L’une des questions destinées à animer ce débat était : “Est-il légitime d’établir une distinction entre psychanalyse (cure psychanalytique proprement dite) et psychothérapies psychanalytiques ?” Lisant cela, ma réponse immédiate, instinctive, a été : “mais c’est la même chose !”. J’admets que c’est une réponse un peu brute, et qui demande à être affinée et justifiée. On peut remarquer d’abord que dans cette question le terme “psychanalyse”, employé au singulier, est précisé comme désignant la cure ; et que, passant du substantif à l’adjectif, il vient ensuite spécifier des psychothérapies, au pluriel.
Je me méfie des mots. Ce sont des serviteurs nécessaires, mais parfois insidieusement voleurs de sens. Humpty-Dumpty nous l’avait bien dit : les mots peuvent être infidèles, surtout les plus polysémiques, même si on les paye bien, disait-il; et il ajoutait : la question est de savoir “qui est le maître”. Or nous avons pris des habitudes contestables. Dans la formule que je relève, on peut signaler plusieurs mots infidèles, si ancrés-dans les habitudes qu’ils risquent de passer en fraude des pseudo-évidences.
D’emblée le terme “psychanalyse” lui-même est ambigu, puisque il peut désigner tout aussi bien “une” psychanalyse comme entreprise individuelle que “la” psychanalyse comme discipline. La question que j’épluche ici précise qu’il s’agit du premier sens, celui d’une entreprise -je préfère dire “une aventure”- personnelle, celle de la “cure psychanalytique proprement dite”, ce qu’on appelle souvent aussi la “cure classique”, autrement dit la situation divan-fauteuil. Nous sommes très généralement d’accord, me semble-t-il, pour penser qu’il s’agit là du paradigme de toute la psychanalyse, au sens le plus général du terme, même si le psychanalyste peut situer son action dans d’autres modes de relation à son patient (patient ? analysant ? analysé ? client ?… etc. On disait autrefois, bravement, son “malade”). Il n’est pas neutre d’appeler cela une “cure”, ou un “traitement”. Les deux termes désignent une action de soin, au sens médical du terme (et non pas du soin dans d’autres sens, comme s’agissant de la mère qui donne ses soins à son bébé, de l’écolier qui soigne son écriture, du soigneur qui soigne, du boxeur qui soigne sa gauche, etc.). Il s’agit bien du soin au sens médical. On retrouve ici le poids de l’histoire de la psychanalyse, et des tensions qui ont pu opposer, institutionnelle-ment, médecins et non médecins. Même si “traitement” a un aspect plus médicamenteux, et “cure” fait plus penser à un séjour thermal, il s’agit bien de soigner, au sens de la médecine. Dès lors, la “cure” psychanalytique est bien, par définition, une psychothérapie ; on y soigne des malades, à tout le moins des gens qui vont mal, qui souffrent de bleus à l’âme.
Sous cet angle, le débat pour savoir s’il convient ou non de considérer la “cure” psychanalytique comme une psychothérapie pourrait se clore simplement : puisque “cure” il y a, la psychanalyse est une psychothérapie. Cependant, bien évidemment, ce n’est pas si simple. Passons sur les raisons d’opportunité qui pourraient militer pour une réponse négative (non, la psychanalyse n’est pas une psychothérapie), afin que le praticien de la psychanalyse ne soit pas pris dans les rets d’une définition légale des psychothérapies. Cela peut être politique, mais n’a pas grand chose à voir avec une réflexion au fond.
Le plus infidèle des mots infidèles qui se bousculent dans cette affaire est sans doute le terme “psychothérapie”. Au sens large, cela désigne toute entreprise thérapeutique portant sur les troubles, difficultés, malaises, dysfonctionnements, etc., de… de quoi ? faut-il dire la psyché, le psychisme, l’appareil psychique, l’esprit, l’âme, etc. ? (ici encore les mots sont bien infidèles : c’est cette infidélité qu’utilisent les gourous de telle ou telle secte pour se désigner comme “psychothérapeutes” en arguant qu’ils prennent soin de l’âme de leurs ouailles…). Cependant, les psychanalystes ont la fâcheuse habitude de prendre le terme en un sens plus restreint, et de désigner comme “psychothérapie” ce que, en tant que psychanalystes, ils font avec un patient (client, etc.) assis dans un fauteuil et non pas allongé sur un divan. Pour éviter la confusion avec d’autres entreprises psychothérapiques, on spécifie alors (pas toujours) qu’il s’agit de psychothérapie “psychanalytique” … ou “d’inspiration psychanalytique”, ou “psycho-dynamique”. Les termes depuis quelque temps fleurissent, d’où une belle confusion : que fait exactement ce monsieur qui se revendique “psycho-dynamique” ?
Cette confusion est extrêmement nocive. On l’a bien vu dans un récent Rapport INSERM (“Trois approches évaluées”) où elle a couvert des entreprises hétéroclites (le plus souvent des “thérapies brèves “) toutes désignées comme du domaine d’une “approche psychodynamique (psychanalytique)”, regroupées là sous le simple prétexte que les psychothérapeutes en cause se désignaient eux-mêmes comme psychanalystes, ou disaient “s’inspirer de la psychanalyse”. Et ce “Rapport”, en une belle utilisation de l’infidélité des mots, invite dans ses conclusions générales à glisser de l’expression “approche psychodynamique (psychanalytique)” vers, tout simplement, “psychanalyse”, pour établir que cela ne soigne pas grand’chose… On trouve à son apogée cette exploitation hostile de la confusion si l’on descend, plusieurs degrés au-dessous, vers le plus récent Livre noir de la psychanalyse qui en donne un malodorant exemple. C’est un mauvais lieu, remontons.
Actuellement, bien d’autres techniques de “soin” que la psychanalyse et ses “variantes techniques” se disent psychothérapiques. Libre à leurs praticiens de dire ce qu’ils entendent par là. Il nous appartient, à nous psychanalystes, de dire ce que nous désignons ainsi. Je crois qu’on ne peut plus poser la question comme au temps bien révolu du débat entre Nacht et Lacan, un débat durci sous la forme d’une alternative : ou bien la psychanalyse est une thérapeutique, ou bien c’est une démarche de remaniement de soi qui ne guérit que “de surcroît”. Mais elle est l’un et l’autre ! Cela dépend du patient, c’est-à-dire de l’indication ; cela dépend du psychanalyste, c’est-à-dire de sa façon de poser l’indication ; cela dépend de la technique choisie (divan, face à face, ou d’autres formes d’action); cela dépend de la façon dont l’analyste “conduit” cela ; et cela dépend, finalement, de l’ensemble des modalités de développement du processus, dans cette interaction analyste-patient particulière.
Nous avons tous l’expérience de cas de face à face où se développe un authentique processus psychanalytique, et de “cures de divan” qui paraissent ne devoir jamais y parvenir. Le pronostic est délicat, parce que cela dépendra du fonctionnement psychique du patient, de sa demande (telle qu’elle est posée à l’origine et telle qu’elle évoluera), et cela dépend des réponses possibles de l’analyste. En tous cas, il n’est plus de mise de considérer le face à face comme une forme mineure d’analyse, non plus d’ailleurs que de suivre la mode qui, ensuite, a déterminé la pratique du face à face comme plus difficile.
Comme à bien d’autres je pense, il m’est arrivé de me demander “en quoi ce qui se passe en ce moment est-il psychanalytique, en quoi suis-je en ce moment psychanalyste ?” Ceci dans le cas du divan-fauteuil tout autant que dans celui du fauteuil-fauteuil ; mais cette question m’est venue plus souvent encore dans le cadre d’une longue pratique du psychodrame psychanalytique. En ce cas en effet, la figuration d’action invite à bien des chemins de traverse, et le psychanalyste doit se surveiller pour rester psychanalyste et ne pas glisser vers la position du comédien amateur qui improvise. La meilleure réponse que j’ai pu trouver, ce n’est pas : c’est parce qu’il y est question de sexualité, d’inconscient, de traces mémorielles, d’enfance, de traumatismes, etc. ; tout cela est vrai, mais pourrait sous-tendre une autre pratique que psychanalytique. Ma meilleure réponse possible -sans doute insuffisante- est : je me sens psychanalyste lorsque je garde en ligne de mire ce postulat fondamental : derrière le sens apparent, un autre sens est possible, et derrière celui-ci un autre encore. Le pari est celui de la multiplicité des sens, de la polysémie.
Après tout, les mots sont peut-être infidèles, mais c’est aussi leur charme : c’est leur liberté, donc la nôtre…
Sur ce thème, Roger Perron a publié : Pourquoi la psychanalyse ? Interéditions, 312 pages, 22 €