I – Argument introductif
La conception historique, clinique et psycho dynamique des troubles instrumentaux par la psychiatrie et la psychopathologie clinique en France est une longue histoire des savoirs et des savoir-faire renvoyant toujours à une perspective complexe et multidimensionnelle. Malheureusement cette perspective a été (et est encore) trop souvent minimisée, oubliée dans nos propres régions psychanalytiques, et conduit à un effacement de la complexité derrière l’appel d’air d’une conception univoque et symptomatique du trouble, dont l’épaisseur développe-mentale, et instrumentale complexe tombe alors trop souvent au profit d’une seule lecture de l’Inconscient du symptôme, dont on aurait dans le réel du corps, de l’acte et de la performance ou de la fonction, au fond, que peu à dire !
A contrario, ou en miroir, les perspectives plus fondamentalistes et développementales, voire neuro-cognitives, font actuellement leurs choux gras de ce délaissement pour revendiquer, quant à elles clairement, l’abandon de la complexité au profit d’un aiguisement du seul point de vue fonctionnel – sous la bannière politique du pragmatisme et de la prétendue scientificité de leur de leur perspective « mesurable ». Les dits troubles sont alors considérés (dans la déclinaison de toutes les fonctions et de tous les instruments, et masqués de nouvelles appellations acronymiques – TIC, TAC, TOC, TOP et THADA -) comme des lésions primaires et des déficiences induites de l’appareil et/ou de la fonction, déficiences à mesurer et à redresser.
La peste ou le choléra … Fourches caudines de la réduction qui laisse loin les enjeux du sujet, de sa souffrance, de son histoire et de la psychopathologie clinique ! Au plan théorique, comme au plan évaluatif et diagnostique, et plus loin dans la perspective thérapeutique, on mesure selon moi assez bien que toute réduction (de quelque bord qu’elle vienne) est une mutilation et une souffrance infligée à la complexité du sujet souffrant. Soulignons, de ce point de vue, avec Edgar Morin que : « certains modèles simplificateurs de connaissance mutilent plus qu’ils n’expriment les réalités ou les phénomènes dont ils prétendent rendre comptent (et) qu’ils produisent plus d’aveuglements que d’élucidations » 34 (p.9), et n’oublions jamais qu’« une pensée mutilante conduit nécessairement à des actions mutilantes »ibid (p.23). Il est donc, de notre point de vue grand temps, de revisiter l’ombre portée des perspectives psychodynamiques complexes quant elles se « cognent » au corporel, à l’instrumental, aux praxies au psychomoteur. Et sur ce plan psychomoteur, l’héritage de l’École Française de Psychomotricité est considérable, et l’abord de ces troubles instrumentaux – comme d’un des points saillants de ce secteur : les dyspraxies – apparaît même, selon moi, comme une urgence pour nos théories mais surtout pour nos petits patients !
II – A propos des troubles instrumentaux : les deux écoles
Perspective neuro-développementale et cognitive : les limites d’une psychopathologie fonctionnelle
Lorsqu’on regarde le D.S.M. américain dans ses dernières déclinaisons, on n’y trouve plus même le terme de dyspraxie comme paradigme des troubles dits « instrumentaux » (notion pourtant encore présente dans les versions antérieures) avec une volonté peut-être implicite d’être anhistorique et de prétendre à la nouveauté ; et il n’est plus fait, dès lors, mention que de « Trouble d’Acquisition de la Coordination » désigné en français par l’acronyme TAC. Les hypothèses dites cognitives – dans ce modèle aigu des dyspraxies, mais plus loin pour l’ensemble des troubles fonctionnels ou instrumentaux et la déclinaison impressionnante de la gamme des « dys » (dyslexie, dysgraphie, dysorthographie, dyscalculie, et donc toutes les variétés de dyspraxies) -, ces hypothèses supposent la construction progressive chez l’enfant, par apprentissage et engrammation (inscription cérébrale), de programmes (ici moteurs pour les praxies) qui détermineront les séquences et coordinations nécessaires à la réalisation gestuelle. L’activation du programme moteur, sorte de cartographie descriptive et organisationnelle des éléments du geste, contrôlant et coordonnant ensuite les différentes étapes de la réalisation finale.
Les dyspraxies – rebaptisées en TAC – sont, ainsi dans cette perspective, et je cite 28 – des « troubles du geste qui affectent l’habileté et la réalisation de certaines activités, en raison (c’est inscrit tautologiquement dans la définition) en raison d’une anomalie de la gestion même du geste au niveau cérébral. C’est un trouble de la programmation gestuelle qui a des répercussions sévères dans l’ensemble du développement de l’enfant », et qui se manifeste par une grande maladresse ainsi que des retards importants dans les étapes du développement psychomoteur (marcher, ramper, s’asseoir), par le fait de laisser tomber les objets, par de mauvais résultats sportifs ou bien encore par une écriture de mauvaise qualité, et des incidences multiples du côté de toutes les activités et autres manipulations et gestes du quotidien.
L’enjeu, derrière cette nouvelle appellation, est bien de transformer un trouble complexe engageant la globalité du petit sujet souffrant – fut-ce dans une dimension instrumentale avérée-en une simple perturbation fonctionnelle, un défaut d’équipement d’origine cérébrale, dont la seule perspective thérapeutique serait du côté de l’amendement ou du redressement (médicamenteux, et rééducatif ou comportemental). La psychopathologie clinique se trouvant alors rabattue dans un premier temps sur une pathologie fonctionnelle univoque, et très vite sur une sorte d’anatomo-neuro-pathologie ou toute dimension psychologique et d’appréhension de la personnalité ou de l’éventuelle souffrance du petit patient est annihilée, pire parfois décrite comme néfaste et superfétatoire. Au fond, et à la source de cette perspective on insiste toujours (en revendiquant la logique du chiffre, de la mesure et une prétendue scientificité) sur l’origine cérébrale et déficitaire primaire d’un manque ou d’une distorsion qu’elle soit neuro-développementale, corticale ou cognitive et fonctionnelle ; et, de fait, dans sa prise en charge, il s’agira toujours d’un pragmatisme affiché du côté d’une réparation, rééducation, orthopédagogique comportementale et de conditionnement, d’un redressement pour corriger et amender, ou d’une remédiation pour amoindrir ou éviter et limiter ce trouble primaire par l’entraînement et le renforcement de l’exercice de la dite fonction entravée.
Si parfois, de ce côté-ci de l’atlantique le TAC peut continuer d’être considéré comme un trouble psychomoteur 6, c’est au seul prix qu’on torde la définition du dit trouble psychomoteur pour le faire entrer de force dans la catégorie « épurée » d’un simple trouble neuro-développemental, annihilant toute la complexité spécifique d’un tel trouble dit historiquement « psychomoteur » 1, 2, 3, 7, 8. Le seul examen psychomoteur permet, selon cette perspective, de caractériser ces symptômes à l’aide d’une démarche diagnostique comportementale, et de hiérarchiser alors les priorités de la prise en charge orthopédagogique spécifique (exercice et surentraînement de la fonction, renforcement positif, techniques de résolutions de problèmes, etc.).
« Trouble de la programmation gestuelle », les praxies apparaissent donc quelles que soient les variantes de cet impérialisme neuroscientifique opératoire, comme des fonctions cognitives élaborées qui permettent – via les voies practognosiques – la gestion de tous les gestes volontaires. Et si, en raison de lésions ou de dysfonctionnements cérébraux, la constitution de cartes programmatiques ne se fait que partiellement ou de façon défectueuse, cela aboutira à « une réalisation lente, malhabile, dysharmonieuse, et cognitivement très coûteuse ». L’examen clinique est rapatrié et rabattu sur les questionnaires et enquêtes comportementales, singulièrement du côté des enseignants et des parents : nul besoin d’un clinicien attentif à l’écoute de la personnalité et du fonctionnement psychique (intra- et intersubjectif) de ce petit patient là.
Et la conclusion monolithique voire partisane s’impose : la dyspraxie est donc un véritable handicap dont le pronostic scolaire et social est redoutable : il s’agit d’un « handicap invisible méconnu ou interprété à tort en terme de pathologie psychoaffective ou socioculturelle ». Il s’agit, dès lors, de ne pas se tromper de porte : ne pas aller voir des cliniciens (psychiatres, psychologues, psychomotriciens) mais bien de s’adresser à – je cite – « un service de rééducation en neurologie infantile ou vers des SESSAD expérimentés et spécialisés » « ce qui est le cas des services prenant en charge les enfants handicapés moteurs » fin de citation 28 !! Cette option, dénoncée avec virulence et profondeur par Roger Misès 32, 33 se trouve malheureusement reprise ad integrum dans une circulaire de la direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins (DHOS) du 4 mai 2001 38 concernant les troubles spécifiques d’apprentissages : « leur origine est supposée développe-mentale, indépendante de l’environnement socioculturel d’une part, et d’une déficience avérée, sensorielle, motrice, mentale ou d’un trouble psychique d’autre part » !
Pour revenir aux dyspraxies, le trouble devient neurocognitif en ceci qu’il est pensé et observé/mesuré tautologiquement comme un seul et univoque trouble de fonctionnement des conduites instrumentales (un déficit, une déviance) au sein du puzzle vulnérable des fonctions mentales dites supérieures. Plus global, il renvoie à la notion de déficit intellectuel ou de retard de développement ; plus spécifique il est reconnu comme pathologie neuropsychologique élective touchant tel ou tel domaine de la cognition et respectant les autres. Aucune place à aucun endroit pour l’idée que le sujet en difficulté instrumentale conjugue à la fois une difficulté motrice et praxique manifeste, et une personnalité historique, pulsionnelle et relationnelle impliquée à tous les étages de son instrumentation corporelle singulière. Les troubles des apprentissages désignent alors dans cette réduction les symptômes résultant de ces troubles cognitifs en tant que s’extériorisant principalement à l’école (les enseignants devenant partenaires de diagnostics uniquement comportementaux) dans les dyslexies, dysorthographies, dyscalculies, dysgraphies, et dyspraxies… Au final, dans une telle perspective seulement fonctionnelle en psychopathologie – qu’elle se revendique de la scientificité la plus rigoureuse empruntée à la psychologie neurocognitive ne change rien à l’affaire – la problématique instrumentale « d’entrée » se trouve elle-même (et les jeunes patients derrière) malmenée et réduite à sa portion la plus congrue ; et plus loin cette anatomo-pathologie fonctionnelle fait croire que l’on pourrait se passer d’une psychologie de la personnalité, et du sujet historique souffrant ; la clinique et la pathologie s’en trouve malheureusement destituées.
L’approche analytique et psychodynamique : une psychopathologie du sens et de l’histoire … et ses dérives !
L’approche psychodynamique – c’est-à-dire l’éclairage et l’intelligence psychanalytique en terrain psychopathologique et singulièrement dans la psychopathologie (inévitablement développementale) de l’enfant – tente a contrario de regarder le fonctionnement de la personnalité et l’étendue des souffrances et des symptômes de l’enfant, dans ses déterminants psychiques, internes, notamment inconscients mais aussi historiques, relationnels, affectifs et pulsionnels.
Cette pensée – authentiquement analytique – s’est pour autant longtemps attachée au développement, au fonctionnement instrumental, et aux troubles psychomoteurs et du langage (cf. ce qu’on peut appeler l’école française : Ajuriaguerra, Lebovici, Diatkine, Misès, Bergès, Flagey, Cahn, etc.). Or, une évidente évolution (voire distorsion) de cette pensée psychodynamique dans le quotidien des équipes en France d’orientations plutôt « analytiques » a été, selon moi et malheureusement, d’effacer cet enjeu du corps, du développement et des fonctions instrumentales comme risque de déviance anglo-saxonne comportementaliste et organogénétique, et dans une lecture de ces souffrances fonctionnelles « d’appels » comprise alors seulement comme symptômes à éclairer d’un sens inconscient et relationnel. Là où l’expérience montre a contrario que la plupart des enfants portant ce type de troubles – à devoir absolument être entendus dans leurs personnalités et leur fonctionnement psychique – ne présentent pourtant pas l’épaisseur symptomatique inconsciente attendue… Que ce genre de troubles ne paraissent pas sensibles à l’interprétation ; qu’il ne s’agit aucunement d’une « névrose d’organe ». Et que le corps et les fonctions ne se réduisent pas (ou pas toujours !) à n’être que reflet hystérisant d’une souffrance psychique signifiante, épaisse et bien mentalisée : il existe (cf. l’École de Psychosomatique de Paris) des symptômes « bêtes », il existe aussi et surtout un incontournable du développement, du fonctionnement et de l’instrumental !
De ce point de vue, l’histoire bégaye ici depuis l’époque douloureuse où les troubles instrumentaux étaient (cf. les rappels de Widlöcher 37 ou des Gibello 20) considérés comme des troubles mécaniques et peu intéressants en regard des troubles affectifs tellement plus riches et épais ; et qu’il y avait comme un aspect moins noble et tellement plus banal voire besogneux de mesurer un trouble instrumental, de prescrire un bilan intellectuel ou un examen psychomoteur afin d’appréhender la gêne fonctionnelle, développementale ou praxique, d’un enfant, plutôt qu’à rechercher le sens d’une souffrance pour un sujet donné dans le jeu d’un échange psychique et langagier « historicisé ». D’un dénigrement neuroscientifique et cognitivo-développemental à un oubli psychanalytique et psychopathologique, et à un recouvrement de la complexité des souffrances instrumentales par une perspective fonctionnelle et déficitaire univoque ou par la projection théorique d’une symptomatologie signifiante des plus discutable, c’est le petit sujet en développement qui me semble, d’une dérive à l’autre, oublié et maltraité !
Du côté psychopathologique, les traités et autres manuels de psychiatrie de l’enfant 2, 27, 14 sont à cet égard extraordinairement représentatifs de cette évolution certaine de la pensée psychodynamique en psychiatrie de l’enfant en France. Point nodal de toute la pensée pédopsychiatrique des années 1960/1970 et central dans le traité d’Ajuriaguerra 2 ; les questions de développements, de troubles instrumentaux et de troubles psychomoteurs n’apparaissent déjà plus dans le traité de Lebovici, Diatkine et Soulé de 1985 27 que concentrés en un seul chapitre certes de qualité et confié à Jean Bergès, mais l’essentiel étant manifestement déjà ailleurs ; et en 1993 dans le traité de P. Ferrari et coll. ce genre de problématique n’est qu’une portion totalement congrue 14 délaissant à d’autres options psychiatriques ce délicat registre des troubles fonctionnels.
L’évolution de la pensée de Jean Bergès lui-même à travers les années est à cet égard singulièrement révélatrice ! Là où dans les années 70/85 7, 8, Bergès qui avait repris la direction de l’unité d’Henri Rousselle consacrée aux troubles psychomoteurs et du langage, insistait dans tous ses travaux sur les enjeux psychomoteurs et instrumentaux – en représentant une référence majeure en ce domaine – les derniers travaux de cet auteur délaissent de beaucoup ce champ d’interrogations cliniques ou préfèrent ne voir dans ce genre de clinique qu’un avatar symptomatique des distorsions des fonctions parentales intériorisées 9. On oublie donc malheureusement trop souvent, à cet égard, de relire nos aînés, ceux de cette époque intermédiaire tellement plus féconde, et de mesurer qu’une grande partie de l’école psycho-dynamique française avait pourtant donné une place essentielle aux troubles instrumentaux comme aux enjeux globaux du développement et de la cognition à travers une lecture ambitieuse des processus d’organisation de la personnalité récusant l’opposition organogenèse/psychogenèse et refusant un dispatching douteux entre troubles des fonctions (cognitives et instrumentales) d’un côté, et troubles affectifs ou relationnels de l’autre.
Un retour sur l’histoire est alors nécessaire pour redéfinir avec Danièle Flagey 15, 18, 19 les troubles instrumentaux en tant que « toutes les aptitudes dont le développement concourt à l’exercice des fonctions cognitives au sens large » ; et Flagey de citer les « fonctions perceptives centrales », les « capacités d’attention et de concentration », les « différents aspects de la mémoire », l’intégration des « schèmes moteurs et praxiques » (acquisition du schéma corporel, de la latéralité et de l’organisation spatiotemporelle), les enjeux psychomoteurs plus globaux (instabilité/inhibition), certains troubles de l’acquisition du langage (oral et écrit), etc.… Raymond Cahn, pour sa part, décrit cliniquement des tableaux similaires d’enfants porteurs de troubles des apprentissages et instrumentaux présentant « des troubles sévères de la structuration temporelle et spatiale, de la latéralité, du schéma corporel, aussi bien dans le corps vécu que dans le corps représenté, ainsi qu’une immaturité motrice avec retard fréquent de l’apparition du langage » 11. Et cet auteur, concordant avec tous les autres, témoigne qu’il existe « une relation fondamentale entre les perturbations graves qui ont pu survenir à la phase préobjectale et l’inhibition de l’apparition ou de l’usage des fonctions instrumentales et cognitives, mais encore de leur mode d’articulation » en particulier lors d’atteintes graves du narcissisme infantile. Constante majeure de cette fragilité de l’assise narcissico-identitaire, dans la plupart des cas de troubles instrumentaux « apparemment isolés », qui permet de soulever l’idée que le trouble dit fonctionnel ou cognitif prend son origine à une époque – de déploiement et d’investissement du « fonctionnement » de la fonction instrumentale -, époque où le développement de l’enfant est encore global et indifférencié. Que, se faisant, il ne s’exprime jamais seul mais accompagné le plus souvent de troubles psychomoteurs et affectifs (cf. Cahn et Flagey op. cité). Danièle Flagey insiste, enfin, sur le besoin absolu, dans ce type de troubles, d’un « modèle théorique qui nous permette de comprendre les relations des facteurs cognitifs au cours du développement d’un individu » 19 (p.30). En soulignant encore, dans ce type de difficultés instrumentales : 1/ les fragilités narcissiques et identitaires liées aux difficultés du développement précoce, mais aussi les perturbations de la fonction de représentation et les difficultés majeures de gestion de l’excitation avec une mauvaise modulation de l’agressivité (le narcissisme abîmé étant ici compris, de manière très freudienne, comme l’investissement du Moi propre en train de se constituer, assurant la cohérence et la permanence de l’organisation du moi pour ce qui est du narcissisme « primaire » et l’auto-estime de soi, dans la relation aux autres aux expériences diverses du monde et face aux apports affectifs de l’entourage pour le narcissisme dit « secondaire ») ; ces difficultés narcissiques débouchant dans la pensée et l’expérience de Flagey sur 2/ des inhibitions et autres défauts du développement et conséquemment sur nombre de troubles fonctionnels et instrumentaux, et mettant notamment en exergue l’investissement (la pulsionnalisation et l’objectalisation) des diverses fonctions cognitives, instrumentales et psychomotrices via la notion essentielle du « plaisir de fonctionnement » ; ce plaisir à « exercer ses compétences au niveau perceptif, moteur et cognitif » essentiel au bon déploie ment de l’exercice et in fine de la fonction (ibid. p.41 sq.). Ce défaut de plaisir de fonctionnement apparaissant comme une constante chez les enfants présentant, à la surface émergée de leurs comportements, de tels troubles instrumentaux. Alors qu’a contrario on ne peut que souligner le gain d’amour de soi et d’investisse ment narcissique lié au bon exercice d’une activité cognitive et instrumentale quand elle s’est développée à l’origine à la faveur d’une relation affective et d’un authentique plaisir de fonctionnement. Aujourd’hui les restes de cette riche pensée sont encore prégnants dans la Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de l’Adolescent (cf. Misès et coll. 29). Les « troubles des fonctions instrumentales et des apprentissages » laissent, en effet, apparaître à côté des grandes catégories structurelles des sous-catégories de type – troubles de l’acquisition de la lecture et de l’écriture, – dyscalculies, – troubles du raisonnement et de la pensée et autres dysharmonies cognitives, – troubles psychomoteurs (intégrant le THADA), – intrication de troubles instrumentaux de la série psychomotrice et du langage, – etc. Une classification qui autorise une saisie clinique multiforme par le praticien et qui a permis à Misès et Quemada 30 d’effectuer une enquête épidémiologique d’envergure à travers les secteurs de pédopsychiatrie français ; étude qui, sous ce chapitre des troubles des fonctions instrumentales, différenciait assez clairement deux sous-groupe de patients : a) celui – à peu près 1/3 des réponses, renvoyant à des formes où les dits troubles des fonctions instrumentales constituaient « un ensemble syndromique bien délimité, répondant aux descriptions usuelles et sans qu’on puisse retenir l’intrication à des troubles notables de la personnalité », et b) celui – à peu près 2/3 des réponses pour qui « les troubles de l’apprentissage constituaient encore le plus souvent le motif principal de la consultation, et se reliant de fait à des retards ou à des dysharmonies avérées des fonctions instrumentales et cognitives », mais qui au décours d’un examen clinique approfondi apparaissait « pris dans une perturbation d’ensemble de la personnalité » qu’il fallait bien prendre en considération. Deux tiers donc de ces symptomatologies instrumentales indéniables s’inséraient dans d’authentiques psychopathologies : notamment troubles névrotiques ou pathologies limites de l’enfance 33. A tous ces endroits, le point de vue psychopathologique (pour peu qu’il soit seulement crédité !) témoignait : à côté du trouble instrumental d’atteintes diverses, au champ transitionnel, au « jouer » et aux processus de symbolisations, de défaillances du travail de séparation, de lignes anxio-dépressives d’importances, d’une faillite de la fonction de contenance et des images du corps, d’une fragilité du substrat identitaire-narcissique du patient, avec de graves défaillances narcissiques et de l’image de soi, d’un manque de sécurité et de fiabilité interne compromettant de façon obligée la régulation de l’estime de soi mais bien sûr aussi le « fonctionnement » des fonctions cognitives et des enjeux d’apprentissages ! Et Misès de conclure 33 (p.8) : « les paramètres que l’on vient de dégager, à différents niveaux, sous une perspective dynamique et structurale, se relient dans un nombre appréciable de cas à des retards et des dysharmonies dans le développement des fonctions cognitives et instrumentales. Ces troubles des grandes fonctions loin d’être réductibles à un modèle neuropsychologique, doivent être resitués dans les interactions qu’ils entretiennent de longue date avec d’autres paramètres : les défaillances narcissiques, le défaut d’élaboration des angoisses dépressives et de séparation, l’hétérogénéité des modes de pensée et de raisonnement, l’incapacité de l’enfant à s’engager dans un projet et à soutenir le désir de connaître » (ibid.).
III – Le chiasme : Julian de Ajuriaguerra, les troubles psychomoteurs et l’École Française de Psychomotricité
Deux lignes parallèles, par définition, ne se croisent jamais… Mais si leur parallélisme s’avère douteux, voire artificiellement construit, leur point de rencontre sera alors considéré comme un chiasme ! L’histoire des savoirs psychiatriques en matière de troubles instrumentaux et de pathologie du développement a étonnamment produit un tel chiasme, là où deux lignes de pensées théoriques très opposées, hermétiques et sourdes l’une à l’autre, pourraient faire penser à des parallèles ne se croisant jamais ! L’œuvre de Julian de Ajuriaguerra et, derrière lui, tous les travaux de l’École Française de Psychomotricité qu’il a fondée et développée avant, a engagé une compréhension complexe, développementale, instrumentale et psychoaffective à la fois, des troubles fonctionnels de l’enfant et paradigmatiquement des troubles psychomoteurs. Une lecture psychopathologique spécifique et approfondie concernant toutes les aptitudes et fonctions cognitives dont le développement concourt à l’exercice du corps et à son action sur le monde (attentionnelle, mnésique, sensori-motrice, praxique, etc.) s’en déduit.
Ces aptitudes et autres fonctions instrumentales renvoient chacune (dans la perspective ajuriaguerienne) au moins à trois étages étroitement articulés mais néanmoins différenciés et nécessairement interdépendants dans chaque souffrance subjective particulière, que seraient a) d’une part, la base équipementale (substrat génético-bio-physiologique) de la dite fonction ; b) d’autre part, le développement dans le temps de la dite fonction ; et enfin, c) le « fonctionnement » de cette fonction potentielle déclinée dans son histoire et dans son investissement psychique et affectif actuel ou plus ou moins fixé. Ces trois lignes s’entrecroisant de plus en permanence et bien au delà de l’âge d’enfance, pour colorer ce que va être à un moment donné le bon (ou mauvais) fonctionnement de la fonction. La malléabilité de ce fonctionnement devient après un certain temps modérée et de plus en plus fixée et les données dites d’équipement relèvent indéniablement de terreaux très diversifiés face à quoi nous sommes désespérément inégaux quant au potentiel de chacune de nos fonctions.
Jean Bergès précisera, quant à lui 7, 8 que : l’organisation et la structuration psychomotrices – sur fond de l’équipement neurobiologique de base (qui peut d’évidence être lui-même blessé, défaillant, handicapé, entravé, dévié …) – vont se comprendre comme la rencontre du potentiel de fond avec l’histoire et l’environnement, la « soumission » dira même Bergès de ce potentiel de fond à des logiques psychiques, relationnelles et évènementielles d’investissement, d’expérience, et d’environnement relationnel. Au final, la structuration psychomotrice sera inévitablement un « sang mêlé » plus ou moins harmonieux ou dysharmonique. Le fonctionnement de cette organisation psychomotrice au regard de la spécificité psychique et symbolique du sujet humain sera en dernière analyse toujours reprise dans une « inscription symbolique de la fonction ». Et à chaque étage de cette trajectoire se spécifiera, depuis le terreau neuro-moteur, ce qu’est la spécificité de l’organisation psychomotrice : « l’être psychomoteur ». Cette perspective, complexe et riche, oblige à différencier (après Ajuriaguerra donc) les troubles moteurs ou neuro-moteurs et neuro-développementaux d’une part, de ce que d’autre part nous appelons spécifiquement les troubles psychomoteurs (prototype selon nous des troubles instrumentaux). Rappelons donc rapidement quelques données concernant l’idée même de ces troubles psychomoteurs.
La notion de trouble psychomoteur – c’est un premier point sur lequel nous aimerions insister – est créée par Julian de Ajuriaguerra dans le même temps et le même mouvement (cela passe trop souvent inaperçu alors qu’elles sont consubstantielles) que celles d’« organisation psychomotrice » et que celle induite de « thérapeutiques psychomotrices » 1.
De la troisième – les thérapeutiques psychomotrices – il dira qu’elle est préférable à celle discutable (ne serait l’usage) – de « rééducation psychomotrice », et qu’elle indique la perspective psychothérapique globale d’une attendue modification du corps en relation, du « corps, en tant que système relationnel et d’orientation » dans le monde, et dans le rapport aux objets et aux autres partenaires psychiques …
De la seconde – l’organisation psychomotrice – il précisera que : si la psychomotricité est « trop souvent confondue avec la motricité », avec l’exercice des fonctions et des systèmes neurologiques superposés 1 (p.426), a contrario, l’organisation psychomotrice telle qu’il l’a définie ne peut se comprendre qu’au regard de son développement, et en tenant compte de l’histoire des fonctions et de leurs fonctionnements, de leur investissement et de leur épanouissement, ou ailleurs de leurs avatars. De ce point de vue, « l’objectif et le subjectif de l’action qui se déroule ne sont pas des réalités séparées », l’acte est « vécu », il est « appétence » « prise de contact » « domination ou destruction » « motivation » rappellera-t-il 1. Repris sur le plan développemental, cette organisation psychomotrice est d’abord la « première charpente motrice » (organisation tonique de fond) prise inévitablement dans le rapport à l’autre du dialogue tonico-émotionnel, puis l’organisation plus développée du plan moteur dans l’investissement et l’exploration du monde et des objets (sous-tendu en permanence par le rapport à l’autre psychique), l’automatisation enfin des acquis et des maîtrises corporelles dans le plein épanouissement du jeune sujet… A chacun de ses endroits « tonus et motricité participent à l’organisation relationnelle », créent la relation, en même temps qu’ils en sont le résultat incarné. Revenons à la première des trois notions – le trouble psychomoteur (paradigme des troubles instrumentaux). Ajuriaguerra redira avec force, en conséquence de ses précisions sur l’organisation psychomotrice et dans une définition pour le moins originale et paradoxale que :
1- les syndromes psychomoteurs ne répondent pas à une lésion en foyer donnant les syndromes neurologiques classiques ; 2- ils sont plus ou moins automatiques, plus ou moins motivés, plus ou moins subis plus ou moins voulus ; 3- liés aux affects mais attachés au soma par leur fluence à travers la voie finale commune, ils ne présentent pas pour cela uniquement des caractéristiques de dérèglement d’un système défini ; 4- persistants ou labiles dans leur forme, mais variables dans leurs expressions, ils restent chez un même individu intimement liés aux afférences et aux situations ; 5- ils ont souvent un caractère expressionnel caricatural, et gardent des caractères primitifs quoique modifiés par l’évolution ultérieure qui les rapprochent de phases primitives de contact ou de répulsion, de passivité ou d’agression. Parfois, ils n’ont même plus la forme du mouvement primaire mais seulement la valeur d’un symbole. « Les troubles psychomoteurs – conclut-il – dans leur ensemble oscillent entre le neurologique et le psychiatrique, entre le vécu plus ou moins voulu et le vécu plus ou moins subi, entre la personnalité totale plus ou moins présente, et la vie plus ou moins jouée »1 (pp.433-434). Derrière l’appréhension de ces troubles psychomoteurs sont visées des difficultés certes de la sphère et des fonctions psychomotrices, mais plus essentiellement des troubles développementaux autant qu’interrelationnels du fonctionnement de ces fonctions, de la motricité entendue « dans la relation à l’autre » 1, 23 ; avec la juste mesure de toutes les incidences plus ou moins fixées et plus ou moins invalidantes de ces fonctions dans la sphère instrumentale et praxique, mais aussi dans l’économie narcissique-identitaire du sujet, et le plus souvent du côté d’une dysharmonie d’évolution et d’une pathologie qu’on dirait aujourd’hui narcissique ou limite. De ce point de vue encore, et si l’on est obligé de rappeler l’essentialité d’une sémiologie du corps et des différents secteurs de la psychomotricité en développement (avec bilans, tests et grilles d’observations affinées), il nous faut dire que dans ce registre des troubles psychomoteurs : la sémiologie ne suffit pas 21, 22, 24 ! Dire plus loin que le trouble psychomoteur dans sa définition même ne relève pas de la sémiologie, de la récolte de signes à redresser ou à rééduquer, mais renvoie plus justement à une interprétation de ces signes dans la relation à soi, à l’autre et au monde, c’est à dire relève authentiquement d’une psychopathologie (processuelle et intersubjective) et d’une lecture impliquée du thérapeute. L’appréhension d’un trouble psychomoteur ne renvoie pas à une photographie arrêtée mais à un film déroulé… dans le temps et l’interaction affective et historicisée. Elle se fait sous le regard impliqué de l’examinateur, et s’entend dans le discours encadrant le comportement, plus que dans la seule mesure « brute » de ce dit comportement manifeste. Un même trouble apparent (au plan descriptif et sémiologique) peut de ce point de vue être et/ou ne pas être un trouble « psychomoteur ». Il faut, pour le spécifier, une analyse psychopathologique différentielle, au regard des enjeux historiques, relationnels et psychoaffectifs qui s’y attachent. Ce ne sont pas les avatars de la fonction qui intéressent la psychomotricité, mais bien plus justement, nous l’avons dit, les aléas du fonctionnement de la fonction. Jean Bergès nous l’a longuement enseigné : « le symptôme moteur ou fonctionnel est systématique », « il est l’effet d’une perturbation de la structure du système nerveux central ou de la fonction », « il se distribue sur les voies de l’anatomie, il a un aspect non seulement inattendu et scandaleux mais limité et organisé ». « Le symptôme psychomoteur lui n’intéresse pas la fonction il intéresse le fonctionnement, (…) le fonctionnement sous le regard de l’examinateur (…) et le symptôme psychomoteur prend du sens dans le discours qui le décrit (…) c’est l’inscription du langage dans le corps de l’enfant » 7. Jean Bergès, encore lui 8 (p.1571) précise au sujet des troubles dits psychomoteurs et du plus manifeste de la conduite déviante, du signe pathognomonique « qu’il s’agit dans une perspective psychomotrice de resituer ces signes, d’interpréter le déficit (…), d’éclairer le poids du trouble instrumental ou un retard d’une fonction, par la perspective plus générale de ce en quoi la relation de l’enfant au monde extérieur s’en trouve autrement établie ». Dès lors, les troubles psychomoteurs apparaissent à la fois opposés aux signes neurologiques (car ils ne sont pas systématisés, se manifestant de façon globale, intéressant plusieurs fonctions) et sans confusion possible avec un retard d’évolution globale des fonctions. « Il s’agit plutôt d’une symptomatologie d’accompagnement, d’un style de fonctionnement, d’une phénoménologie particulière de la relation ; c’est dans l’établissement du lien qui nous unit à l’enfant, dans le type de rapport qui s’instaure dans le corps à corps avec lui que le trouble psychomoteur se manifeste : il ne s’agit pas d’un signe il s’agit d’un ensemble » 8. Si donc on souhaite appréhender ce genre de troubles au seul plan descriptif : c’est à travers la conduite, le corps, l’activité, la gestualité, la posture de l’enfant que s’inscrit le conflit ; la posturo-motricité étant alors la seule voie ouverte chez l’enfant à son expression. « C’est en ce sens, nous dit Bergès, que les troubles psychomoteurs sont expressifs, sous des formes dont nous devons souligner la « pauvreté » relative. C’est peut-être là qu’ils jouxtent les maladies psychosomatiques ». « Si les troubles psychomoteurs peuvent être abordés par le biais descriptif et par celui de l’imaginaire, ils ne se précipitent ni ne se présentifient qu’à travers la réalisation gestuelle. L’opposition apparente entre l’équipement neurologique de la tonico-motricité et la fonction soulignée par le contraste entre fonctionnel et lésionnel est dépassée par le fonctionnement de la fonction qui suppose à la fois maturation et évolution ; la maturation des structures rend possible un certain niveau de fonctionnement ; celui-ci permet à son tour l’éclosion de préformes et de formes fonctionnelles déterminées souvent par des conditions génétiques. Mais ce jeu dialectique ne prend véritablement sens que dans la réalisation à proprement parler psychomotrice de l’agi ». La réalisation sous le regard d’autrui dans la dimension psychique relationnelle est la condition même de ce fonctionnement de la fonction. « Le trouble psychomoteur est lié à la fois aux conditions praxiques de la gestualité engagée dans l’espace de l’action ; à la mélodie kinétique de son accomplissement praxique, et aussi aux aléas de l’imaginaire fondé par la place et le désir de l’autre ».
IV – Pour ne pas conclure … Plaidoyer pour une lecture psychopathologique complexe des troubles instrumentaux
Je soutiendrais ici – de ce rappel de la notion profonde de trouble psychomoteur que la juste compréhension de cette symptomatologie proposée dans le paradigme de psychomotricité élaboré par Julian de Ajuriaguerra déborde de loin le seul listing des troubles singuliers de la corporéité. Se dégage en vérité là, un paradigme des troubles instrumentaux et cognitifs dits plus largement fonctionnels, et une lecture et une authentique vision psychomotrice des grandes entités morbides. Fondement à mes yeux d’une pathologie développementale complexe à revisiter d’urgence pour poser les bases d’une authentique psychopathologie clinique au XXIème siècle dépassant de loin les modèles neuro-fonctionnels univoques actuels 22, 23. Parce que nombre de ces grandes entités cliniques (psychoses, psychosomatique de l’enfant, dysharmonies d’évolutions, pathologies limites, narcissiques et autres troubles globaux du développement, autismes et troubles apparentés, troubles des conduites, hyperactivités et troubles attentionnels, troubles cognitifs praxiques et instrumentaux, etc.) intègrent (sans qu’on le dise toujours, ni qu’on s’y intéresse vraiment), des singularités de la psychomotricité qui sont autant de mal-être du patient et de « verrous » à sa bonne évolution ; mais relèvent surtout dans tous les cas d’un semblable nouage des lignes d’équipements du côté des fonctions cognitives, instrumentales et motrices avec l’histoire et l’épaisseur psychique du sujet pris dans la relation aux autres. Qu’à chacune de ses entités psychopathologiques une vision psychomotrice permet ainsi de reconsidérer le nouage princeps qui fait l’être psychomoteur bien loin des réductions partisanes de la seule logique neurocognitive ou de la seule écoute inconsciente. La perspective psychomotrice (cf. les travaux princeps entre autres de D. Flagey 15, 19 et l’expérience clinique des troubles fonctionnels et instrumentaux sont étroitement liées à la problématique des dysharmonies évolutives, des pathologies « limites » au sens de Misès, et des avatars d’investissements instrumentaux de la sphère narcissique. Je me contenterai de souligner deux perspectives actuelles, brûlantes et selon moi exemplaires d’un authentique abord psychomoteur des grandes entités morbides : je veux parler ici des deux paradigmes essentiels que sont l’autisme infantile et ses troubles apparentés d’une part, et les tableaux d’hyperactivité avec déficits attentionnels de l’autre. Du paradigme autistique nous dirions volontiers ici en reprenant aussi un enseignement de Julian de Ajuriaguerra que « notre corps n’est rien sans le corps de l’autre » 2 et que l’on peut considérer le tableau princeps d’autisme infantile précoce comme l’expression même d’un corps et de ses fonctions s’exerçant sans le rapport au corps affecté de l’autre, sans la dérivation psychique et relationnelle – peut-être sans la subversion pulsionnelle – qui ailleurs font l’épaisseur psychique du corps habité par un sujet relationnel. Les descriptions cliniques du jeune autiste et de son corps ont d’ailleurs trop longtemps méconnu (derrière l’aveuglante fascination pour les performances et surfonctionnements saisissants de nombre d’autistes) les faillites de la psychomotricité et les singularités de l’habitation corporelle : le véritable shuntage du nouage psychomoteur dans les tableaux autistiques. Du paradigme instable et des trois registres pathognomoniques de 1/ l’instabilité psychique (déficits attentionnels et papillonnages permanents) 2/ de l’instabilité motrice (véritable prurit moteur parfois, hyperkinésie très bruyante et démonstrative dans la plupart des cas), et 3/ l’instabilité de caractère (labilité de l’humeur, impulsivité, troubles oppositionnels et instabilité sociale) ; on mesurera encore avec moi 25, 26, l’essentialité du nouage psychomoteur et ici de ses ratés développementaux majeurs. C’est, en effet, exemplairement un ratage multidimensionnel du carrefour psychomoteur dont la sémiologie instable rend compte dans toutes ses dimensions. Mieux je suis certain qu’une analyse précise des premiers développements psychomoteurs pourrait nous aider à appréhender les facteurs de risques et les modalités d’installation d’une futur hyperactivité qui, on le remarquera s’installe et se cristallise quand le psychomoteur (raté ou réussi c’est toute la question !) se doit d’organiser autant les liens au monde et aux objets, qu’aux autres, psychiques et à soi-même dans l’exercice d’une motricité ludique relationnelle25, 26. Les troubles instrumentaux se révèlent, in fine, éclairés par ce paradigme des troubles psychomoteurs prototypiques et par la lecture psychomotrice et ajuriaguerrienne de la psychopathologie développementale. Et les perspectives neurocognitives et fonctionnelles actuelles, à être aiguisées et fort utiles à plein d’endroits, ont de mon point de vue un coût réducteur trop exagéré ! Le corps échappe, il achoppe à sa saisie théorique depuis le cognitivisme et les neurosciences jusqu’à la psychanalyse ; l’habitation corporelle, les enjeux complexes des troubles psychomoteurs, instrumentaux, des apprentissages et de tous les syndromes bruyants, résistent théoriquement comme thérapeutiquement à nos aveuglements et réductions d’écoles parce qu’ils incarnent (dans le corps de l’enfant et dans sa manière d’être au monde) un carrefour complexe, un sang mêlé, un cocktail aux proportions toujours singulières, mais mêlant toujours des données d’équipements et des facteurs de risques du côté des fonctions, à leur fonctionnement pris dans la subversion de l’histoire et du lien aux objets princeps d’attachement et à la ligne de leurs désirs (pour l’essentiel inconscients) ; le tout noué au fil du développement dans des cercles vicieux de plus en plus resserrés. Entre sujet cérébral (et naturel) et sujet parlant (social-historique et Inconscient), quelle place pour l’être psychomoteur : c’est-à-dire pour le sujet du corps en relation et en développement, le sujet des praxies et de l’exercice du corps sur le monde.
Nous rappellerons, ici, pour conclure, la perspective travaillée si profondément pendant des années par Danièle Flagey 15, 16, 17, 18, 19. L’expérience narcissique apparaît bien ici comme « un mouvement fondateur qui serait l’investissement du moi propre en train de se constituer », un « mécanisme psychique permettant l’avènement et le maintien d’un sujet dans ses dimensions de cohérence et de permanence ». Mieux, cette perspective identitaire-narcissique permet de comprendre dans ses aléas les sentiments d’impuissance voire d’incompétence qui entravent tant certains jeunes sujets dans leur développement cognitif. En positif et a contrario, on ne peut que souligner avec Flagey l’essentialité du plaisir de fonctionnement (singulièrement du corps et des fonctions) dans la relation pulsionnalisée au monde et aux autres. Cet auteur, clinicienne émérite, ouvre là une possibilité de comprendre simultanément les perturbations des apprentissages comme expression de dysfonctionnements neuropsychologiques ou cognitifs « de base », comme défaillance instrumentale révélée dans le développement, et lorsqu’il y a lieu comme symptômes de perturbations de la vie psychique et relationnelle, c’est-à-dire au fond toujours comme un cocktail aux répartitions toujours singulières pour ce petit sujet là. Une perturbation des apprentissages et des fonctions instrumentales peut être le signe d’une immaturité simple, d’une régression protectrice, d’une déstabilisation transitoire liée à un processus maturatif ou a contrario d’une désorganisation plus essentielle qui invalide historiquement et psychiquement l’expérience cognitive autant qu’identitaire.
Différentes difficultés adaptatives ou mêlées des sphères dites instrumentales considérées comme uniquement des troubles des fonctions à redresser et ré-entrainer, dans un souci de réparation et d’efficacité immédiate, en méconnaissant l’économie de la personnalité globale engagée derrière, peuvent ainsi se trouver fixées durablement. L’idée de D. Flagey d’un certain « faux self cognitif » est de ce point de vue cliniquement très éclairant 19. L’excès de stimulations et de surentraînement peut aggraver l’incohérence de l’expérience cognitive du sujet et invalider tout autant l’investissement affectif et pulsionnel de ses propres fonctions, au lieu de favoriser un mouvement intégrateur plus global et plus durable. « Le déni des troubles instrumentaux – par nombre de « psy-chodynamiciens » aveugles – est de ce point de vue aussi dommageable que la méconnaissance « neuroscientifique » de leur dimension psychologique » (ibid.). Et Flagey – nous ne pouvons que nous ranger derrière elle – dénonce alors la difficulté récurrente à « penser la complexité », et les clivages (de pensées autant qu’institutionnels) persistant dans nos régions pédopsychiatriques et psychopathologiques cliniques, et résistant à penser l’articulation du fonctionnement cognitif avec l’organisation psychoaffective ! A défaut d’assumer cette complexité, on est obligé de rabattre le trouble instrumental sur un trouble seulement neuropsychologique, déficience à redresser, rééduquer ou remédier ; et on est de surcroît obligé de négliger d’abord, puis de méconnaître totalement ensuite, la personnalité de l’enfant, les déterminants psychiques, affectifs et historico-relationnels de ces fonctionnements, ce qui paraît beaucoup (!) pour une prétention scientifique aussi affirmée, et qui me semble surtout bien dommageable pour nos petits patients… à aider dans leurs souffrances fussent-elles instrumentales et développementales, et pas seulement à redresser avec diverses béquilles adaptatives. Nous pouvons ainsi clore provisoirement cette réflexion derrière l’ombre monumentale de Roger Misès qui, en matière de troubles instrumentaux, précise : qu’« il est hautement souhaitable que le clinicien aide la famille et les divers intervenants à prendre en compte la complexité des faits : à défaut la polarisation sur les seules composantes cognitives et instrumentales vient renforcer les attitudes de méconnaissance d’ordre défensif, elle suscite des réponses réductrices d’orientation exclusivement pédagogique ou rééducative, elle mobilise des essais de simples suppléances où s’accroît l’emprise de l’entourage ». Comme Ajuriaguerra qui citait si souvent un de ses maîtres à penser – Jean Piaget – dans une de ces rêveries célèbres de fin de parcours : « il convient de songer dès aujourd’hui à la fondation d’une psychologie générale portant simultanément sur les mécanismes découverts par la psychanalyse et sur les processus cognitifs ! » ; concluons en rêvant donc un peu ensemble à une telle perspective psychologique et psychopathologique (voire thérapeutique) intégrée et complexe, qui sous l’angle de vue de la psychomotricité puisse authentiquement regarder et aider nos petits patients aux troubles instrumentaux dans la globalité de leur être comme dans leurs fonctionnalités authentiquement entravées.
Références bibliographiques
1 Ajuriaguerra (J. de), Soubiran (G. B.). « Indications et techniques de rééducation psychomotrice en psychiatrie infantile » La Psychiatrie de l’Enfant, 1959, Vol.II fasc.2, pp.423-494
2 Ajuriaguerra (J. de). Manuel de Psychiatrie de l’Enfant, Paris, Masson, 1970.
3 Ajuriaguerra (J. de). « Dyspraxies de développement et troubles psychomoteurs » (trad. fr. inédite V. Feiche-Zerlia) à paraître in J. de Ajuriaguerra et la Naissance de la Psychomotricité, Vol. 2 édité par F. Joly et G. Labbes – Paris, Ed. du Papyrus 2009.
4 Ajuriaguerra (J. de). « Troubles de développement du schéma corporel » (trad. fr. inédite V. Feiche-Zerlia) à paraître in J. de Ajuriaguerra et la naissance de la psychomotricité, Vol.2 édité par F. Joly et G. Labbes – Paris, Ed. du Papyrus, 2009.
5 Albaret (J.M.). “Troubles de l’acquisition de la coordination : perspectives actuelles des dyspraxies de développement” Evolutions Psychomotrices, 1999 Vol.11 n°45, pp.123
6 Albaret (J. M.). « Les troubles psychomoteurs chez l’enfant » Encyclopédie Médico-Chirurgicale. – pédo-psychiatrie, 37 201 F-10 / 4 101 H-30 (Elsevier fr).
7 Berges (J.) « Sur la Psychomotricité” et “Motricité et Psychomotricité » site internet HYPERLINK « http:// www. Freud-Lacan. com/ articles
8 Berges (J.) « Les troubles psychomoteurs » In Lebovici, Diatkine, Soulé et coll. Traité de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent, chap.88 pp.1571-1590, Paris, Puf, 1995.
9 Berges (J.) Le corps dans la neurologie et la psychanalyse, Ramonville Ste Agne, Erès, 2005.
10 Bouvard (M.), Le Heuzey (M.F.), Mouren-Simeoni (M.C.) (dir.) : L’hyperactivité : de l’enfance à l’âge adulte, Paris, Doin 2002.
11 Cahn (R.) « Défaut d’intégration primaire et inhibition des apprentissages instrumentaux et cognitifs » Revue Française de Psychanalyse, 1972 XXXV 5/6 pp.955-971.
12 Diatkine (R.) « Du normal et du pathologique dans l’évolution mentale de l’enfant », La Psychiatrie de l’Enfant, 1967, Vol.10 / n°1.
13 Diatkine (R.) « Peut-on parler de troubles spécifiques instrumentaux ? » Réadaptation – juin 1971
14 Ferrari (P.) – Epelbaum (C.) – et al. Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent Paris, Flammarion, 1993.
15 Flagey (D.) « L’évolution du concept de trouble instrumentaux » La Psychiatrie de l’Enfant, 1977 Vol.XX-2, pp.471-492.
16 Flagey (D.) « Le mal être de l’enfant dyspraxique »; Thérapie Psychomotrice, 1988, n°79, pp.47-53
17 Flagey (D.) « Imbrication des troubles neuro-développementaux et psychopathologiques », Les Séminaires de Médecine Scolaire, 1989, CXXXII Bruxelles, juin 1989, p.9-10.
18 Flagey (D.) « Les enfants à troubles instrumentaux : des sujets pour toutes les théories », Dialogue 1996, n°131, pp.29-38
19 Flagey (D.) Mal à être, mal à penser (troubles instrumentaux et pathologie narcissique) Ramonville Ste Agne, Erès (enfance & psy.), 2004.
20 Gibello (B.)-Verdier-Gibello (M.L.) : « Troubles instrumentaux et échec scolaire », Confrontations Psychiatriques, 1983, n°23, pp.59-79.
21 Joly (F.) « Symposium : Les troubles psychomoteurs : entre psychopathologie et développement » Congrès Européen E.S.C.A.P. – Paris, CNIT La Défense, sept/oct. 2003.
22 Joly (F.) « Le sens des thérapeutiques psychomotrices en psychiatrie de l’enfant », Neuro Psychiatrie Enfance Adolescence, 2007, Vol.55, pp.73-86.
23 Joly (F.)« Psychomotricité : une motricité ludique en relation » in C. Potel : Psychomotricité : entre théorie et pratique, pp.23-41, Paris, Ed. In Press, 2008.
24 Joly (F.) « Les troubles psychomoteurs ou le chaînon manquant entre psychopathologie et développement » J.A. de Thérapie Psychomotrice sur « Le Corps Troublé », La Rochelle, oct/nov 2006.
25 Joly (F.) : L’hyperactivité en débat, Ramonville Ste Agne, Erès, 2005.
26 Joly (F.) : L’enfant Hyperactif, Paris, Ed. du Papyrus, 2007.
27 Lebovici (S.), Diatkine (R.), Soulé (M.) Traité de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent (3 Vol.), Paris, Puf, 1985.
28 Mazeau (M.) Déficits visuo-spatiaux et dysparxies de l’enfant, du trouble à la rééducation, Paris, Ed. Masson, 1996.
29 Mises (R.) et coll. Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de l’Adolescent, Paris, Ed. du CTNERHI, Puf, 1993.
30 Mises (R.), Quemada (N.) « Les troubles des apprentissages à la pré-adolescence : une étude épidémiologique », Neuropsychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent, 1998, Vol.46 5/6, pp.279-284.
31 Mises (R.) Les pathologies limites de l’enfance, Paris, Puf, 1990.
32 Mises (R.) « Troubles instrumentaux et psychopathologie », Neuropsychiatr. Enfant Adolesc., 2004 Vol.51, pp. 3-11.
33 Mises (R.) « Troubles de l’apprentissage scolaire »