La clinique de l’épuisement professionnel, appelée plus ordinairement burn out, nous confronte régulièrement à des hommes et des femmes que nous pourrions qualifier de « bonne volonté », pour reprendre la belle expression de Jules Romain, pris pour l’essentiel dans des modes d’organisation du travail extrêmement contraignants sur le plan de la productivité, de la flexibilité et de la pression financière. Nos consultations débordent de souffrances psychiques directement indexées à la pathogénie de nouvelles formes d’organisations du travail qui écrasent toute forme de subjectivité et de pensée critique.
Jules Romain pointait déjà en 1932 l’ambivalence ainsi que les pièges de la « bonne volonté » face aux bouleversements de l’histoire. Il est en effet quelquefois hasardeux de ne pas penser le système dans lequel on est pris et d’y vouer toute son âme, sans réserve critique. Si la clinique du travail nous enseigne que travailler engage un rapport de soi à soi ainsi qu’un rapport de soi à l’autre, il ne faut pas oublier que le sujet engage aussi, à son corps défendant, son rapport à la culture et à la civilisation. Ce que Freud nommait le Kulturarbeit. Ainsi, nous nous appuierons sur la situation clinique de Jeanne, bel exemple d’une femme de bonne volonté qui met son intelligence au service d’un grand projet spatial européen et va tomber malade. Nous discuterons les rapports entre investissement subjectif du travail et décompensation somatique.
Dans le champ de la psychopathologie du travail, les atteintes à la santé physique, suite à des décompensations somatiques, occupent une place importante. Classiquement, on distingue les effets du travail sur la santé physique et mentale. Alors que les conditions de travail (risques physiques, chimiques et biologiques) ont des effets sur le corps pouvant aboutir à des pathologies physiques, déclencher des accidents, voire la mort, l’organisation du travail, qui fixe le contenu des tâches et les modes opératoires, a des répercussions sur le fonctionnement psychique. Les apports de la psychosomatique permettent en particulier d’analyser les problèmes posés par les décompensations somatiques comme les Troubles Musculo Squelettiques et les pathologies de surcharge (burn out, Karôshi, hyperactivisme) en les considérant comme consécutives à des atteintes spécifiques du fonctionnement psychique (F. Derriennic, M. Pezé, P. Davezies, 1997 ; C. Dejours, I. Gernet, 2012). Au centre de ces pathologies, on retrouve en effet des atteintes psychiques liées à l’intensification des cadences de travail, l’augmentation constante des objectifs de productivité, le travail à flux tendu, l’individualisation des objectifs qui exigent une disciplinarisation constante des corps.
Jeanne, une galérienne volontaire ?
Jeanne est adressée par son médecin traitant. Elle se présente hébétée, épuisée et dans un état extrêmement fragile. C’est une femme de 40 ans, pourtant d’allure solide, très sportive et sans coquetterie apparente. Jeanne est ingénieure dans le domaine spatial. Elle travaille depuis 15 ans pour une société de services et, pour la première fois de sa carrière, elle ne peut plus avancer, au sens propre comme au sens figuré, puisqu’elle est arrêtée au motif de vertiges. Jeanne a subitement perdu ses réflexes posturaux. Elle a souffert de troubles majeurs de l’équilibre et ses médecins ont songé à un neurinome de l’acoustique. Toutes les explorations se sont avérées infructueuses. Après de longues séances de rééducation posturale auxquelles elle s’est scrupuleusement prêtée, la médecine n’a pas réussi à isoler un agent pathogène particulier, sauf à invoquer un climat général de fatigue et de stress et la possibilité d’une infection virale provoquant des vertiges, c’est-à-dire une névrite vestibulaire. Jeanne n’émet aucune opinion sur l’étiologie de son trouble.
Elle décrit sa progression au sein de son entreprise comme une « belle carrière » qui lui a permis de « prendre » des projets de plus en plus gros. Elle dirige aujourd’hui un projet de 150 personnes sur 8 pays européens. Jeanne a eu deux grossesses qui lui ont permis de faire un break et dont elle semble avoir pleinement profité. Elle décrit une parenthèse merveilleuse, une sorte de récréation autorisée et valorisée. Son conjoint, enseignant en sciences, participe au travail domestique et est très présent aussi auprès des enfants. Jeanne a toujours bénéficié d’une position sociale plus élevée que son mari.
Lorsqu’elle reprend son activité professionnelle, il y a 2 ans, un contexte de réorganisation de son entreprise complique son retour. La complexité intrinsèque de son travail est alors polluée par des « difficultés intérieures » inédites et la présence, pour la première fois, d’un ancien pair, en position de hiérarchie, responsable de communication externe des projets vis-à-vis des clients. Ce manager exerce une pression frontale sur les équipes et pilote le projet, armé d’une critique caustique. Son objectif est de « remettre les indicateurs au vert ». En effet, beaucoup de projets sont déficitaires et la seule causalité invoquée semble être que les équipes n’ont pas pris la mesure des enjeux de concurrence et de productivité. Bref une spirale productiviste est en marche, spirale qui semble dénier la nécessité d’une analyse approfondie du travail. Jeanne dira « les mecs, et pas les meilleurs, sont en pole position, ce sont des petits managers qui ont pris un gros coup de pression ».
Depuis son retour de congés de maternité et face à la réorganisation du travail, Jeanne va modifier progressivement son rythme de travail afin de rendre compatible sa volonté d’une hyper présence au travail avec celle d’être une très bonne mère. Avant son arrêt brutal, son rythme journalier était devenu tout simplement invraisemblable. Tous les jours elle se lève à 5 heures afin que son travail n’empiète pas sur sa vie familiale. Elle travaille alors pendant 2h30, rédige des documents, répond à ses courriers et assiste à des conférences téléphoniques avec les continents Asiatique et Américain. Puis elle réveille ses enfants et participe pendant une heure à la vie familiale en étant disponible et entièrement coupée de son travail. Elle dépose ensuite ses enfants à l’école et s’inflige une journée continue, sauf 2 fois par semaine ou elle court pour « se vider » l’esprit et calmer sa colère et son envie de « régler ses comptes ». Ses équipes ont été entièrement réorganisées pendant son congé et elle doit pallier aux incompétences collectives, à l’éclatement géographique, aux différences culturelles. Jeanne ne peut plus s’appuyer sur ses collaborateurs, elle doit au contraire être tout le temps sur le pont, dans un titanesque travail de lien, invisible et toujours soumis à une éventuelle réorganisation. Tous les jours elle combat farouchement la « réunionite tardive », s’oppose ouvertement aux convocations tardives et quitte le travail énervée en assumant mal un départ prématuré à 18h30. Elle s’astreint alors à redevenir disponible pour ses enfants de 19h à 20h30, pour son conjoint jusqu’à 21h30 et travaille ensuite jusqu’à 23h30. Jeanne se souvient être rentrée dans ce rythme comme on rentre dans un marathon.
Le tableau d’épuisement extrême du corps que présente Jeanne en consultation évoque la clinique de ces galériens volontaires si bien décrite par Gérard Szwec à propos d’individus qui ne peuvent trouver le repos et s’engagent dans des processus d’épuisement afin de se débarrasser d’une excitation intolérable. La conduite volontaire d’épuisement s’apparente à des processus auto-calmants qui figent la pensée alors que le corps devient une machine dont le but est d’épuiser une tension psychique intolérable (G. Szwec 1998). De M’Uzan évoque quant à lui les esclaves de la quantité désignant ces sujets condamnés au passage à l’acte en vue de décharger totalement l’excitation et ramenés à une sorte « d’être primordial » où les processus quantitatifs l’emportent sur les processus qualitatifs qui permettent le jeu des représentations (identification, séparation moi/non moi). Ces processus quantitatifs dominent les pathologies somatiques et se présentent comme l’envers de la vie psychique, comme un retour quasi instinctuel où le soi ne serait pas encore constitué. Comme Jeanne, incapable d’élaborer le traumatisme de la disgrâce et de la blessure narcissique, et qui ne trouve de réponse que dans la réaction comportementale. En référence à l’addiction, la réaction excessivement comportementale, la folie d’un engagement démesuré dans le travail où s’impose un rythme continu, draconien, répétitif, révèle « une véritable carence existentielle », un défaut d’ « être », une incapacité à se sentir naturellement soi-même faute d’un tonus identitaire de base suffisant (M. De M’Uzan, 2005). La défaillance du socle identitaire de base fait que le sujet est en dette économique. Il doit rattraper cette dette par un excès quantitatif et finalement prendre sa place par l’extérieur, par la force et la démonstration. Ce serait donc bien pour Jeanne les ratés des processus narcissiques d’autoconservation qui seraient à l’origine de son hyperactivité pathogène.
Jeanne nous apparait comme un animal en survie. Tous les jours elle pense, elle organise ses gestes immédiats, contrôle son temps, mesure la quantité de ses investissements. Confrontée à l’hostilité du monde, à la sauvagerie des contraintes, elle renoue, par la quantité, avec un sentiment de toute puissance. Elle est dans l’hyper vigilance, dans l’hyper calcul et donc dans l’hyper activité. Elle s’accroche aux faits réels sans aucun éprouvé de plaisir, sans qu’aucune valence érotique masochiste ne vienne se substituer à la sécheresse de ses actes. Jeanne doit tenir, comme fixée au sensori-moteur. Sa vie devient opératoire parce qu’avant toute chose sa structure psychique serait déjà figée par une défaillance narcissique grave. Il sera d’ailleurs aisé de repérer chez Jeanne, dans les tourments de son histoire personnelle, des éléments de fragilités venant étayer cette hypothèse. Issue d’une famille de migrants aux destins contrariés, toute la lignée des femmes s’est construite sur la promesse d’un destin meilleur permis par le travail, et ceci, au prix de renoncements et de séparations excessivement douloureux.
On peut alors faire l’hypothèse, en suivant les enseignements de l’IPSO, que l’effet traumatique de la disgrâce entraîne une désorganisation progressive vers la régression somatique qui va prendre la forme d’un Burnout doublé d’une névrite vestibulaire. L’incapacité de Jeanne à finalement produire un symptôme névrotique, constitue l’indice pathologique de la somatose. Pour le dire autrement, l’attaque de sa place la sidère et elle ne peut produire aucun symptôme dans un registre névrotique lui permettant de symboliser les motions agressives. Elle va au contraire lentement régresser et se présenter en consultation sans aucune activité fantasmatique, en commentant ses troubles à l’aide d’un discours vide et impersonnel, caractéristique d’une perte de la valeur fonctionnelle du préconscient.
Corps, pensée et travail
La psychosomatique comme la psychodynamique du travail accordent à l’expérience subjective du corps une place majeure. Cependant, là où le courant psychosomatique insiste classiquement sur les défauts d’éprouvés en rapport avec une vulnérabilité de l’appareil psychique, en particulier la fragilité de constitution et de fonctionnalité du système préconscient, « plaque tournante de l’économie psychosomatique » (P. Marty, 1990), la psychodynamique du travail pose l’expérience du corps au fondement du rapport subjectif au travail. La thèse de la centralité subjective du travail, tirée de la clinique du travail, insiste en effet sur l’engagement du corps dans le travail, en vue de dépasser les contraintes matérielles et psychiques qu’il suppose. L’endurance à l’échec consécutif à la résistance opposée par le réel, convoque le masochisme érogène primaire (aussi désigné par D. Rosé comme endurance primaire (D. Rosé, 1997) habituellement convoqué pour rendre compte de la constitution des assises narcissiques du moi. L’activité de production, qu’elle soit déployée en réponse à une tâche individuelle ou dans le cadre de la participation du sujet à des tâches collectives, suppose une familiarisation avec la matière (que celle-ci soit inanimée, comme les objets techniques par exemple, ou animée, comme dans le cas de l’établissement de relations de travail avec d’autres sujets) qui résiste à la maîtrise. Ce processus de familiarisation et de « subjectivation » du travail, le philosophe M. Henry l’a désigné comme une corpspropriation du monde (M. Henry, 1987). Du point de vue du clinicien, elle engage l’ensemble de la dynamique pulsionnelle animée par la tendance épistémophilique en direction de la sublimation. En termes métapsychologiques, la lutte avec le réel de la matière s’appuie sur le masochisme érogène pour se muter en exigence de travail pour le moi, par la voie de la perlaboration des excitations pulsionnelles. Pour le dire autrement, le travail de production (poièsis), celui qui résulte de la confrontation au réel du travail et ses vicissitudes, se transforme, grâce à l’endurance, en exigence de travail « imposé au psychisme du fait de ses relations avec le corps » (S. Freud 1915). Le travail de production est aussi un travail de soi sur soi et les habiletés qui en résultent sont le résultat d’un travail psychique d’élaboration de l’expérience subjective du corps. Le travail vivant, même le plus ordinaire, celui qui intéresse la psychodynamique du travail, convoque le subjectif et permet le développement de registres de sensibilité. Il représente donc l’un des leviers majeurs de la sublimation. Ceci suppose néanmoins de considérer, dans la continuité de Laplanche, la sublimation comme un processus, non de simple transposition, mais de mutation des pulsions qui se déploie dès l’origine, en vue de lier, selon différentes modalités, les composantes de la pulsion sexuelle (J. Laplanche, 1999). La dimension énigmatique que constitue la pulsion, énigme qui impose un travail de traduction au principe de la genèse de la sublimation, trouve dans les conditions sociales et dans le travail en particulier, l’occasion de produire de nouvelles formes de traduction de l’énigmatique originaire. C’est ainsi que le travail constitue une deuxième chance au regard de la construction de l’identité, armature de la santé mentale.
Aux sources de la sublimation et des formes de sensibilité on retrouve donc l’érogénéité du corps qui résulte de la séduction de l’enfant par l’adulte et rend possible l’excitation du corps de l’enfant en raison du processus d’implantation du sexuel adulte dans l’enfant (J. Laplanche, 1987). Dans le même temps, les impasses de la sexualité des parents qui aboutissent à l’exclusion de certains registres expressifs du corps de l’enfant, car barrés des échanges érotiques avec l’adulte, sédimentent dans le corps sous la forme d’ « agénésies pulsionnelles ». Ces dernières sont à l’origine, sur le plan topique, de la constitution d’un inconscient non refoulé, formé par proscription des pulsions, qui coexiste avec l’inconscient sexuel refoulé consécutif au travail de traduction des messages compromis par le sexuel adulte. Entre ces deux inconscients, radicalement hétérogènes se constitue un clivage (C. Dejours. 2008). L’inconscient non refoulé ou « amential », car constitué hors de toute pensée, aux sources des zones de frigidité du corps érotique, est maintenu silencieux par des formes de pensée « désincarnée », coupées de l’expérience subjective du corps.
L’intelligence du corps comme réponse à l’opposition fonctionnement opératoire versus sublimation
Pour le courant psychosomatique, on le sait, la pensée opératoire, qui signe les altérations de la vie psychique, est considérée comme le primum movens dans la genèse des vulnérabilités somatiques. Le surinvestissement de l’adaptation et le surinvestissement de la norme (C. Smadja, 2014) seraient les témoins du défaut de fonctionnement de l’économie érotique, le sujet restant dès lors captif du régime économique, et coupé des investissements sublimatoires. Les blessures narcissiques précoces viendraient entraver le mouvement de complexification et de « psychisation » des logiques somatiques aboutissant à un défaut du pulsionnel, creuset des défaillances de la mentalisation (I. Gernet, 2014).
La clinique du rapport subjectif au travail suggère d’inverser la chaine causale proposée par le modèle théorique de la psychosomatique. En accordant une place de choix aux contraintes de l’activité sur la mobilisation du corps érotique, se révèle la double centralité du sexuel et du travail pour la subjectivité. Car la mobilisation subjective par le travail est aussi l’occasion de susciter de nouveaux registres de sensibilité aboutissant à un gain narcissique pour le sujet.
Jeanne a, dans le cadre de son travail, une réputation de main de fer dans un gant de velours. Très respectée des clients, elle se décrit comme ingénieuse avant tout. Elle explique calmement que lorsque l’on travaille en sous-traitance avec le spatial européen, on vend des prestations « au catalogue ». Au moment de la transaction il faut se lancer sans filet en sachant que les ressources nécessaires au projet sont difficiles à estimer et donc à négocier. Le client est pris dans un tel processus de normalisation des achats que toute tentative pour fixer les conditions nécessaires pour un travail de qualité sont impossibles. On fait « comme si », dans un marché de dupes et l’habileté consiste ensuite à déployer « l’art commercial » de l’avenant. Le client, alors en confiance, mais aussi « ferré » dans le déroulement du projet, ne peut que signer les avenants qui paradoxalement l’arrangent. En effet ce dernier n’a plus à livrer bataille interne avec ses propres gestionnaires des achats. Ces derniers ont rempli leurs objectifs d’optimisation contractuelle et ont déjà jeté leur dévolu sur une autre proie. A ce stade les gestionnaires sont donc partiellement évincés et il devient possible de travailler plus sereinement entre gens du terrain, face au réel du travail tel qu’il se présente, avec son lot d’imprévus et d’obstacles. L’avenant est ce qui va donc permettre de tricher avec la prescription initiale et ainsi fournir aux équipes de quoi tenir en facilitant le déploiement des ressources dans l’ombre de la normalisation gestionnaire. Ce que Jeanne décrit là est tout à fait exemplaire de la mobilisation de l’intelligence au travail d’un responsable de projet. Le plaisir de son évocation est évident. Ce qui semble provoquer cette excitation est l’évocation des ruses et tricheries pour détourner le système, récupérer des ressources et ainsi mobiliser ses équipes autour d’une œuvre commune, celle de l’aventure spatiale au sein de laquelle elle revendique haut et fort la place de son équipe.
On voit, à la lumière du déploiement de son intelligence au travail, que le fonctionnement d’allure opératoire est loin de résumer l’ensemble de l’économie psychique de Jeanne, tous ses savoir-faire étant alors essentiellement nourris d’activité fantasmatique et d’imaginaire autour de l’univers spatial. Elle démontre une habileté extraordinaire pour subvertir les contraintes de l’organisation du travail, afficher un respect des règles tout en coopérant discrètement avec le client pour neutraliser la contrainte gestionnaire au service d’un intérêt supérieur du travail et de « l’œuvre spatiale » qui donne un sens à son engagement.. Il y a chez Jeanne une réelle capacité à ruser avec le système qui mériterait dévoilement et reconnaissance. Mais tout ce travail invisible, aux limites de la fraude et qui n’est pas sans ambiguïté axiologique, va être dénié alors que seront promus la performance individuelle et le respect d’objectifs purement quantitatifs. L’insistance portée à l’élucidation du rapport subjectif au travail n’implique pas pour autant de défendre l’idée selon laquelle Jeanne ne présenterait pas de faille sur le plan psychologique. Au contraire, la clinique des salariés en souffrance révèle souvent des vulnérabilités psychopathologiques dont l’expression est directement indexée au niveau d’engagement et d’exigence qu’ils s’imposent (B. Edrei, 2014).
Corps, défenses et décompensation
Dans la reconstitution du chemin causal ayant mené à la décompensation somatique, l’analyse de la dynamique intrapsychique s’avère nécessaire mais non suffisante. La psychodynamique du travail propose d’intercaler entre le fonctionnement psychique individuel et la décompensation le chaînon indispensable des défenses professionnelles contre la souffrance qui résultent, pour une part, de processus intersubjectifs. Dans le cas des stratégies collectives de défense, la lutte contre la souffrance générée par les contraintes de travail repose ainsi sur la mise en œuvre de constructions symboliques produites et entretenues par les membres d’un collectif de travail. Au regard des défenses, le fonctionnement opératoire se présente dès lors comme secondaire à l’activité de travail, c’est-à-dire comme une conséquence de la confrontation à ce qu’il convient de caractériser comme des contraintes anti-sublimatoires consécutives aux transformations de l’organisation du travail, et qui mettent en impasse le zèle de Jeanne.
Revenons à présent sur l’épisode qui a présidé à la décompensation somatique de Jeanne. Son ancien collègue et nouvellement chef, présenté comme un « drogué du travail », lui a imposé son entretien annuel d’évaluation un vendredi soir à 18h afin de lui signifier son désaccord sur son auto-évaluation à partir de la grille interne des compétences de savoir-être. Jeanne déborde de colère. Très vulnérable aux attaques, elle ne parvient ni à construire un point de vue critique du modèle économique dans lequel elle est embarquée, ni à s’appuyer sur un jugement distancié vis-à-vis des systèmes internes d’évaluation. Elle est évaluée comme « manquant de rigueur dans ses reportings », en « retard sur ses projets », « trop protectrice avec ses équipes », « trop rigide, voire caractérielle dans ses prises de positions internes » et surtout « manquant de réactivité ». La compatibilité entre les responsabilités de Jeanne et son temps partiel de 90% est aussi mise en cause. Ce point apparaît comme extrêmement sensible. Son temps partiel, aussi minime soit-il, est un chaînon indispensable à l’équilibration de sa santé psychique. Cet aménagement apparaît aussi comme insupportable à son manager. Il va ainsi devenir un prétexte à une défiance réciproque qui semble dépasser les enjeux réels du travail.
Pour Jeanne c’est la première évaluation négative en 15 ans de travail dans sa société. Ses bases identitaires vacillent, ce qui entraînera une cascade de troubles somatiques mineurs ainsi que l’épisode vestibulaire qui l’éloignera pour longtemps du travail.
A ce stade nous posons, sans la nommer, l’hypothèse qu’une pathologie de la communication (C. Dejours, 1992) caractérisée est en marche. Ce que Jeanne décrit, sans pouvoir le penser, est un dysfonctionnement grave de la communication avec un raidissement de la critique et une péjoration réciproque entre deux clans. Il y aurait d’un côté les « drogués du travail » et de l’autre « les mères de famille ». Les conditions de l’intercompréhension ne sont plus réunies et la communication entre collègues se découple progressivement de la référence à l’expérience du travail, ce qui signe une forme particulière d’évolution des stratégies collectives de défense dans le sens d’une radicalisation (qui prend alors la forme d’une idéologie défensive). Il est fréquent, en clinique du travail, d’observer ce type de pathologie de la communication entre les cadres et les subordonnés. Les uns sont qualifiés de brutes et carriéristes tandis que les autres sont perçus comme indisciplinés et ignorants. Ici le diagnostic se double d’une problématique de genre (qu’il serait important d’expliciter mais cela mériterait un autre article). Comment en est-on arrivé à ce que la coopération entre genres, jusque-là relativement pacifique, s’abime au point que chacun soit renvoyé à son stéréotype de sexe ? Cette pathologie de la communication centrée sur une péjoration du genre répond, il faut le souligner, à une rationalité « pathique », c’est-à-dire une rationalité des conduites au regard de la préservation de la santé. Sa finalité est d’engourdir la pensée critique afin de ne pas avoir à penser sa propre souffrance face aux exigences du travail et de s’en tenir à une position victimaire. Selon cette construction, Jeanne serait donc victime des « jeunes coqs » pendant que son manager devrait se « trainer » le boulet des « mères de famille » en temps partiel.
On peut désormais interroger par quels processus psychiques, le fonctionnement du corps érotique de Jeanne devient captif des rapports sociaux jusqu’à entraver la dynamique sublimatoire. La reconstitution du chemin causal de l’étiologie de la décompensation somatique met en évidence que la crise identitaire, révélée par l’épisode somatique grave, est déclenchée par la menace de suppression de son temps partiel, pourtant déjà très réduit, dans un contexte d’effritement et de mutation des stratégies défensives collectives en idéologies défensives genrées. Cette mutation accroit l’hyperactivisme individuel d’un côté et l’hyper-présence de l’autre, devenu l’adversaire à combattre, avec le risque d’épuisement qui en découle. Ainsi le déni de reconnaissance par la hiérarchie, couplé aux obstacles opposés à la mobilisation de l’intelligence au travail de Jeanne, engendrent des contradictions psychiques insolubles et ouvrent la voie au processus de décompensation.
A la lumière de la place centrale accordée à l’expérience subjective du corps, la rencontre entre psychosomatique et psychodynamique du travail nous conduit à repenser à nouveaux frais les processus en cause dans la genèse de la vulnérabilité psychopathologique et psychosomatique. Le vacillement identitaire qui précipite Jeanne dans la crise somatique se présente aussi comme un révélateur du clivage de la topique psychique resté jusque-là silencieux. La mise en échec des défenses et de l’ingéniosité, qui protégeaient les zones du corps proscrites, vient directement solliciter la « zone de sensibilité de l’inconscient » conduisant à un accroissement de « la sensibilité exacerbée de l’individu à la pression sociale » (M. Fain, 1981) et en particulier des rapports sociaux de sexe au travail (ce qui chez Jeanne est marquée du sceau d’une histoire intergénérationnelle très douloureuse). La clinique du travail nous conduit ainsi à réfuter la place habituellement accordée au travail en psychosomatique qui a tendance à le reléguer au rang d’élément purement factuel. Ainsi en est-il des rêves de travail qui ne sont jamais analysés comme un travail de perlaboration de l’expérience du corps au travail, mais comme des rêves de réalité, équivalents de l’insomnie marqués par une carence élaborative (M. Sami-Ali, 1980). Le cas clinique de Jeanne nous montre au contraire la manière dont le travail, loin de se réduite à un décor, s’est logé au plus profond de la subjectivité et ceci en raison de l’engagement cardinal et principiel du corps dans la mobilisation de l’intelligence au travail.
Bibliographie
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