Un jour que je m’étonnais d’être si peu préparée à la mort d’une très vieille dame que j’aimais, Daniel Widlöcher me dit : « Il n’y a rien de commun entre la pensée de la mort et l’acte de la mort. L’acte de la mort vous laisse toujours stupéfait ».
Je m’étais adressée à lui en 1989 pour reprendre un travail analytique. Il fut un analyste remarquable et ma dette à son égard demeure insolvable. Il serait certainement mécontent de m’entendre, car l’idéalisation n’était pas ce qu’il préférait. D’une manière générale, il n’aimait pas le pathos, et s’employait à retourner les pensées convenues. D’une discrétion absolue, d’une grande intrépidité intellectuelle, il était aussi rigoureux que généreux dans le travail. Il permettait que l’on trouve son chemin dans le dédale des difficultés de la vie, sans s’incliner devant les bien-pensances. Au fond, pour lui, l’enjeu était d’aller le plus loin possible, sans perdre de vue les limitations qu’impose la férule des conflits internes. Comme il disait souvent en citant Freud, nous avançons en oscillant « entre un petit bout d’analyse du Ça et un petit bout d’analyse du Moi ».
À une époque où Winnicott s’imposait grâce aux publications réalisées par Pontalis, où la pensée de Mélanie Klein trouvait parole dans ses successeurs, et qu’Anna Freud était caricaturée en jardinière d’enfants, il traduisit celle-ci et apprit l’anglais pour ce faire – ce qu’il m’expliqua longtemps plus tard. Il permit ainsi aux lecteurs français de découvrir des textes inédits, tel celui sur l’accueil des enfants de Theresienstadt à Bulldogs Bank.
Mais dans ce cas, comme dans mille autres, ce qui l’intéressait était de réfléchir sur le principe qui gouverne le changement. Pas de langage unique, donc, faire travailler les différences, approfondir les écarts et les supporter, pour donner une plus grande liberté à nos écoutes associatives. À ses yeux, la modestie était de rigueur lorsqu’on affronte les griffes de la répétition et que l’on tente de lui faire échec. En ce sens, il partageait avec Pierre Fédida un authentique amour de la formation. Mais si, dans sa bouche, le terme de Bildung n’était pas un vain mot, c’est que Daniel Widlöcher aimait guerroyer. La pensée ne pouvait se dérouler comme un long fleuve tranquille. Il aimait les détours qui permettaient de revenir nouvellement vers l’objet central de son intérêt : la psychanalyse. Travailler, explorer, ne pas se laisser faire par les simplifications ont fait de son métier et de son œuvre de continuelles années d’apprentissage.
Lorsque bien plus tard, il me demanda d’être le vice-président de son second mandat à l’APF, ce fut alors un tout autre apprentissage que je fis, cette fois à ses côtés. « Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie », disait-il en citant Valéry. Mais la compagnie institutionnelle était mouvementée. Apprendre à décrypter les difficultés, les rapports entre forces contraires, les investissements narcissiques des protagonistes, les obstacles parfois insurmontables – au milieu de ce tohu-bohu, il cherchait la voie de passage, espérant toujours que l’institution gagne en vitalité.
Peut-être ai-je pris la pleine mesure de cette infatigable détermination lorsque je devins moi-même présidente de l’APF. Ses conseils me furent, en trois circonstances très difficiles, d’un immense secours. Non que cela se déroulât dans une atmosphère béni-oui-oui (c’est à lui que je reprends cette expression). Je l’ai dit : il aimait guerroyer ; et, somme toute, j’aimais assez ça. De sorte qu’il nous arriva de batailler sévèrement.
Mais quel interlocuteur il était ! Jusque dans les dernières visites que je lui rendis chez lui, il manifesta ce goût du débat – lequel était mené sur de véritables montagnes russes, tanguant entre des pensées fulgurantes et pleines d’humanité, et le chaos qui menaçait.
Je savais, Daniel, que vos jours étaient comptés. Mais votre mort me laisse stupéfaite.