Mais l’homme vieillissant en arrive toujours plus à un moi sans monde. En partie il devient temps grâce au passé recueilli par les souvenirs de l’esprit et du corps et en partie, de manière accrue, il devient son propre corps
Le corps vieux vécu par le sujet âgé
Après une longue période d’indifférence, la question du vieillissement a fait l’objet de nombreuses recherches de la part des psychanalystes. Les raisons de cet intérêt nous semblent ressortir de deux motifs. Tout d’abord, l’entrée des psychologues et psychanalystes dans le domaine de la gériatrie les a amenés à côtoyer cette clinique, qui d’emblée avait été peu investie par Freud. Nous avons ainsi vu paraître les travaux de Balier (1976), étudiant les rapports du sujet avec son corps vieillissant. Assoun (1983) a mis en évidence les ressorts inconscients à l’œuvre dans les processus de vieillissement. Lui ont fait suite les ouvrages de Bianchi (1987), Le Gouès (1991), Messy (1992), Péruchon (1994). Ceux-ci se sont intéressés aux processus de vieillissement psychique, mais aussi aux problématiques complexes soulevées par les prises en charges de sujets atteints de pathologies neuro-dégénératives.
Parallèlement s’est développée une importante littérature reposant sur l’observation, par les psychanalystes eux-mêmes vieillissants, des processus liés à leur propre avancée en âge. Nous citerons ici notamment Danon-Boileau (2000) mais aussi Bauchau (2006) et Herfray (2008). A partir de cette exploration quasi-autobiographique, le questionnement des psychanalystes, qui jusque-là portait essentiellement sur les données exclusivement métapsychologiques concernant les destins des pulsions de vie et de mort, la persistance ou non de la libido dans le grand âge, les destins de la relation d’objet, la régression et la sublimation, ainsi que sur le paradoxe de la méconnaissance de la mort par les processus inconscients, s’est intéressé à leur articulation avec l’expérience vécue du corps.
Le corps vieillissant a dès lors suscité l’intérêt non plus uniquement dans sa dimension de perte narcissique de l’image de soi mais aussi à l’aune des transformations entraînées par l’articulation somato-psychique sur laquelle se fonde la conscience d’être soi. François Villa notamment reprend la thématique des équilibres pulsionnels en la mettant en lien avec la dimension économique. Il insiste pour fonder cette dynamique sur les assises corporelles. En effet, proche en cela des conceptions de Winnicott, il considère l’articulation somato-psychique comme fondamentale.
« L’étrangement » à soi
Les modifications corporelles liées à l’avancée en âge mettent à mal les représentations antérieures du moi Idéal et entraînent la nécessité de pouvoir surseoir à ses exigences. Le processus du vieillir met le sujet en face de la réalité de la mort qui se profile de plus en plus nettement à l’horizon. Le corps trahit, n’est plus capable ni de progrès comme dans l’enfance, ni de retour à la stabilité de l’âge adulte : les pertes sont impossibles à dénier. Comme le remarque H. Danon-Boileau, les gestes quotidiens comme celui d’ouvrir une bouteille d’eau minérale deviennent problématiques alors qu’ils semblaient jusqu’alors banals. Le personnage du Journal d’un corps de D. Pennac (2012) s’aperçoit un jour qu’il ne saute plus comme d’habitude la barrière qui mène à sa maison de campagne : peur de rater, d’être trahi par des jambes moins solides, des réflexes moins rapides. De même, H. Bauchau se trouve tiraillé entre les émotions ressenties lors d’une visite à sa belle-fille hospitalisée, son désir d’être présent auprès d’elle, confronté à sa fatigue et à ses triviales envies d’uriner. Limites prosaïques qui atteignent durement le narcissisme. Herfray note que le corps des vieux est sujet à des attaques dont ils ignorent l’origine.
Les voies de l’élaboration de ces problématiques sont assujetties à la capacité du sujet à surmonter la crainte de l’effondrement décrite par Winnicott (1975) à la fin de sa vie : l’angoisse d’un moment à venir déjà vécu dans le passé dans des angoisses inélaborables. Cette angoisse est décrite précisément par Lévi-Strauss à l’orée de son centenaire. Comme le signale J.-M. Talpin, le vieillissement corporel met en évidence « la complexité du processus psychique du vieillissement sollicité par les défaillances corporelles, les mouvements d’aller et retour, l’ambivalence entre s’accrocher et lâcher prise, entre vivre et mourir, entre l’investissement libidinal et le retrait narcissique » (2008, p. 37). Dadoun présente cette dialectique du corps mortel confronté à l’immortalité de la libido comme une lutte (« Agon ») : il y voit une « ligne de mort (…) suivie (qui) ne cherche guère plus qu’à faire saillir dans toute son acuité la ligne de force – de redoutable faiblesse – qui traverse de part en part le grand âge, le serrant de près et le moirant de sombres lumières (Hugo y croit dur comme fer – il admire que « dans l’œil du vieillard, on voit de la lumière »). Cette ligne de force, lance de ténèbres, est donc en même temps sillon de lumière et axe de lutte – lumière et lutte, elles vont de pair, se soutiennent l’une l’autre, qui constituent pour le grand âge un potentiel agonique (agon, lutte, combat), bon pour renaissance, mais qui, cas quasi général, s’étiole de demeurer inutilisé, sinon interdit » (2012, p. 20). Danon-Boileau et Dedieu-Anglade, moins lyriques, insistent cependant eux aussi sur la résistance psychique nécessaire au maintien de l’estime de soi mais aussi de la vie dans le très grand âge qu’ils ont désormais atteint.
Ainsi, contrairement aux représentations couramment admises, le corps vieux, s’il est le porteur manifeste des pertes liées à l’avancée en âge, ne se résume pas au processus de désertion couramment décrit par les sociologues en termes de déprise (Caradec, 2008). Bien que porteur de douleurs chroniques (la basse continue de la souffrance nous dit Danon-Boileau) et de limitations, marqué de rides, traces du passage inexorable du temps, le corps reste également le siège de l’investissement libidinal (Verdon, 2009). Celui-ci peut bien sûr se traduire sur un mode pathologique : régression, hypochondrie, voire déni maniaque, tels que les décrivit Ferenczi dès 1921. Cependant, comme il nous le rappelle également : « La physiologie conçoit l’organisme comme une simple « machine à travailler » dont le seul souci est d’accomplir le maximum de travail utile avec un minimum d’énergie dépensée, alors que l’organisme est fait aussi de joie de vivre et s’efforce par conséquent de procurer le plus de plaisir possible à chacun des organes et à l’organisme tout entier, négligeant souvent, ce faisant l’économie recommandée par le principe d’utilité » (p. 307).
Le corps de l’âgé pour le clinicien : l’inquiétante étrangeté
Cet aspect de la question a été moins fréquemment abordé et nous engage à aborder les problématiques de contre-transfert qui s’y déploient. Il est important de noter que le clinicien lui-même se trouve interpellé par la dimension de finitude qui lui apparaît dans le corps des âgés et très âgés qu’il reçoit. La fragilité passe souvent au premier plan : ainsi une absence, un retard font aisément surgir des représentations de mort ou de maladie et sont difficiles de ce fait à considérer en tant qu’actes manqués. Le corps de l’âgé interpelle particulièrement le clinicien dans la mesure où la dimension de sa fragilité physique engage à la sollicitude, à la prise en compte des difficultés actuelles. De telles problématiques sont présentes également dans le cas des patients présentant des pathologies somatiques sévères, notamment lors de prises en charge dans le cadre hospitalier.
Cette réalité du corps et de ses défaillances implique des aménagement du cadre qui ne sont pas anodins : aide à la marche, voire manœuvre du fauteuil roulant, aide à l’habillage lors de l’arrivée ou du départ impliquent souvent physiquement le thérapeute dans la mise en place de la possibilité de rencontres. Au sein des institutions hospitalières, le bureau est souvent inaccessible et oblige à proposer des séances dans la chambre du patient. Il en va de même des interventions à domicile lorsque le sujet ne peut plus se déplacer. Là encore, définir les limites s’avère complexe. Donner à boire ou pas, toucher ou pas engage les cliniciens dans des difficultés techniques difficiles à élaborer. Comme je le soulignais avec E. Weinmann-Jonchères (2011), le clinicien se trouve alors sollicité sensoriellement par la réalité du corps du sujet et se trouve contraint d’élaborer une position qui ne correspond pas à son cadre ordinaire.
Nous noterons enfin la dimension particulière que revêt l’investissement par le patient du corps même du clinicien, désirable, convoité pourrait-on dire, parce que jeune et qui, de ce fait, se trouve très fréquemment évoqué, parfois de manière crue. S. Korff-Sausse (2008) note un surinvestissement du regard chez les peintres âgés. On le retrouve également dans la clinique quotidienne : ainsi le sujet peut aller jusqu’à exhiber son propre corps, prenant le thérapeute à témoin de sa déchéance. La dimension agressive est alors très forte : la vision du corps vécu comme horrible et honteux par le sujet lui-même est alors utilisée comme une attaque vis-à-vis du thérapeute plus jeune et envié : comme la tête de Méduse venant faire effraction : corps traumatisé et traumatisant. En présence de sujets atteints de troubles démentiels, cette vision, notamment celle du visage va progressivement devenir partielle : les yeux, la bouche du psychologue seront alors décrits, mettant en évidence la difficulté de ces sujets à se représenter un corps unifié.
Le clinicien rencontrant des adultes âgés est donc sommé d’élaborer cet excès de présence du corps, sans le rejeter cependant, afin de parvenir à laisser place au discours du sujet et de lui donner peut-être l’occasion de ce travail de réintégration de soi-même. La dimension de holding de Winnicott, chère à P. Charazac (2007) peut alors lui être support théorique pertinent, à condition de se garder de tomber dans l’écueil du maternage et de la sollicitude excessive.
Bibliographie
Améry J. (1968), Du vieillissement, Paris, Payot, 2009.
Assoun P.L. (1983), « Le vieillissement saisi par la psychanalyse », Communications 37, pp. 167-179.
Balier C. (1976b), « Eléments pour une théorie narcissique du vieillissement », Gérontologie et Société, 4, pp. 130-153.
Bauchau H. (2006), Le boulevard périphérique, Arles, Actes Sud.
Bianchi H. (1987), Le Moi et le temps. Psychanalyse du temps et du vieillissement, Paris, Dunod.
Caleca C. et Jonchères-Weinmann E. (2011), « L’accompagnement d’un parent âgé à domicile : entre passion et tendresse », Dialogue, 2, 192, pp. 85-96.
Caradec V. (2008), Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, Paris, Armand Colin.
Charazac P. (2007), Comprendre la crise de la vieillesse, Paris, Dunod.
Dadoun R. (2012), « Corps mortel, libido immortelle », Gérontologie et société, 1, 140, pp. 13-21.
Danon-Boileau H. (2000), De la vieillesse à la mort. Point de vue d’un usager, Paris, Calmann-Levy.
Danon-Boileau H. et Dedieu-Anglade G. (2012), Une certaine forme d’obstination, Vivre le très grand âge, Paris, Odile Jacob.
Ferenczi S. (1921), Psychanalyse 2. Œuvres complètes, Paris, Payot, 1976.
Herfray C. (2008), « Bréviaire du psychanalyste vieux », Filigranes, 17, 1 http://rsmq.cam.org/filigrane/archives/breviair.htm
Korff-Sausse S. (2008), « La créativité des peintres vieillissants : l’œuvre tardive de Picasso, Klee, de Kooning », Champ psychosomatique, 2, 50, pp. 93-108.
Le Gouès G. (1991b), Le psychanalyste et le vieillard, Paris, PUF.
Messy J. (1992), La personne âgée n’existe pas. Une approche psychanalytique de la vieillesse, Rivages.
Pennac D. (2012), Journal d’un corps, Paris, Gallimard.
Péruchon M. (1994), Le déclin de la vie psychique. Psychanalyse de la démence sénile, Paris, Dunod.
Talpin J-M. (2008), « Quand le corps envahit la scène : corps et vieillissement dans « Un homme » de Philip Roth », Champ psychosomatique, 50, pp. 37-50.
Verdon B. (2009), « Le corps âgé. Dynamisme et fragilité des destins pulsionnels à l’épreuve du vieillissement », Psychologie clinique et projective, 15, pp. 119-143.
Villa F. (2010), La puissance du vieillir, Paris PUF.
Winnicott D.W. (1975), La crainte de l’effondrement, NRP N° 11, 1975, pp. 35-44