, Seuil, 2004, p. 15.
  6. Formule empruntée à Jean-Paul Valabrega.
  7. Dans cette perspective, l’univers des DC comics et des Marvel Comics où évoluent pour le premier : Animal Man, Aquaman, Batman, Superman, etc. et pour le second : Spider-Man, les X-Men, les Quatre Fantastiques, Hulk, Daredevil et autre Ghost Rider, constitue un corpus de premier ordre à étudier.
  8. Et nous revenons ici à l’étymologie de « front » évoquée en introduction.
  9. Paul D. Maclean, Roland Guyot, Les trois cerveaux de l’Homme, Paris, Robert Laffont, 1990.
  10. Ibid, p. 46.
  11. Les théories neurobiologiques de Paul D. Maclean sur le fonctionnement cérébral ne s’opposent pas à celles métapsychologiques de Sigmund Freud sur l’appareil psychique. Ces deux manières de comprendre homo sapiens sont au contraire parfaitement complémentaires et permettent d’avoir une vue d’ensemble particulièrement dynamique.
  12. ibid.
  13. Certains contes de tradition orale fort anciens témoignent avec une incroyable prescience des découvertes de Paul D. Maclean, « L’homme, le serpent et la pierre » est de ceux-là, in Caravane de rêves d’Idries Shah, Monaco, Éditions du Rocher, 1989.
  14. Bien au-delà de l’anthropomorphisme, classique dans ce genre de production, le succès de Rémy le rat gastronome dans Ratatouille des studios Disney Pixar en 2008 réside également dans ce cousinage phylogénétique.
  15. Cette fatuité se retrouve dans le combat écologique où il s’agirait « de sauver la Terre » de l’inconséquence humaine. Gaïa en a connu d’autres et de bien pires. Pour les 4, 5 milliards d’années qu’il lui reste à tourner autour du soleil, elle poursuivra sa propre évolution. L’Homme n’a pas à sauver la Terre. Artisan de sa propre destruction, c’est là son originalité dans le règne vivant, il a à se sauver lui-même s’il ne veut pas disparaître comme tant d’autres espèces avant lui. Il se prend pour le propriétaire d’une résidence dont il est un locataire privilégié doté d’un permis de construire ou de détruire…
  16. Cf. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
  17. La filmographie relative à ces deux figures est conséquente, citons Tarzan, l’homme-singe de 1932, réalisé par Woodbridge S. Van Dike II pour le compte de la MGM et le King Kong de 1933 réalisé par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack pour la RKO.
  18. Dans Le Totémisme aujourd’hui et la Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss (1962) envisage le totémisme comme un cas particulier – déformé et fantasmé par l’observateur occidental – d’un procédé général dans les sociétés dites sauvages, où les différences sont signifiées dans la société au moyen de différences répertoriées dans le monde naturel. Ainsi un animal totémique n’est pas l’objet d’une identification avec un individu ou un groupe mais c’est un outil conceptuel. Les espèces naturelles ne sont pas choisies parce que « bonnes à manger, mais parce que bonnes à penser ».
  19. Dont le cannibalisme est une des expressions, voire la tragédie vécue par l’équipe de rugby uruguayenne dont l’avion s’est écrasé en Cordillère des Andes en 1972. Cf. Piers Paul Read, Les survivants, Paris, Grasset, 1974.
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Humanité et animalité : les frontières de passage