La question du handicap a subi – ou a bénéficié ? – de profonds remaniements, ce qui nous oblige à réexaminer nos pratiques et nos concepts à la lumière de ces nouveaux paramètres. Dans ce monde peuplé de « partenaires » et d’ «acteurs sociaux », régi par de nouvelles lois, où l’inclusion remplace l’intégration, où la personne désignée jadis comme handicapée est désormais « en situation de handicap », soumis aux impératifs des évaluations evidence based, où on amalgame le handicap avec l’autisme et la psychose, à travers les notions mal définies de « handicap mental » ou de « handicap psychique », où tous les enfants en difficulté doivent passer par les Maisons Départementales du Handicap, où les visées adaptatives remplacent le soin, comment pratiquer notre activité clinique ? Comment penser le handicap dont la définition est de plus en plus malaisée ? Comment le faire entrer dans le champ de l’investigation et du traitement psychanalytiques ? Comment en faire un objet pour la recherche ?
Ce dossier veut d’une part faire un état des lieux et d’autre part témoigner des nouvelles approches, des nouvelles recherches, des nouveaux dispositifs dans le domaine du handicap, ce qui implique une démarche résolument transdisciplinaire.
Force est de constater que le handicap continue toujours et encore à susciter le rejet, ou pire encore, l’indifférence. Dans aucun secteur de la vie sociale, il y a un décalage aussi criant entre les théories et les pratiques, entre les discours manifestes, les attitudes bienveillantes, le politiquement correct, et les réalités, auxquelles se heurtent quotidiennement les familles et les équipes, réalités qui consistent toujours et encore à stigmatiser, rejeter, avancer toutes sortes d’obstacles pour justifier le fait que l’on ne peut pas réaliser ce qui était prévu.
Cette constatation incite à des remises en cause douloureuses et suscite un certain découragement. Mais nous assistons à une situation paradoxale. D’une part, les impératifs d’adaptation sociale et la logique de la rentabilité et de la performance l’emportent sur le souci de la vulnérabilité et une pensée de l’intériorité. Mais d’autre part, cette modernité ouvre aussi à des innovations intéressantes et prometteuses d’un renouveau des mentalités. Il y a en effet des courants de pensée en ce début du 21ème siècle qui consistent à réexaminer les catégories, se détournant d’une pensée qui raisonne en oppositions binaires (masculin/féminin mais aussi handicapé/valide), qui sont toujours réductrices, afin d’ouvrir à la multiplicité et de faire place à la richesse de la diversité. Les gender studies, l’hybridation du corps, la pensée du métissage modifient le regard sur le handicap. D’ailleurs faut-il continuer à utiliser le mot « handicap », qui est actuellement source d’amalgames et de confusions ?
En quoi les glissements sémantiques sont-ils significatifs d’une évolution des mentalités, voire d’un remaniement des représentations, ou en quoi sont-ils des camouflages, des « formations réactionnelles » au service du déni et de la méconnaissance ? Peut-on faire l’hypothèse que compte tenu des mutations anthropologiques de notre société, il y a des modifications dans les représentations inconscientes collectives et les fantasmes suscités par le handicap ? Qu’en est-il de l’intégration de la personne handicapée dans la société contemporaine, en rapport avec les nouvelles lois ?
En quoi les nouvelles technologies, qui améliorent considérablement la vie de certaines personnes handicapées, ont-elles un impact sur l’image et l’investissement libidinal du corps et de ses appareillages ? Sont-elles susceptibles de modifier le statut de la personne handicapée qui se rapproche du corps contemporain (transformations corporelles, corps hybrides, cyborgs, traitement du corps dans l’art contemporain…) ?
En quoi les apports récents considérables des neurosciences (plasticité du cerveau, neurones-miroir, mémoire implicite etc.) amènent à renouveler l’articulation corps/psyché et à reconsidérer le caractère irrémédiable classiquement attribué au handicap ? Face à ces situations souvent inédites, que je regroupe sous l’intitulé de « cliniques de l’extrême », face aux problématiques émergeantes, il faut inventer de nouvelles modalités de prise en charge et construire des modélisations, car nos cadres théoriques et cliniques classiques ne sont pas suffisants, ni pertinents pour y faire face. La question du handicap, loin d’être une problématique un peu ennuyeuse, réservée aux spécialistes, devient alors, au-delà de son champ spécifique, un nouveau paradigme, qui pose des questions fondamentales, aussi bien psychologiques, socio-politiques, anthropologiques et philosophiques. En ce sens, on peut dire que le handicap est un enjeu pour la civilisation.