Le bébé, la mère et la télévision
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Le bébé, la mère et la télévision

L’univers relationnel de l’enfant avec son environnement se forge avec une télévision bien souvent présente et en marche. Les chercheurs en la matière sont unanimes : la télévision est une partie essentielle de l’écologie naturelle chez l’enfant moderne (1).

D’abord Hollenbeck, en 1978 puis en 1986 Anderson and col. démontrent que les enfants de moins de deux ans sont devant le poste de télévision en moyenne plus de deux heures par jour. Ce chiffre, énoncé ici, paraît bien inférieur à la réalité, en effet, la télévision marche continuellement dans beaucoup de foyers, le nourrisson est installé devant le récepteur à maintes reprises dans une journée, pendant ses temps de soins que ce soit le change ou le repas et pendant ses temps de calins. Plus il grandit, plus il vit hors de son lit en compagnie de sa mère ou, de la baby sitter ou encore de son assistante maternelle, tout ce monde le place régulièrement devant l’écran. Ceci signe un changement dans la manière d’être et de vivre mais aussi probablement dans la manière de se construire, il se pose alors à nous la question du rôle que joue ce medium dans le monde du bébé.

En effet :

– Comment la télévision interfère-t-elle dans l’intimité de la relation de la mère à son nouveau-né ?

– Comment, dans un semblable contexte, la mère -ou son substitut- peut-elle ou va-t-elle permettre au petit d’établir les enveloppes nécessaires à son développement ?

– Qu’en est-il de la disponibilité émotionnelle, de la place que l’enfant occupe dans la fantasmatique maternelle, de la façon dont il est investi, de la qualité et de la quantité des échanges ?

– Comment cette mère conçoit-elle son rôle de pare-excitation compte tenu d’un fond sonore et visuel plus ou moins excitant ?

– Comment inclut-elle, son bébé dans une interaction audio-visuelle ? – Le nouveau-né arrive-t-il à entrer en relation avec une mère télécentrée ?

La télévision, lieu d’influences culturelles, joue forcément sur la nature de l’expérience de l’enfant avec le monde, d’emblée, se présente au nouveau-né un monde particulier, un monde technique qui va contribuer à déterminer l’univers de ses représentations, de sa vie fantasmatique et son imaginaire nourrit d’images télévisuelles. Cet objet d’attention est un objet investi, il capte l’enfant tout autant qu’il fascine la mère.

L’ « indispensable » medium avec et entre la mère et le nourrisson

La mère du nouveau-né confrontée à une solitude et un isolement, confinée dans un environnement domestique étriqué à cause de son bébé et, en présence de celui-ci vient se ressourcer dans ce lieu de compagnie situé entre le dedans et le dehors. Gwenn Dunn dans son livre The Box in the Corner écrit :  » une femme regarde davantage la télévision quand elle a un enfant et, plus elle a d’enfants plus elle la regarde » à cela j’ajoute, plus l’enfant est jeune, plus elle la regarde avec lui. Mère et nouveau-né se font bercer à la cadence des feuilletons et autres sitcoms dans un processus interactif.

L’immaturité du petit de l’homme plonge la mère dans un état de dépendance et de proximité à son bébé, une proximité d’un type particulier en un temps où la césure de la naissance n’est pas encore intégrée, la dyade non encore installée : temps d’indifférenciation pour l’enfant mais aussi pour la mère identifiée à son bébé : le bébé « en la mère » n’est pas encore ressenti psychiquement comme étant « hors la mère », temps de réaménagement, de régression, de repli narcissique. La séparation de la naissance confronte au travail de deuil, de perte de la monade mère-bébé : le foetus laisse un vide interne, une béance à vif alors que les capacités physiques et les capacités d’échanges du nourrisson s’avèrent réduites à leur plus simple expression. L’épreuve de réalité incite la jeune femme à compenser le manque « A toute attaque de douleur ou de manque, la psyché réagit en interposant une suite de représentations, une hallucination susceptible de réparer le sentiment de complétude » écrit le médiologue D. Bougnoux, et comme le suggère D. W. Winnicott « Ne se pourrait-il pas que le sujet principal de la représentation soit un déni de l’état de mort, une défense contre les idées dépressives de « mort intérieure » ? Winnicott ajoute « Que dire du poste de radio qui fonctionne sans arrêt ?… Ce sont là des exemples de la réalité qui rassure vis-à-vis de la mort intérieure, et d’une utilisation de la défense maniaque qui peut être normale ».

Radio, télévision paradigme du recours toujours possible contre le sentiment de perte, lieu de vie, défense contre le vide. Cet objet de communication s’envisage alors comme un outil sécurisant, réconfortant. De par sa fonction spécifique, la télévision se fait support du rêve, elle transporte loin du réel, elle permet d’évacuer la réalité contraignante, elle favorise la régression loin du temps, le psychisme maternel peut aisément se soumettre au principe de plaisir.

Dans ce contexte, la télévision-medium se pose en objet ressource de la mère, en objet de soutien, en lieu où « l’activité imageante ou imaginaire restaure le cercle monadique » (2). Mais, le medium en tant que tel, dans la relation mère-nouveau-né, doit aussi se réfléchir dans son sens initial de milieu, d’intermédiaire. Le medium s’interpose et parcequ’il s’entremet, il autorise un rapproché. La relation fusionnelle mère-bébé dans ses premiers temps de vie où le langage ne peut pas encore jouer son rôle de médiateur, nécessite un objet de distanciation, un objet de tiercéité.

Ce medium, avec écran, l’ écran ici se comprend comme le paravent protecteur/séparateur, tient ce rôle fondamental, il permet une défusion progressive, il vient aérer ou alléger le climat de grande proximité, le sentiment de trop grande intimité ou d’adhésivité (la relation mère-bébé par trop immédiate se voit dans notre société occidentale fortement médiatisée, la télévision n’en a pas l’exclusivité, outils (berceau), règles (puériculture), théorie (psychologie, pédagogie) viennent séparer).

La télévision éloigne tout en rapprochant et parce que le regard de la mère peut se porter ailleurs que celle-ci peut rêver ailleurs, seule avec son enfant, elle va pouvoir le (re)garder.

La télévision : véritable organisateur de la vie de la mère

La télévision sert de repères, elle relie au monde, elle scande le temps, l’édicte parfois mais aussi le tue, elle est la voix qui appelle et sait retenir au rythme des programmes. Pour certaines c’est à midi, à l’heure du « juste Prix », pour d’autres c’est le temps de la météo, plus encore de « Amour Gloire et Beauté » ou de « Ally Mc Beal » et de son irrestible « dancing baby »(3).

Cet espace de tranquillité, de facilité possède des vertus apaisantes, lieu de transition qui résorbe un trop d’excitation, très vite compris comme tel, la mère va savoir aussi l’utiliser pour son bébé.

Le téléspectateur bébé

A l’aube de sa vie, le bébé ne témoigne pas d’une attirance particulière pour la source sonore ou lumineuse présentée si souvent, ceci n’a pas de signification en soi car l’enfant n’a pas encore la capacité d’exprimer clairement ses réactions et nous, problablement la capacité de les lire. Très vite et compte tenu de son évolution, les rapports du petit à la télévision change, il va l’investir de plus en plus : Stein et Wright, lors d’une étude menée aux Etats-Unis, le constatent :

– dès l’age de deux mois, le petit tourne la tête vers le point brillant qu’est l’écran (la tendance naturelle du bébé lui fait porter préférentiellement le regard vers une source de contraste plutôt que sur une plage homogène de même luminance).

– A deux, trois mois, il est sensible à la mélodie, il réagit à certaines musiques notamment à certains indicatifs, il pourra tenter de reproduire des sons et des rythmes.

– A quatre ou cinq mois, le nourrisson se fait encore plus actif et plus interessé, il suit la plupart du temps l’orientation du regard de sa mère. Sensible au changement de rythme, à la prosodie de la voix électronique mais aussi à l’image sautillante et lumineuse, aux courtes séquences comme la publicité ou le dessin animé. On le voit s’animer, rire, bouger les bras, les jambes au tempo des images et de la musique.

A cette époque, déjà, il peut reconnaître un objet montré en deux dimensions, il le reconnaît par sa couleur, sa forme et ses caractéristiques distinctives. Vers huit mois, d’après Meltzoff un enfant est capable de reconnaître un objet présenté en deux dimensions à la télévision 24 heures après dans la réalité soit, en trois dimensions. Plus l’enfant grandit, plus la télévision devient un objet d’attraction, il aime contempler l’image de très près. Il commence à apprécier certaines images, il reconnaît l’autre sur l’écran notamment ses pairs, à la vue d’un bébé, il pointe son doigt, montre son contentement dès qu’il acquiert un début de langage, il nomme, répète bébébé, il souhaite faire partager son plaisir, il invite sa mère à regarder.

Dès que l’enfant se déplace seul, on constate qu’il commence sérieusement à s’approprier la télévision, l’appareil lui même le captive, le récepteur éteint l’enfant s’approche, touche, contourne, examine l’arrière du poste, il semble chercher la cachette des acteurs disparus, il revient, scrute l’écran, son regard pénètre dans l’appareil, il perçoit alors le reflet de son image comme dans un miroir, surpris par cette image, il regarde : est-ce vraiment lui ? Il bouge sa main, constate que la main bouge au même rythme que la sienne, il recommence, bouge davantage, s’amuse à bouger devant l’écran, il rit aux éclats. Il sait aussi très vite où se range la télécommande, il en a perçu l’utilité, il tatonne les boutons et finit par appuyer sur la touche recherchée, l’appareil s’allume, le petit reste pétrifié de stupéfaction, à ce point précis, une inévitable réaction, le bébé se tourne vers la mère ou l’adute présent, il juge et jauge rapidement la situation, il observe le plus souvent, une mère amusée, enfin rasserénée sa stupeur se transforme en jubilation.

Les Télé Tubbies ont leurs fans

Ce n’est certes pas en terme de contenu que nous pouvons nous exprimer lorsque nous parlons de bébé téléspectateur cependant assez tôt dans la vie de l’enfant se constate une préférence voir un très vif intérêt pour certaines émissions, les Télé Tubbies en sont un exemple.

Axelle est agée de 19 mois lorsque je la vois pour la première fois à la consultation. Sa maman n’hésite pas à le dire, sa fille serait toute prête à adhérer au fan club des Tubbies et que : « heureusement il y a le magnétoscope, Axelle est vraiment trop triste à la fin de l’émission, elle n’aime pas se séparer de ses héros, ça me fend le coeur », Axelle se tourne alors vers moi et dit la mine coquine : « Lala partie, partie Ho », « C’est le nom des télé Tubbies, précise la jeune mère, « c’est une véritable passion, elle veut toujours revoir cette émission une fois sinon deux . C’est aussi un des rares moments où ma fille se pause, c’est une enfant toujours en mouvements, elle bouge constamment, elle cumule les activités, elle semble toujours vouloir faire plusieurs choses à la fois, c’est pareil pour les doudous, elle en transporte toujours plusieurs, en ce moment c’est quatre », Madame fait alors le lien avec les quatre télé Tubbies.

Mais que nous dit Axelle au cours de cet échange : « Lala partie, partie Ho » or, ces quatre extra-terrestres -vétus à l’instar du bébé de grenouillères aux couleurs tonifiantes qui laissent entrevoir la couche protectrice des tout petits- sont raccordés au monde des humains par une antenne sur la tête et un écran de télévision en guise de nombril. Cet écran procure un grand plaisir, il propulse ces tout-petits dans le monde des enfants terriens un peu plus grands qui peuvent et savent s’amuser et se cultiver. Ces tubbies, par ailleurs, et c’est là le point crucial, détiennent un pouvoir enviable : une supplique efficace de nantis, après un « encore » implorant, la séquence qui relie tubbies et terriens terminée se voit répété -rediffusé- ce n’était qu’un au revoir. Il est clair que les tubbies, tout comme Axelle, tentent de se débrouiller avec l’épreuve de la séparation et de se récupérer en sollicitant des retrouvailles ; nous assistons au cours de cette émission à un remake efficace du jeu « coucou le voilà » et si les télé tubbies finissent par se séparer du jeune téléspectateur donc de quitter l’écran, toute émission a quand même une fin, c’est, là encore en multipliant la cérémonie du « au revoir » avec des retours à n’en plus finir.

Donc, cet objet renié, dénié qui même apprécié est avant tout déprécié, accusé permet tout de même à l’enfant de se pelotonner dans le plaisir des retrouvailles et de se confronter aux séparations comme en son temps sa mère a appris, dans ce même lieu à supporter un autre type de séparation et une trop grande proximité.

Pour conclure, je n’hésiterai pas à paraphraser Winnicott, ce n’est pas tant l’objet que l’utilisation de cet objet qui importe, Axelle sait le dire avec les télé Tubbies mais aussi quand elle joue avec la télécommande à allumer et éteindre le récepteur. La télévision, espace transitionnel ? lieu de ressourcement pour la mère et pour l’enfant ? elle semble bien se présenter comme telle pour certains, un lieu de défense, de consolation, de calins, une source de plaisir.

Notes :
-1-  Andrex Meltzoff- University of Washington.
-2- D. Bougnoux : La Communication par la bande, 1991, Ed La Découverte, Paris
-3- S. Missonnier, 27ème Journée Scientifiique organisée par le Pr M.Soulé.

Bibliographie :

Blin D.,  Mère-Bébé-Télé : l’Autre Triade in Nés avec la télé sous la direction de M. Soulé, M. Rufo, B. Golse, 1999, E S F Paris.
Blin-Basset D., Les Bébés aussi, in Autrement « La télé une affaire de famille » n° 36 janvier 1982.
Bougnoux D.,  La Communication par la bande, 1991, Ed La Découverte, Paris.
Dunn G.,  The Box in the Corner, 1977, The Mc Millan Press Ltd, London.
Golse B.,  Du Corps à la Pensée, 1999, Ed P U F, Paris.
Roheim G.,  Origine et Fonction de la Culture, 1972, Ed  Idées/Gallimard, Paris.
Winn M., The Plug in Drug, 1977, The Viking Press, New York
Winnicott D. W., De la Pédiatrie à la Psychanalyse, 1969, Ed Payot, Paris
Jeu et Réalité, 1975, Ed Gallimard, Paris.