L’adresse d’Œdipe : une lecture de l’œuvre de Henry Bauchau
Dossier

L’adresse d’Œdipe : une lecture de l’œuvre de Henry Bauchau

Henry Bauchau, poète, romancier et psychanalyste, a tenu un journal de bord pendant le temps qu’il écrivait son roman Œdipe sur la route. Ce journal publié par la suite sous le titre de Jour après jour,1 et qui couvre une période de plus de cinq ans entre 1983 et 1989, constitue en soi un texte unique qui peut être lu comme un roman. Le journal qui fait partie, probablement, d’un journal plus large qui couvre un plus grand laps de temps dans la vie de son auteur, met en lumière la façon dont travaille un grand écrivain ; il nous fait sentir son rythme jour par jour, mois par mois, année par année ; il nous éclaire sur ses pensées concernant la vie ; et parallèlement il témoigne un jour de la naissance subite d’Œdipe sur la route.

Le journal publié commence par le texte rédigé le 17 décembre 1983 à Paris. Bauchau raconte dans la note de ce jour-là, qu’en rentrant chez lui, il passe par l’église Saint-Sulpice, il s’assoie devant l’Ange de Delacroix et le contemple longuement. Cette fresque de Delacroix, qui porte le nom de La lutte de Jacob avec l’Ange est peinte sur le mur de cette église en 1861. Elle dépeint l’histoire de Jacob telle qu’elle est racontée dans le Livre de Genèse chapitre 32. Jacob, poursuivant son chemin dans la forêt, rencontre les anges de Dieu. Un de ces anges lutte avec lui jusqu’au lever de l’aurore. Jacob ne cède pas. L’ange n’ayant pas pu le vaincre, le frappe à l’emboîture de la hanche et la hanche de Jacob se démet. Ainsi l’ange laisse son empreinte sur le corps de Jacob. Cette scène qui fut peinte par beaucoup d’autres artistes, se passe dans la version de Delacroix, sous un arbre vénérable, vraisemblablement un platane. On y voit Jacob se pencher sur l’ange gracieux avec tout son poids, alors que l’ange semble immobiliser celui-ci sans aucun effort visible. On le voit saisir Jacob par la jambe qui va boiter, plus tard, comme il est raconté dans l’histoire.

Bauchau dit qu’il est saisi par cette scène. On comprend qu’il est allé la voir et la contempler plusieurs fois auparavant. Il parle dans son journal de la beauté, de la gravité de cette scène. Il est impressionné par cette force immense qui dépasse les limites de l’Homme ; par la force de cet Ange qui « se contente de contenir (Jacob) sans effort apparent, avec un magnifique geste de retenue. »2. L’impression que fait cette scène sur Bauchau renvoie à un fait précis et important : il lutte contre le vertige qui perturbe son travail d’écrivain et de psychanalyste. Il est inquiet pour son avenir et dans la lutte de Jacob contre l’ange, il voit une projection de sa propre lutte contre le vertige.

Bauchau fait une série de voyages entre le mois de décembre 1983 et le mois d’août 1984. Il va en Suisse, ensuite il retourne à Paris… Entre le 22 juillet et le 4 août il est à Belle-Île-en-Mer pour ses vacances d’été… Puis il se rend à Kernel le 4 août via Quiberon, Carnac, Auray, Quimper ; le 26 août il est de nouveau à Paris… Pendant tout ce temps sa lutte contre le vertige continue. Et en même temps, il poursuit sa recherche… de quoi ? Il ne le sait pas exactement. Il révise de temps à autres des vieux textes inachevés. Il contemple le paysage. Il réfléchit. Le paysage l’inspire. Il pense vaguement à un texte qu’il souhaite intituler Les Rois mères. Une fois, lorsqu’il parle de ces derniers à ses proches, il fait un lapsus et il dit Les rois morts. Il se plaint de ne pas trouver le début de son nouveau roman, car « le vertige dévore tout »3. Dans une page rédigée le 12 février 1984, il se décrit assis dans le Jardin des Plantes, en train de contempler les grands animaux. C’est là qu’il pense à la vieillesse. Il écrit : « L’âge entraîne une perte de confiance dans les possibilités du corps. Il faut donc faire confiance à autre chose puisqu’on ne peut vivre sans confiance »4. Il note que « le grand nombre de choses qu’(il) n’envisage plus d’entreprendre » manifeste qu’il est maintenant mortel ! Il affirme : « Avant cela, je ne le savais pas »5. C’est ainsi qu’il se met à réfléchir sur l’idée d’écrire un hymne au vertige. Comme un proverbe turc le dit : il faut baiser la main qu’on n’arrive pas à faire soumettre ! Alors, Bauchau se met à jouer avec le mot vertige. Il le décompose dans ses composantes sonores et il y trouve d’autres mots : Vers-tige…Vert-tige… Vert tigre..6. Le fait qu’il se mette à travailler le mot vertige à la manière d’un « objet malléable », tel qu’il est décrit par Roussillon7, témoigne de sa capacité enfin retrouvée de l’intégrer dans le jeu de la réappropriation psychique à travers l’écriture. Ainsi il s’empare de ce vertige qui l’angoissait tant, et par là, il peut devenir à nouveau capable de maitriser et de transformer ses angoisses d’annihilation, cette inquiétude que fait surgir le vieillissement, cette abîme profonde et dangereuse que le vieillissement creuse dans la psyché de l’écrivain.

Enfin le roman Œdipe sur l a rout e bourgeonne – peut-être comme un « vert-tige » – le 12 août 1984. Peu avant cette date, Bauchau parle de deux rêves qu’il a notés et analysés dans son journal. Il sent que ces rêves le guideront dans l’écriture de son roman, comme la Sibylle qui guida l’aveugle. Le 12 août, il note Œdipe sur la route : pour la première fois, pour se référer au roi aveugle et son besoin de guide. Dans la note du lendemain, il précise qu’il a repris Œdipe sur la route sans hésitation pour le titre de son nouveau roman et il promet qu’il va le poursuivre. Ensuite dans la note du jour suivant il écrit : « Heureux, très heureux hier de sentir que j’accroche enfin quelque chose avec Œdipe sur la route»8. Il a 71 ans ; il est sensible à la proximité de sa mort ; et au bord du précipice vertigineux de la vieillesse et de la mort, tout d’un coup, il se cramponne à un rocher solide, à travers ce titre qui signifie sa délivrance du précipice, du vide, du vertige.

Sophocle, qui a écrit l’histoire d’Œdipe au Vème siècle av. J.C. dans deux tragédies : Œdipe roi et Œdipe à Colone, se focalise sur deux temps de la destinée tragique de celui-ci. Le premier temps concerne le mariage incestueux d’Œdipe avec sa mère, après avoir tué son propre père, en effectuant ainsi le crime fatal proclamé dans la prophétie. Quand il se rend compte des crimes qu’il a commis, il s’inflige le châtiment correspondant à ces crimes et il se crève les yeux. Le deuxième temps est celui de son arrivée à Colone, là où il va mourir comme un mendiant misérable. Ces deux temps cruciaux de sa destinée soulignent son impuissance et sa défaite inévitable, lui, un mortel qui est tombé entre les mains des dieux.

Contrairement à ce que fait Sophocle, Bauchau situe son roman dans un processus, celui qui se déroule entre les deux moments tragiques narrés dans les pièces de Sophocle. Il permet ainsi à Œdipe de se libérer de la destinée, il lui ouvre la voie pour s’échapper à l’emprise des dieux. La route lui donne la possibilité de saisir son expérience, de la représenter et de devenir le sujet de son vécu. Une des composantes de cette expérience narrée dans le roman est la réalisation d’une sculpture que Bauchau fait découvrir à Œdipe dans une falaise. Œdipe voit s’y cacher une vague immense qui se renverse sur la mer. Au dessus de la vague une figure humaine se lance vers les eaux, dans une petite barque. La vague n’est-elle pas le vertige qui s’origine des entrailles de l’homme et qui bascule le sol sous les pieds de celui-ci par son élan ? Quand Œdipe, l’aveugle, accomplit la vague (avec l’aide de Clios et Antigone) et achève le chemin, « la route », il se réapproprie le destin. La subjectivation de l’expérience traumatique est ainsi rendue possible. Cette vague à découvrir et cette route à parcourir sont analogues au processus de création qui va permettre à l’écrivain de saisir l’expérience douloureuse et inquiétante du vertige. L’écrivain et le personnage avancent à pas synchronisés pour découvrir leur centre de gravité.

Où se situe le centre de gravité de l’individu ? Autrement dit : où est-ce que l’autre s’adresse chez le sujet, quand il vient vers lui ? Lorsque Bauchau transforme sa lutte avec le vertige en une représentation, c’est-à-dire en une vague d’écriture qui a une direction, une accélération et une forme, comme la vague d’Œdipe creusée dans la falaise, on peut dire qu’il maîtrise la houle à l’intérieure de lui et il se reconstruit un centre de gravité. Dans ce sens, le roman désigne l’adresse d’un centre intérieur projeté vers l’extérieur par l’écrivaine, où se fixe, ne serait-ce qu’un moment, son expérience dans le temps et dans l’espace. Son soi habite donc cette adresse à ce moment là ; il s’adresse à l’autre, le lecteur, par cet endroit et sa parole se met à chercher un centre de subjectivité ou de subjectivation semblable chez l’autre.

Le 19 janvier 1985, Bauchau reprend dans son journal cette phrase qu’il avait notée à un colloque de psychanalyse : « On ne cultive nulle pensée qui ne soit adressée à quelqu’un. »9. En d’autres mots, ni la pensée ni la parole n’existent en l’absence de l’Autre. Notre parole attend d’être reçue, travaillée et reformulée par l’autre pour arriver à exister en tant qu’une parole comportant du sens. L’idée que l’œuvre littéraire se construit à travers une expérience réciproque entre deux subjectivités qui s’adressent l’une à l’autre est exprimée par beaucoup d’auteurs ou d’écoles critiques, de façon implicite ou explicite. On peut se rappeler les diverses théories et concepts littéraires depuis « le lecteur impliqué » de Wolfgang Iser et de l’école de Constance10 dans les années 70, jusqu’à « l’œuvre ouverte » d’Umberto Eco11 plus récente.

Christian Guérin a décrit les fondements narcissiques de cette réciprocité dans son texte intitulé « Les valences narcissiques de l’œuvre : le travail psychique du lecteur », dans un des précédents colloques de Psychanalyse et création (à Istanbul), en soulignant les enjeux narcissiques qui sont à l’œuvre du côté du lecteur. Il nous montrait que « ce qui nous fascine dans une œuvre, c’est nous, cette part de nous énigmatique, qui nous est encore étrangère.12 ». C’est cette part énigmatique de lui, le vertige, que Bauchau retrouve dans l’Œdipe déchu de Sophocle et chez Jacob touché par l’ange de Delacroix.

On peut suggérer que le personnage d’Œdipe s’est logé chez beaucoup de destinataires depuis Sophocle jusqu’à Bauchau, et depuis Bauchau jusqu’à la lectrice qui est l’auteur de ces lignes. Tout comme le psychisme se développe en étayage sur le corps physique et sur nos perceptions internes et externes, le contenu psychique et mental de l’œuvre partagée se fonde en partie sur notre habitation d’une géographie et d’une culture. Également, je suppose que nous pouvons envisager le vieillissement non seulement dans sa dimension temporelle mais aussi dans une dimension spatiale, environnementale. Car l’espace habité par le corps enfant, adulte ou vieux doit être vécu différemment selon ces âges de la vie.

Bauchau raconte la route, le processus, mais le cadre « Thebes-Colone » décrit par Sophocle constitue le cadre contenant principal pour lui. Ces deux villes sont comme deux pierres de touche qui balisent le début et la fin du chemin et donnent un sens, tout comme la naissance et la mort donnent un sens à la vie. A l’absence du cadre constitué par ces deux textes de Sophocle, la route décrite par Bauchau serait dénudée de son sens, au moins de celui qui nous est communiqué actuellement. Et bien évidemment il y a l’adresse de Freud dans la composition de ce sens qui nous concerne plus particulièrement.

Des lieux faisant partie de la géographie quotidienne de Bauchau qui sont mentionnés dans son journal et ceux qui sont décrits comme des lieux de ses vacances, habités par lui à cette période de sa vie sous la lumière du vertige, marquent certainement le paysage psychique du roman. Il faut penser surtout à l’église Saint-Sulpice, au tableau de Delacroix, et à l’arbre au dessous duquel Jacob se bat avec l’Ange. C’est là et par ces représentations que la vieillesse, l’angoisse de la perte de ses capacités, et la mortalité, se révèlent à Bauchau sous des formes assimilables et transformables. Une autre adresse implicite est celle du cabinet de Sibylle, figure qui représente son analyste, adresse à laquelle Bauchau se rend trois fois par semaine pendant des années, pour se battre avec son Œdipe intérieur. Sibylle « celle qui avait l’écoute si fine »13 nous renvoie à son tour à une autre adresse, au recueil de poésie de Bauchau, Heureux les déliants, où elle-même, mais aussi beaucoup d’autres, comme « Œdipe », « Antigone » et « Sophocle sur la route » font leur première apparition. Ainsi les trois Œdipe de Bauchau se rejoignent : celui « qui n’étai(t) plus rien, rien qu’un enfant qui fuit/qui va pleurer dans les greniers où l’on oublie »14 ; puis l’adulte qui monte les escaliers de l’immeuble de Sibylle pour découvrir sa « Chine intérieure »15 ; finalement celui qui se met en route avec l’Œdipe de Sophocle pour explorer et élaborer la fragilité narcissique et la castration que l’appréhension du vieillissement et l’approche de la mort entraînent.

Danielle Quinodoz, dans son ouvrage sur Le vertige entre angoisse et plaisir16 relève, à partir de sa clinique, plusieurs types de vertiges selon leur versant psychique, qui peuvent nous aider à élargir notre pensée sur les angoisses archaïques qui semblent faire retour sous forme de vertige chez Bauchau. En ce qui concerne Œdipe sur la route, le type de vertige que nous pouvons associer aisément avec l’auteur et le personnage est sans doute « le vertige par compétition », c’est-à-dire le vertige œdipien où l’angoisse de dépasser le rival œdipien fait glisser le sol sous le pied du sujet. Mais je voudrais surtout marquer un autre type de vertige lié plutôt au retour du vécu archaïque : « le vertige par attirance du vide ». Quinodoz souligne que l’analyse de ce type de vertige nous fait découvrir une angoisse de vide mêlée à l’espoir que cet espace ne soit pas vide mais qu’il soit habité en tant qu’« un espace relationnel ». Certes le travail créateur de tout écrivain nécessite une régression qui suscite ce sentiment spécifique de vide. Et tout élan vers l’œuvre qui attend d’être créée serait l’équivalent de cet espoir de découvrir un espace tissé de liens relationnels entre les objets internes. Ce qui est passionnant, c’est de voir se projeter et se multiplier ces liens à l’extérieur, chez « l’objet autre-sujet » (décrit par Roussillon)17, dans la relation distante mais aussi très proche entre l’auteur et le lecteur. Alors l’environnement peut s’animer et se vêtir des qualités du monde interne, sans que la réalité objective se trouve endommagée. Alors on peut savourer le plaisir de se trouver suspendu dans cet espace transitionnel, le lieu de toute création.

Pour conclure, un dernier mot qui concerne en partie l’écriture de ce texte ; un jour où elle était plongée dans la lecture d’Œdipe de Bauchau. C’est sur le versant d’une colline faisant face à la mer Egée, au sommet de laquelle se cache un site antique non exploré, à quelques dizaines de kilomètres de Troie, dont l’histoire est relatée par Homère, que j’ai aperçu, tout à coup, le paysage se transformer autour d’elle, comme dans des jeux d’enfance. Alors j’ai su définitivement que ce moment qui se composait de rochers et d’oliviers, de parfums de thym et de chèvres, ainsi que des odeurs de la faune et de la flore sauvage qui filaient de la montagne, des voix humaines d’un village lointain mêlées aux bruits de la nature, des étincelles de l’eau de la mer, était exactement le moment où Œdipe s’est arrêté pour reprendre son souffle, a capté de loin l’image cachée dans la falaise et a décidé de tailler le rocher pour faire ressortir la vague de là où elle était enterrée.

Notes

  1. H. Bauchau, Jour après jour. Journal 1983-1989, Bruxelles, Les éperonniers, 1992.
  2. H. Bauchau, ibid, p. 9.
  3. ibid p. 24.
  4. ibid p. 17.
  5. ibid p. 17.
  6. ibid p. 18.
  7. R. Roussillon, Le jeu et l’entre-je(u), Paris, PUF, Le Fil Rouge, 2008.
  8. H. Bauchau, ibid, p. 34.
  9. H. Bauchau, ibid, p. 63
  10. W. Iser, The Implied Reader, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1972, 1978.
  11. U. Eco, The Role of the Reader, Bloomington, Indiana University Press, 1979.
  12. Ch Guérin, Les valences narcissiques de l’œuvre : le travail psychique du lecteur, papier présenté à Istanbul, lors du colloque du Narcissisme et création, qui a eu lieu à l’Université de Galatasaray (Istanbul), les 27-28 septembre 2014. Le livre du colloque est en cours de publication en turc chez les Editions Yapı Kredi, Istanbul.
  13. H. Bauchau, « Sibylle » in <>Heureux les déliants, Poèmes 1950-1995, Bruxelles, éd. Labor, p. 177.
  14. H. Bauchau, « l’Escalier bleu » in Heureux les déliants, Poèmes 1950-1995, Bruxelles, éd. Labor, p. 240.
  15. H. Bauchau, « La Chine intérieure » in Heureux les déliants, Poèmes 1950-1995, Bruxelles, éd. Labor, pp. 147-191.
  16. D. Quinodoz, Le vertige entre angoisse et plaisir, Paris, PUF, 1994.
  17. R. Roussillon, ibid.
dossier
15 articles
La création et ses environnements