La terreur de la dépendance comme expérience fondatrice du maternel.
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La terreur de la dépendance comme expérience fondatrice du maternel.

Aborder le maternel nous place dans de multiples paradoxes qui font osciller les représentations entre des points extrêmes : ainsi les figures de mères terrifiantes ne manquent pas dans la littérature et la mythologie. L. Abensour, dans le rapport du récent congrès du CPLF sur le maternel1 mettait en évidence « une ombre derrière toutes les figures de mères », et la part de sauvagerie maternelle liée à « ce pouvoir exorbitant de donner la vie comme la mort ». Mère terrifiante donc, figure de sauvagerie et de toute puissance, d’un côté….

…et de l’autre, image fragile de « femme au bord de la crise de nerfs » pour qui la folie est la norme, si l’on prend pour base le paradoxe de Winnicott, fondement incontesté de tous les travaux sur la parentalité et sur la dite « dépression du post-partum ».

I – Dépression post-partum

Cette entité clinique a largement débordé le cadre des consultations et de la littérature spécialisée. Le baby-blues a connu un large succès médiatique, vraisemblablement fondé sur l’universalité de cet état, éprouvé à des degrés divers par toute jeune mère : dans les suivis des grossesses, il n’est pas rare que les futures mères soient prévenues par leur médecin, dans une intention prophylactique, de la survenue probable du baby-blues quelques jours après l’accouchement. On pourrait dire : « vous serez déprimée, c’est normal ! » Un paradoxe donc.

Paradoxe de la folie normale

La préoccupation maternelle primaire, article bien connu de Winnicott2, est souvent cité en référence, mais il me semble important de le reprendre dans ses détails. Pour que le bébé se développe de façon satisfaisante, « l’établissement de son moi doit reposer sur un sentiment continu d’exister » qui ne peut être procuré par la mère qu’à la condition qu’elle « parvienne à cette maladie normale qui lui permet de s’adapter aux tous premiers besoins du petit enfant avec délicatesse et sensibilité » (p. 171).

Une mère « normalement dévouée à son enfant » doit être « capable d’atteindre ce stade d’hypersensibilité… pour s‘en remettre ensuite » (p. 170) : c’est à cette condition qu’elle pourra s’identifier à son enfant et s’adapter de la façon la plus étroite à ses besoins. Être normale, c’est être dans cet état pathologique. Mais Winnicott va plus loin en disant : « qu’il s’agit d’un état psychiatrique très particulier de la mère » :

  • qu’il se développe graduellement pour atteindre un degré de sensibilité accrue pendant la grossesse et spécialement à la fin
  • qu’il dure encore quelques. semaines après la naissance de l’enfant ;
  • que les mères ne s’en souviennent que difficilement lorsqu’elles en sont remises ; j’irais même jusqu’à prétendre, dit-il, qu’elles ont tendance à en refouler le souvenir. Cet état organisé (qui serait une maladie, n’était la grossesse) pourrait être comparé à un état de retrait, à un état de dissociation, à une fuite, ou même à une perturbation se produisant à un niveau plus profond, tel qu’un épisode schizoïde dans lequel un certain aspect de la personnalité prend temporairement le dessus. (J’introduis le terme de « maladie » parce qu’une femme doit être en bonne santé pour, à la fois développer cet état et en sortir lorsque l’enfant l’en délivre. Si l’enfant venait à mourir, l’état de la mère se révèlerait brusquement pathologique). Le paradoxe est fort, et les mots choisis par Winnicott aussi : le bébé a besoin pour être normal que sa mère soit folle ; si elle ne l’est pas, ce n’est pas normal… et c’est le bébé qui rend cette folie normale. Il me semble utile de nous référer à l’ensemble des positions de Winnicott que j’ai rappelées assez largement, car elles me paraissent souvent considérées, et citées, comme des énoncés dont le sens n’est pas forcément bien compris.

Je vais expliciter ce paradoxe folie/normalité à l’aide de quelques exemples qui nous feront entrer dans ce sens et en percevoir la réalité clinique car il ne s’agit pas chez Winnicott d’une figure de style, mais d’une description clinique.

Le « normal » de la jeune parentalité est l’« anormal » de toute autre relation.

Si je dis en regardant mon interlocuteur : « mais qu’est-ce qu’il veut ? Pourquoi il me regarde de cette façon ? Pourquoi met-il ses doigts comme ça ? Est-ce que ça veut dire qu’il m’en veut, qu’il est fâché contre moi ? Il pense du mal de moi ? Il pense que je lui ai fait du mal, que je ne lui donne pas ce dont il a besoin ? Il a froid, ou il a faim, ou il voudrait être ailleurs ? Il ne veut pas de moi ? ». Tout un chacun va immédiatement penser que je suis « parano », terme arrivé dans le domaine public et le vocabulaire courant. Un psychiatre va se demander si je commence un délire psychiatrique, chercher à savoir depuis quand cela a commencé, si cela a évolué ou augmenté et essayer d’évaluer à partir de quel moment il faudra penser à m’hospitaliser ; il cherchera à estimer quel lien est maintenu avec la réalité, à évaluer s’il s’agit d’un délire d’interprétation, de persécution, ou si je suis dans un état chronique de paranoïa sensitive !

Ainsi, si je scrute attentivement mon interlocuteur en me demandant ce qu’il me veut et si j’interprète tout comportement comme un signe qui m’est adressé, on va à coup sûr penser que ce n’est pas normal ! Mais si je suis une jeune maman qui se demande si, quand son bébé pleure de cette façon ou se tortille, cela veut dire qu’il a froid, ou faim, si son lait est responsable du mal au ventre de son bébé, et qui scrute les moindres expressions de son visage pour les interpréter, on va au contraire se dire que c’est bien normal, qu’elle fait son travail psychique de maman qui apprend à connaître son bébé.

De la même façon si je reviens 20 fois vérifier que j’ai bien fermé la porte, ou éteint le gaz, on va me trouver hyper-anxieuse. Un psychiatre va essayer d’évaluer s’il s’agit d’une névrose obsessionnelle, estimer quelle restriction de la vie sociale ou affective cela entraîne (si par exemple je ne sors plus de chez moi de peur d’avoir oublié de fermer le gaz). Mais si je suis une jeune maman qui va 20 fois vérifier que son bébé dort, ou respire encore, on va trouver cela tellement normal qu’on va m’offrir en cadeau de naissance un audi-baby pour que je puisse rester branchée en permanence sur mon bébé ; et on trouvera bien normal que toute vie sociale soit interrompue !

De même si je me mets à vouloir stériliser les boutons de porte, à évaluer l’environnement en termes de contamination on parlera de « folie de la ménagère » ou de névrose phobique Alors que bien évidemment l’extrême précaution sanitaire des jeunes mamans et l’assainissement de l’environnement sont considérés comme normaux, (pour ne pas parler de la prescription de stérilisation des biberons), et font au contraire l’objet des recommandations des professionnels.

  • Si on est absorbé exclusivement par un seul sujet ou une seule personne, on va parler, d’obsession, de problématique monomaniaque… Mais bien sûr on considèrera comme normal qu’une jeune maman soit exclusivement préoccupée par son tout jeune bébé et entièrement consacrée à lui.
  • Les modifications d’humeur sont tellement connues et admises comme normales chez la femme enceinte et ensuite chez la jeune mère qu’elles ont un nom, on ne les appelle pas « caprices » comme dans le vocabulaire courant, ou troubles caractériels ou dysthymiques comme dans le vocabulaire spécialisé. On les appelle « envies » de la femme enceinte, on les considère comme normales… tout le monde sait qu’elles existent et qu’il faut les respecter !

Les exemples peuvent être multipliés à l’infini de ce chevauchement du normal et du pathologique où l’on va s’inquiéter pour la santé psychique d’une personne présentant certains comportements qui seront considérés comme normaux chez la jeune mère. Selon le chanteur Renaud3 « même le chat pépère elle en dit du mal sous prétexte qu’il perd ses poils… depuis qu’elle est en cloque ». Cette « maladie normale de la mère » n’est pas seulement contingente, elle est indispensable, car elle correspond à la nécessaire modification du champ perceptif et à l’élargissement des moyens de communication vers une prise en compte du langage corporel non-verbal.

Mais la vraie folie est liée au fait que le corps devient habité et habitacle pour un autre corps qui s’y développe : un corps étranger et faisant partie de soi. Tous les films de science-fiction type Alien parlent de cette terreur de prise de possession de l’intérieur par un autre, et d’un étranger qui s’y développe.

L’accouchement, quelles que soient les conditions réelles de la naissance, est toujours d’une extrême violence : même sans douleur, même « normal », c’est physiquement un arrachement violent et brutal, s’apparentant à une amputation. L’accouchement confronte à une expérience éminemment traumatique de perte des limites du soi : il va s’agir d’expulser une partie de soi, qui est un autre, un étranger qui a pris possession de l’intérieur et dont il faut se débarrasser sous peine de mort.

Si on essayait de penser une métapsychologie psychanalytique de l’accouchement, on pourrait dire que les deux temps de l’accouchement (travail et expulsion) renvoient à 2 niveaux de fonctionnement psychique : le temps du travail confronte au travail du corps, éventuellement à la douleur, en lien avec les niveaux névrotiques de l’organisation psychique), le temps de l’expulsion renvoie à des niveaux psychotiques de la personnalité, il est vital et urgent sous peine de mort d’ expulser, d’arracher une partie de soi….

Paradoxe qui percute vie et mort.

Lorsqu’on peut avoir accès aux représentations associées à la première perception du bébé, ce qui est assez rare car elles font l’objet d’un refoulement massif, il s’agit le plus souvent de représentations « folles », aux confins du vivant et du non vivant, de l’humain et de l’animal : par exemple l’image d’une poupée blanchâtre et désarticulée, d’un bébé à tête d’aubergine, un bébé-aubergine, vision d’un bébé chat ensanglanté… et autres visions effrayantes d’un monde de cauchemars où des monstres pourraient sortir de ce chaudron de sorcière où se fabriquent les bébés. On voit bien comment les scénarios délirants peuvent se construire sur ce vécu : les bouffées délirantes, trois fois plus fréquentes dans la population des récentes accouchées que dans la population générale, ont reçu le nom spécifique de « psychoses puerpérales ». Elles sont l’illustration de cette folie « normale » que l’expérience psychique de la grossesse et de l’accouchement peut faire basculer dans la « vraie » folie.

La dépression

Des travaux nombreux ont essayé de préciser le tableau clinique : leurs résultats sont globalement concordants entre beaucoup de travaux américains (Tronick, Field, Murray…) et les travaux français (Guédeney, Le Nestour, Rosemblum, Cramer…). Une rapide synthèse permet d’évaluer, suivant les travaux, entre 10 et 30 % de taux des états dépressifs spécifiques du post-partum, avec un pic dans le premier trimestre et globalement la 1ère année du bébé. Sur cette « estimation », on « estime » à seulement 3 % les états dépressifs reconnus comme tels et donc traités. Le tableau clinique n’est pas si différent des tableaux de dépression névrotique mais la thématique exprimée englobe le bébé et la position maternelle : anxiété, tristesse, larmes, débordement, crainte de ne pas être à la hauteur, d’être une mauvaise mère, sentiment d’épuisement, insomnies… Les manifestations dépressives plus légères concernent, elles, près de 70 % des nouvelles mamans4.

Certaines semblent mieux armées que d’autres pour y résister, et dans cette rubrique il est particulièrement intéressant de constater l’impact des conditions extérieures, ou des facteurs prédisposants : l’absence de formation professionnelle, l’arrêt du travail définitif avant la naissance, un congé maternel de courte durée, la séparation du bébé et de la maman juste après la naissance, un faible niveau socio-économique (1/3 des mères à bas revenus…), l’absence de support familial, des relations conflictuelles avec le partenaire, l’absence de figures substitutives pouvant s’occuper du bébé, un déménagement récent…

Une vignette clinique permet d’illustrer un impact extérieur venant faire écho à une faille intérieure qui se trouve ainsi durablement renforcée.

Il s’agit d’une séance de début de thérapie pour une patiente qui a 2 enfants :

Elle parle de l’impression de tristesse que lui laisse son enfance, sans pouvoir la raccrocher à des traumatismes ou des événements déterminants. Elle était fille unique, et se souvient surtout de gris et d’ennui… Elle pensait qu’avoir des enfants serait avoir une harmonie. Elle souhaitait une proximité affective et se reproche d’avoir tout gâché… Elle voulait tellement que ce soit différent pour ses enfants de ce qu’elle a gardé comme impression de sa propre enfance…

Je souligne la très grande importance pour elle d’avoir des enfants, une famille, et lui demande combien elle voulait d’enfants.

Elle dit qu’elle en aurait voulu 4 …et fait un commentaire d’auto-dérision sur le fait qu’elle s’en sort si mal avec seulement 2.

Je dis que c’est comme si elle avait été très déçue ? Et comme elle approuve vivement, je lui demande à quel moment elle a ressenti cette déception. Elle raconte alors une première grossesse heureuse, mais « Marc a été chouineur tout de suite à la naissance » ; elle avait l’impression de ne jamais pouvoir le satisfaire… Elle a été soulagée de reprendre son boulot et se souvient de sa culpabilité lorsqu’elle traînait pour rentrer a la maison.

Je demande sur quoi portait cette déception. Elle me raconte alors un accouchement à 7 mois 1/2, pour un bébé de 2 kg 4 n’ayant pas nécessité de couveuse ; mais l’allaitement a été difficile, il tétait 2 coups puis s’endormait épuisé… elle se débattait avec des bouts de sein qu’on lui avait donnés à la maternité, elle ne sait pas pourquoi… pour faciliter sûrement ? Elle se souvient d’une puéricultrice qui avait dit que si elle n’y arrivait pas, c’est que « au fond, elle ne voulait pas »… Elle s’en souvient comme d’une matrone qui lui paraissait énorme et avait l’air de tout savoir.

Elle s’était effondrée en pleurs et était passée au biberon en tirant son lait… Que pouvait-elle faire avec ses doutes face à cette certitude… qui la jugeait incapable au fond ? Les deux fois, elle est sortie de la maternité en se sentant incapable et différente des autres mères.

Je demande d’où venait ce modèle maternel chaleureux différent de son expérience personnelle qui lui avait donné envie d’avoir une famille nombreuse ? Elle ne sait pas, « peut-être des amies, peut-être la littérature… », puis elle se souvient que chez sa grand-mère paternelle il y avait beaucoup d’enfants ; son père avait 12 frères et sœurs, il y avait plein de petits enfants, c’était super chaleureux… pour elle, les enfants c’était la fête… on disait dans le village « quand Julie chante, c’est qu’elle est enceinte »…. sa grand-mère, rien ne semblait lui poser problème … à la différence de sa mère pour qui tout pesait et qui n’avait aucun enthousiasme. D’ailleurs la grand-mère faisait des réflexions à la cantonade qui blessaient sûrement sa mère ; elle disait par exemple qu’ « avoir un seul enfant, c’est comme n’en avoir aucun ». Je lui fais remarquer que c‘est comme un jugement qui dirait que « dans le fond » un et aucun, c’est pareil ; comme avoir des difficultés pour allaiter un bébé, né un peu trop tôt et fatigable dans cette performance physique que cela représente pour le bébé, c’est « dans le fond » ne pas avoir envie d’allaiter.

  • Je dis qu’en somme elle se serait trouvée confrontée à la maternité à une grand-mère matrone, qui lui aurait dit qu’elle n’était pas faite pour avoir des enfants, qu’elle n’était pas capable. C’est ce qui l’a empêchée de penser simplement que cette personne, même puéricultrice, disait des bêtises… car elle y a vu sa grand-mère. Dans cet exemple, on peut dire que la rencontre entre l’attaque extérieure de la « matrone » et l’image intérieure de la grand-mère met l’attaque à l’intérieur. Tout se passe comme si la grand-mère qui a servi de modèle maternel idéalisé se retournait contre la jeune mère : contre cela, il n’y a plus de défense possible.

II – Une impressionnante crise d’identité

Toute expérience de la vie entraîne des modifications psychiques, et donc une crise d’identité relative, mais aucune ne suppose un changement aussi radical de position que l’accès à la parentalité.

Pour la mère, cela fait suite à d’autres mutations brutales :

  • la grossesse représente un changement corporel extrêmement rapide sans aucun équivalent dans l’histoire biologique normale d’une personne. L’expérience de la grossesse et de son déroulement constitue une nouveauté sans précédent dans l’histoire biologique normale d’un individu. Dans ce temps extraordinairement court de 9 mois, la femme va voir son corps se transformer d’une façon radicale, pour se transformer à nouveau après l’accouchement, dont on vient de voir qu’il représente une expérience éminemment traumatique.

Être enceinte, c’est se confronter à l’ « incroyable mais vrai » gardé au fond de soi depuis les années d’enfance : quand tout enfant se demande comment on fait les bébés, il élabore ce que les psychanalystes appellent ses « théories sexuelles infantiles ». La grossesse est la véritable étape suivante de ces questionnements anciens, qui ont été diversement élaborés suivant les avatars de l’histoire personnelle de chacun, et se trouvent alors mis à l’épreuve de la réalité (sous tout désir de faire un enfant se cache le désir de vérifier et de voir « comment on fait », de vérifier cet incroyable).

Les symptômes durant la grossesse, ou la façon d’en vivre et supporter les désagréments, auront bien souvent un lien avec la survivance de ces anciennes théories infantiles qui ont une incidence directe sur les troubles de la naissance : derrière les blocages dits « faux travail », on va pouvoir retrouver les anciennes théories, de bébé-caca par exemple ; derrière les dites « envies » se dissimulent les anciennes théories orales sur la naissance. Les troubles de la grossesse chez la femme, mais également ceux décrits comme « couvade » chez l’homme (prendre du poids, douleurs intestinales, fistules anales et autre hémorroïdes) remettent à l’ordre du jour les anciennes théories sexuelles infantiles car cette étape en constitue la dernière phase, l’ultime observation confrontée aux théories anciennes.

La grossesse est donc à la fois un bouleversement physique et psychique, qui se traduit obligatoirement par la fragilité émotionnelle de la jeune femme à cette période.

L’autre point d’extrême fragilité dans ce bouleversement émotionnel est que l’arrivée d’un nouveau bébé, dans l’ensemble de la constellation familiale, va bouleverser la totalité de la chaîne générationnelle. Les rêves de la future jeune mère peuvent être très clairs dans leur contenu apparemment morbide et traumatisant du fait de l’abaissement des résistances que M. Bydlowski appelle « transparence psychique » : ainsi le rêve de mort de la mère est très fréquent chez les femmes enceintes.

Mais il me semble utile de considérer le rêve non pas seulement classiquement, comme la réalisation d’un désir, mais comme le signe d’un travail d’élaboration : une tentative de traduire en langage du rêve les pensées concernant cette nouvelle situation psychique. Le rêve de mort de la mère devient ainsi la mise en langage du rêve de ce qui se passe sur un plan symbolique lorsque la jeune femme, enfant jusque-là de sa mère, va devenir mère à son tour et prendre cette place de mère, c’est-à-dire précisément de sa mère, et ainsi la tuer (elle sera désormais la grand-mère). Je considère qu’il est, dans ces cas, toxique d’interpréter des fantasmes meurtriers.

Le père est aussi confronté à ses anciennes théories sexuelles infantiles, pour lui aussi la chaîne générationnelle se repositionne, pour les enfants déjà là aussi… et nous avons donc une extraordinaire configuration de crise ! (Esther Bick a décrit ce qui se passe pour l’ensemble des membres de la famille en termes de crise d’identité).

Ces idées ont été, depuis Winnicott, bien connues et explorées et constituent le socle que je tenais à rappeler avant d’exposer des idées plus personnelles et de proposer quelques hypothèses et propositions cliniques qui en découlent.

III – Impact de la dépendance

Winnicott origine la peur de la femme dans la non reconnaissance que « le bébé est sous la dépendance absolue de la mère et de sa capacité d’être en état de préoccupation ». Mais les femmes l’éprouvent également, tout particulièrement les mères, et selon moi cette peur peut aller jusqu’à la terreur : cette peur de la dépendance concerne toutes les jeunes mères et constitue le point de départ obligé des mutations psychiques de la maternité.

Le traumatisme de la naissance pour les parents5

La rencontre avec le bébé constitue une expérience traumatique débordant les capacités du psychisme pour y faire face : cela nécessite pour la mère un réaménagement fondamental et immédiat de tout son fonctionnement psychique. Cette découverte de la dépendance est brutale, il n’y a pas de gradation, ni d’apprentissage, ou d’évolution.

Qui plus est, à la dépendance physique se rajoute la dépendance psychique absolue, à laquelle seule l’expérience de la parentalité confronte : le bébé dépend de sa mère pour se construire psychiquement, pour devenir une personne. Le bébé est obligatoirement prématuré et cette découverte de la dépendance absolue et totale du bébé vis-à-vis des soins de ses parents pour sa survie est également brutale et sans préparation.

Cette expérience de la dépendance absolue d’un autre vis-à-vis de soi, à la fois physique et psychique, est une expérience unique dans la vie et un choc traumatique pour la mère ou toute personne qui occupe la nécessaire fonction maternelle. On n’est pas « un peu » parent, on le devient d’un coup, brutalement, quand on a le bébé dans les bras.

Le bébé va se construire en fonction de ce qu’est sa mère, ce qui se manifestera à travers ce qu’elle fait avec lui et pour lui : le sentiment de responsabilité de la jeune mère est à juste titre écrasant6.

Faire face à cette situation entièrement nouvelle et singulière suppose une mutation profonde du psychisme parental, et psychiquement un changement d’état : il n’y a pas de préparation possible, pas d’adaptation, du fait de cette transformation par l’expérience il deviendra radicalement différent de ce qu’il était auparavant, et par conséquent, différent de celui des non-parents.

Mon hypothèse personnelle est que ce que j’appelle « traumatisme de la naissance pour les parents », c’est-à-dire la découverte de la dépendance totale du bébé, constitue le point commun sous-jacent à tous les troubles du post-partum : du « baby-blues » banal, à la psychose puerpérale en passant par la dépression post-natale sévère, il s’agit de la manifestation de cette identité volée en éclat, et des tentatives pour y survivre, en mettant en place des systèmes défensifs qui vont à leur tour être invalidants. Tout cela traduit le bouleversement et l’impossibilité, ou la difficulté, du psychisme à se réorganiser pour faire face aux nouveaux aspects de la réalité : c’est la définition même du traumatisme.

Les réactions de la mère après la naissance d’un bébé peuvent être envisagées sous cet angle comme la traduction d’un bouleversement de l’organisation psychique. Cette transformation est une véritable mutation psychique liée au saut dans l’inconnu que représente l’arrivée d’un bébé. Mais, lors d’un saut dans l’inconnu on va mobiliser aussi tous les moyens défensifs que l’on a à sa disposition : pensée magique, recours à des principes, rigidité, garde-fou, structures pré-pensées en fonction des défenses et non des besoins internes. Je parle ici de la naissance dite normale, c’est-à-dire à terme et sans problème : on n’a pas de mal à y rajouter le poids du traumatisme d’une naissance pathologique, prématurée par exemple.

Le traumatisme défini par Laplanche et Pontalis7 est un « événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique. Il se caractérise par un afflux d’excitations qui est excessif relativement à la tolérance du sujet et sa capacité de maîtriser et d’élaborer psychiquement ces excitations »).

Les réactions de la mère sont la traduction d’un débordement de son organisation psychique.

Les aspects nouveaux externes peuvent alors faire l’objet de différentes formes de déni pour que puisse être préservée la survie de la construction psychique interne.

  • Dans les formes cliniques extrêmes des psychoses puerpérales, cela peut aller jusqu’à la construction d’un délire qui vient prendre la place de cette nouvelle réalité incluant le bébé.
  • Dans les formes psychopathiques, le lien avec la réalité sera maintenu mais toutes les formes de rejet actif du bébé, de la maltraitance à l’abandon, manifesteront l’incapacité de la mère à concevoir le bébé comme un être dont il faut prendre soin.
  • Il est enfin de multiples situations cliniques où le bébé devient le support des projections de la mère dans un renversement de la relation de dépendance ayant une fonction de déni.
  • Dans les situations moins pathologiques, ou considérées comme normales, les sentiments de responsabilité, de débordement, d’incapacité à être à la hauteur de la tâche, d’enfermement et de solitude, avec des degrés variant de l’inquiétude à la panique, sont une constante des thèmes abordés par les jeunes mères. Ils sont l’expression des réactions à l’impact de la dépendance.

Pourquoi m’appesantir tellement sur ces points, peut-être de simple évidence ? Simplement pour rappeler que lorsque nous recevons des jeunes parents (peu importe leur âge réel, en tant que parents ils ont l‘âge de leur bébé), nous avons affaire à des personnes traversant une crise d’identité majeure, venant de vivre un bouleversement d’une extrême violence. La prise en considération de cet aspect traumatique nous amène alors, lorsque nous recevons de jeunes parents, à estimer l’aspect de crise psychique comme majeur : la clinique de la naissance de la famille, ainsi conçue, s’apparente à une clinique post-traumatique.

IV – Paradoxe de la parentalité

Th. Benedek8 parle dès 1949 de la parentalité comme « nouvelle phase de développement » : tout faire pour son bébé pourra entraîner la mère à « en rajouter » dans sa responsabilité, en ne lui laissant plus la possibilité, ou en ne le pensant plus capable de se débrouiller seul pour quoi que ce soit.

« Je suis devenue peureuse, alors qu’avant je n’avais peur de rien » est le témoignage de nombreuses femmes à partir de la maternité. La peur de faire du mal au bébé, ou qu’« on » lui fasse du mal, traduit l’idée d’un monde devenu dangereux du fait de la perception de sa dépendance et de la responsabilité totale de la mère dans sa mission de le protéger. Les situations, également courantes, de peur d’oublier le bébé, ou de lui faire du mal peuvent aller jusqu’à des phobies d’impulsion très impressionnantes pour les parents.

La découverte brutale du croisement de la dépendance du bébé et de la responsabilité parentale ouvre sur la terreur d’un pouvoir de vie et de mort : les phobies d’impulsion traduisent le choc de cette découverte, beaucoup plus qu’une agressivité inconsciente vis-à-vis du bébé.

Les cas de phobies d’impulsion que j’ai été amenée à traiter se sont trouvés rapidement résolus par le travail sur la terreur et le sentiment d’une responsabilité exacerbée par la perception d’une dépendance extrême. Montrer aux parents que ce qu’ils prennent eux-mêmes pour incompétence ou agressivité inconsciente est en réalité une preuve d’amour excessive, déformée par leur angoisse de « mal faire », détournée en « faire du mal », permet de leur restituer une confiance en eux-mêmes. Se croyant trop mauvais, ils se découvrent trop bons, ce qui est plus facile sur le plan narcissique. Il est aussi utile pour le clinicien de se souvenir que, quelle que soit la pathologie de la famille ou de la personne, nous avons affaire à une surcharge du fait du traumatisme de la naissance en tant que parent, et que la pathologie est la norme à cette période.

Cela suppose de ne pas chercher du côté de la haine inconsciente, ce qui dans ces conditions me paraît contre-indiqué9 (de même que dans les rêves des femmes enceintes que j’ai évoqués plus haut), mais de s’appuyer sur l’observation des manifestations spontanées du bébé, en particulier sur ses possibilités d’action autonome, et de les montrer aux parents.

L’intérêt du travail conjoint parent-bébé est de pouvoir utiliser la scène agie entre les protagonistes comme une scène fantasmatique suscitant des associations et un matériel porteur de sens. Cela suppose que thérapeute et parents puissent regarder ensemble le bébé avec attention et que les parents étayent leur capacité d’observation sur celle du clinicien et les développent.

Quadrature du cercle de la parentalité

Selon mes propres conceptions10, l’entrée dans le processus de parentalité concerne en premier lieu l’élaboration et la transformation de ces premiers ressentis de terreur et l’acceptation de la dépendance absolue du bébé.

Le 2ème aspect, signe la « mission impossible » de la parentalité, car cette acceptation de la dépendance doit s’accompagner, dans le même temps, de la reconnaissance des possibilités autonomes du bébé : il s’agit à nouveau d’une confrontation paradoxale.

En effet, à l’intérieur de sa grande dépendance, le bébé a dès le début des secteurs où il peut se débrouiller seul : ils se développeront durant sa croissance psychique, c’est-à-dire tout au long de sa vie. Mais, on ne peut penser qu’il y aurait d’abord un temps de dépendance exclusive, pour ensuite voir advenir l’indépendance et l’activité. Les deux sont présents dès le début, dans des proportions qui évolueront vers davantage d’indépendance. Encore faut-il que la notion « d’indépendance » ait été reconnue comme fonction et soutenue dans son développement. Il n’y a pas un temps « x » où cela va pouvoir commencer, c’est présent dés le début : ainsi, le nouveau-né qui tête sa lèvre dans son sommeil met en place, de façon autonome, un mécanisme qui lui permet de continuer à dormir. Si quelqu’un faisait cela pour lui, ce serait dommageable car cela handicaperait gravement la construction de cette fonction et la construction parallèle de son image de lui, son identité profonde, liée à la confiance qu’il peut avoir en lui-même et en ses propres capacités.

Ainsi, la maman de Sandra n’en peut plus, elle est épuisée par les soins continus qu’exige son bébé de 2 mois ; elle ne sait plus quoi faire pour l’éveiller, se transforme en superproductrice de spectacles, mais s’épuise, ne trouve plus rien à faire ni à dire. Tout est devenu si lourd qu’elle n’aspire qu’à se coucher dès que Sandra est couchée, à la confier en crèche et à reprendre son travail, mille fois moins fatigant que celui de maman. La maman dont tout dépend ne se sent plus à la hauteur de cette tache : elle a mal au dos, des crampes dans les bras, ne peut plus sortir seule, ni accomplir seule les taches dont elle s’était fait une joie avant la naissance (habiller Sandra, la nourrir…).

La scène s’allègera considérablement lorsque nous comprendrons qu’elle s’épuise à produire des spectacles de plus en plus intéressants pour Sandra, dans l’idée que Sandra ne peut les produire elle-même. La découverte que Sandra peut aussi être active par elle-même et s’intéresser à sa propre activité plus qu’aux performances de l’objet, lui permettra de voir une force et une solidité inconnues chez son bébé : elle pourra ainsi lui faire davantage confiance, et du même coup restaurer sa confiance en elle-même.

Les mamans terrifiées et hyper-anxieuses vont considérer que le bébé ne peut rien réaliser sans elles et confondre toute difficulté ou toute frustration du bébé avec une manifestation de souffrance.

La maman de Carole est hyper-anxieuse. Elle considère que son bébé ne peut rien réaliser sans elle et elle veut lui épargner toute souffrance, mais aussi toute difficulté ou toute frustration, et même tout effort, confondu pour elle avec une souffrance. Carole est ainsi devenue experte dans l’art de faire bouger sa mère. Elle est très passive, ne prend pas les objets, ne joue pas avec ses mains et, à 6 mois, ne manifeste aucune velléité pour s’asseoir, ni pour bouger ou se déplacer d’aucune façon. Lorsqu’elle est mise assise et souhaite changer de position, elle se laisse simplement couler sur le côté et attend que sa mère l’installe dans une meilleure position. Sa maman avait arrêté de travailler pour s’occuper d’elle : avec ce système, elle est occupée à temps plein et au-delà !

Au fil de nos rendez-vous, elle apprend à se rendre compte de ce qu’elle agit elle-même, et à voir ce que fait son bébé. Elle commence à pouvoir laisser un temps de latence avant d’intervenir, et nous voyons Carole commencer à s’intéresser à ce qu’elle fait elle-même. Elle dépend moins des spectacles de hochets, nounours etc. que sa mère organisait pour elle en permanence.

Nous découvrons que leur vie est jalonnée de rituels complexes qui occupent tout le temps de la maman. Ainsi, elle endort Carole, lui entourant la tête de certaines peluches, recouvertes d’un lange doudou, qu’elle frotte sur son nez. La maman m’explique ce rituel au cours d’une séance où Carole a manifestement sommeil. Elle attrape une peluche faisant partie du matériel des séances, la frotte sur son nez et la rejette avec un hurlement de rage. La maman est catastrophée et écrasée de culpabilité de n’avoir pas pris ses peluches habituelles sans lesquelles elle pense qu’elle ne pourra parvenir à l’endormir. Mais nous remarquons, et je le commente, que Carole a attrapé un autre jouet, un cube en mousse molle recouvert de tissu. Il semble mieux convenir et elle le frotte sur son nez en fermant les yeux. La maman comprend alors avec mon aide que Carole a la capacité autonome de s’endormir : elle cherche activement à reconstituer ses conditions minimales habituelles, qui lui permettront de s’endormir en trouvant un objet aux caractéristiques tactiles similaires à celles de ses peluches d’endormissement. Elle n’a nul besoin que sa mère « l’endorme » ; elle est dans une « prison dorée » où tous ses désirs sont satisfaits avant même d’être exprimés. Elle n’a plus qu’à renoncer, y compris à les ressentir, et s’en remettre à sa mère pour toute satisfaction.

Mais c’est un cercle vicieux qui s’installe très vite, car la passivité du bébé renforce la mère dans l’illusion qu’elle est indispensable, et son bébé incapable. De fait il le deviendra vite car c’est toute sa construction psychique qui sera ainsi entravée.

Devenir parent suppose donc de pouvoir faire en même temps une chose : percevoir et accepter la dépendance, ce qui va dans le sens du holding, « tenir », et son contraire, percevoir et encourager l’indépendance, ce qui va dans le sens de « lâcher ».

C’est à nouveau un paradoxe.

Résoudre le paradoxe de la double composante indispensable pour le bébé, d’un objet qui à la fois tienne et s’offre à être tenu, passe par le regard et l’articulation des expériences de tenu/lâché en continu dans les échanges relationnels entre les deux partenaires.

L’attention portée à l’autre permet d’ajuster le lâchage au moment où l’enfant est prêt à se saisir lui-même. L’attention est ce qui permet de lâcher sans lâcher, de lâcher tout en continuant à tenir. C’est l’attention qui permet de maintenir un lien souple et sûr et permet l’articulation dans un rythme souple et ajusté où il n’y a pas d’intrusion, d’invasion de l’espace de l‘autre, pas de contention.

Cela suppose que le partenaire de la relation soit présent et actif sur un mode particulier : être actif émotionnellement et psychiquement ne signifie pas obligatoirement agir. Il faut pour cela que la mère soit suffisamment solide pour ne pas avoir besoin d’être tenue par le bébé dans un renversement des rôles. Suffisamment « hors dépression », comme on dit « hors d’eau », car si on se noie soi-même et si on ne sait pas nager on ne peut porter secours à personne. La capacité indispensable de l’objet est donc de participer activement sur un plan interne émotionnel, qui va constituer le guide de ces échanges rythmiques s’apparentant à une danse et une musique opérant comme un fil continu entre mère et bébé.

L’attention permet de résoudre le paradoxe de la nécessité d’être actif sans action11 et d’éviter le recours à des objets-prothèses permettant le déplacement de la confiance manquante dans ses propres capacités et qui constituent de véritables entraves au développement de cette nouvelle phase du psychisme. Matelas de bain, baby relax, sièges en tout genre… évitent l’angoisse des parents, par exemple de laisser le bébé se noyer, mais ne lui permettent pas de faire cette mutation psychique qui permet de prendre confiance dans les capacités du bébé et dans les siennes propres en tant que parents ; problématique sécuritaire d’entrave à l’autonomie et de déresponsabilisation que l’on voit se poursuivre jusqu’à l’adolescence12.

V – Sur le plan intrapsychique

Je vais m’appuyer sur les récents développements qu’a proposés Julia Kristeva à travers le concept de reliance13 : cette conception d’un érotisme maternel spécifique issu de l’expérience de la maternité, permet un éclairage et un approfondissement de mes propres propositions14. Sur le plan intrapsychique, la proposition de reliance, nous permet de préciser que la mère est confrontée à une modification de son économie pulsionnelle qui l’amène à déployer un érotisme spécifique.

Julia Kristeva parle dans l’expérience de la maternité d’une « fulgurance », d’un « surgissement », d’une « saisie immédiate » qui correspond à ce que je traite comme traumatisme et débordement par le paradoxe, c’est-à-dire les aspects profondément contradictoires de l’expérience. L’énergie sous-tendant la reliance est ancrée dans le clivage originaire. Elle définit « une économie spécifique de la pulsion », non pas classiquement conçue comme pulsion inhibée quant au but (« ni refoulement ni sublimation » nous dit Julia Kristeva), mais « contre-investie en représentation psychique, fixée donc en inscriptions ». Cela ancrerait ainsi le maternel dans les tous débuts de l’expérience de vie et de l’organisation pulsionnelle. Une part de la violence de cette expérience réside ainsi dans le surgissement d’aspects du fonctionnement somato-psychique liés à l’« inconscient non refoulé15 », « mémoire amnésique » des psychanalystes. « Expérience », « passion », « irréductible à une fonction symbolique comme l’est la fonction paternelle, » elle comporte « naturellement » nous dit Julia Kristeva, le vide et l’effondrement. Cette traversée du vide et de l’effondrement, à la fois vécu et tentation, résulte, selon mon propre éclairage, de la violence de la confrontation entre des extrêmes, qui entraine un revécu des expériences originaires en termes d’être tenu ou être lâché16.

Pour survivre, il est nécessaire de les faire coexister, de les relier, à l’aide de ce que Julia Kristeva montre bien comme une force pulsionnelle vitale, une « vocation » à l’investissement de l’état d’urgence de la vie. La métaphore du stabat mater qu’elle utilise illustre cette fonction maternelle essentielle de tenir.

Je rajouterai l’hypothèse que le maternel fait retrouver de façon traumatique, dans une régression et une identification très profonde avec le bébé, le versant instinct et attachement du pulsionnel des origines, avant qu’il ne se pulsionnalise et se sexualise17. Cette plongée régressive dans les premiers temps de la construction psychique, balayant les acquis développementaux, peut être une source interne de terreur sans nom et conduire à une sexualisation défensive de l‘investissement de l’objet-bébé lorsque le circuit pulsionnel s’emballe en « libido d’amante », sur le mode érotique déjà connu et disponible : c’est l’hypothèse que je ferais pour les moments de décharge orgastique au moment de l’allaitement18 vécus par certaines mères.

Encore une fois c’est un paradoxe, car il ne s’agit pas selon moi d’un rapprochement trop grand qui se sexualiserait, contrairement à ce que les apparences et la culpabilité des femmes vivant cette expérience, pourraient laisser entendre. Au contraire cela représente une mise à distance de cette étrangeté profondément régressive et de l’inquiétante étrangeté de la fulgurance de la fusion corporelle avec le bébé dans le corps à corps de l’allaitement.

Il s’agirait alors de prendre des voies connues (la sexualisation dans la décharge orgastique) plutôt que de risquer d’être happée dans la régression d’une désorganisation psychique qui ramènerait à la préhistoire de l’organisation pulsionnelle19.

En conclusion

Se situer dans une perspective de clinique post-traumatique et dans les aléas et difficultés de la reliance a des conséquences importantes sur le plan de la clinique de la parentalité. Deux aspects me semblent essentiels dans l’abord thérapeutique :

  • Tout d’abord reconnaître, nommer, et aider les patientes à reconnaître et nommer le sens du traumatisme et de la terreur que suscite l’expérience de la confrontation à la dépendance. Le plus souvent cela n’apparaît pas spontanément sous cette forme et fait l’objet d’un refoulement, d’un déplacement, voire d’un déni. Ce travail de reconnaissance apporte un soulagement immédiat et ouvre la voie à une analyse des modalités défensives contre ces affects éprouvés et réprimés ou effacés : dans les termes proposés par Kristeva, cela ouvre le champ au travail de la reliance. Chez une maman qui « n’a pas senti ce dont parlent les autres femmes, ce grand élan de tendresse, non juste l’angoisse20 », prédomine, selon moi, la terreur non reconnue comme telle : la solution de cette « mère au sac vide », froide et peu contenante, a été de « vider son sac » de tout affect pour effacer ces affects de terreur impossibles à relier.
  • La perception des capacités du bébé diminue l’angoisse suscitée par sa dépendance. L’observation attentive du bébé est ici essentielle21 ; elle suppose de pouvoir suspendre la tendance à l’action/réaction en étayage sur la capacité d’observation du thérapeute qui va lui-même suspendre sa tendance à la réaction interprétative. L’étayage dans la relation transférentielle permet la remise en route du circuit pulsionnel entravé dans sa fonction de reliance et de supporter et élaborer l’impact de la violence des paradoxes dans l’expérience de la maternité.

Notes

    1. L’ombre du maternel, Revue Française de Psychanalyse, N°5, 2011
    2. Winnicott, « La préoccupation maternelle primaire », 1956, in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1980, pp. 168-175.
    3. Renaud, « en cloque » (1983).
    4. Ricchard E. Jones/ Kristin H. Lopez, Human reproductive biology, Elsevier
    5. R. Prat, « Le miroir de la dépendance ou le traumatisme de la naissance vu du côté des parents », Devenir, Vol. 8, N° 4 1996, pp. 7-21
    6. C’est dans cette perspective que j’avais donné comme titre à mon livre « Responsable pas coupable » avant qu’il ne devienne « Maman-bébé : duo ou duel ? », Érès (2008).
    7. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 499 1981.
    8. Therese F. Benedek, « Parenthood as a developmental phase : a contribution to the libido theory » in Journal of the American Psychoanalytic Association, vol. 7, n° 3 (1959)
    9. A la différence du travail analytique individuel, le travail en thérapie conjointe vise à rétablir des conditions suffisantes de fonction maternelle pour que le bébé trouve un environnement n’entravant pas son développement : il y a une véritable contradiction d’intérêts et une urgence du timing développemental qu’on ne peut ignorer.
    10. R. Prat, (2008), Maman-bébé : duo ou duel ? Érès.
    11. La référence aux idées défendues par Emmi Pikler, sur le rôle fondamental de l’activité spontanée du bébé dans son développement psychique, mises en application à la pouponnière hongroise de Lóczy est ici très utile. Voir E.Pikler : « se mouvoir en liberté dés le premier âge » PUF 1979, et association Pikler-Lóczy France www.pikler.fr
    12. R. Prat avec Cossart, Marie, Gariel-Bataille, Sophie, « La précarité psychique » in Delion, P. (dir.). – La méthode d’observation des bébés selon Esther Bick : la formation et les applications préventives et thérapeutiques, Erès 2008, pp. 153.
    13. J. Kristeva, La reliance ou de l’érotisme maternel, conférence et film ; www.kristeva.fr
    14. R. Prat (2011), Mère terrifiante ou mère terrifiée ? La terreur de la dépendance comme expérience fondatrice du maternel, Bulletin de la SPP n°99, Avril/Mai 2011.
    15. Mancia, Mauro, « Mémoire implicite et inconscient précoce non refoulé : leur rôle dans le transfert et dans le rêve », Revue Française de Psychanalyse 2007, vol. 71, n° 2, pp. 369-388.
    16. R. Prat, « La préhistoire de la vie psychique : son devenir et ses traces dans l’opéra de la rencontre et le processus thérapeutique », Revue Française de Psychanalyse, N°1 2007
    17. R. Prat, P. Israël (2011), « Aux limites d’être : points de vue développemental et métapsychologique, perspectives thérapeutiques », Revue Française de Psychanalyse, avril 2011, t. 2.
    18. Von Sydow Kirsten, « Sexuality During Pregnancy and After Childbirth : A Metacontent Analysis of 59 Studies », Journal of Psychosomatic Research, 47, n°1, (1999), pp. 27-49.
    19. P. Israel et R. Prat, « Aux limites d’être : point de vue développemental et métapsychologique, perspectives thérapeutiques », Revue Française de Psychanalyse, 2/2011.
    20. C. Anzieu, exemple clinique de Rémi cité dans son rapport lors du 71ème CPLF, Juin 2012, Paris.
    21. R. Prat, « Le temps de voir, le temps de penser : thérapies mère-bébé et observation », in Perez Sanchez M, « L’autonomie des bébés meyzieu » césura 1998, pp. 199-222 et devenir, vol. 12 ; n°3 ; 2000, pp. 19-45.