La psychologie détournée au service de la propagande
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La psychologie détournée au service de la propagande

Dans son livre sur les techniques de propagande dans les démocraties, l’historien David Colon revient sur le détournement des acquis de la psychologie et de la psychanalyse à des fins de manipulation.

Carnet Psy : Vous écrivez « la propagande est fille de la démocratie ». Pourriez-vous expliquer les liens qui unissent propagande et démocratie ?

David Colon : La propagande est souvent considérée comme étant le propre des régimes autoritaires et totalitaires. Pourtant, elle est bel et bien fille de la démocratie en ce qu’elle est indispensable à la fabrique du consentement démocratique. En effet, à la différence des régimes autoritaires ou totalitaires les régimes démocratiques ne peuvent recourir à la terreur ou à la contrainte pour agir sur les conduites des individus, et doivent recourir à la propagande que Jacques Ellul définissait comme « l’ensemble des méthodes utilisées de faire participer activement ou passivement à son action une masse d’individus psychologiquement unifiés par des manipulations psychologiques et encadrés par une organisation ».

Votre ouvrage montre combien la psychologie comme discipline a joué un rôle central dans cette histoire de la propagande ?

La psychologie est devenue incontournable dans la propagande lorsque les masses se sont imposées dans la vie politique, économique et sociale des pays industrialisés, à la fin du XIXe siècle. La Psychologie des foules de Gustave Le Bon a ainsi profondément influencé le père fondateur des relations publiques, Ivy Lee. La Première Guerre mondiale a ensuite révélé aux propagandistes l’importance que pouvait revêtir la psychologie pour concevoir des campagnes d’un nouveau type s’adressant à la masse, en vue de conformer ses conduites aux attentes des gouvernants et des élites. Ce ne sont pas tant les psychologues en tant que tels que la psychologie qui a été mobilisée. Lorsqu’un psychologue rejoint une firme de publicité, il devient publicitaire, et il est très rare que les psychologues continuent d’exercer tout en ayant rejoint ce monde.

Pourriez-vous revenir sur la figure de Edward Bernays ?

Edward Bernays est le neveu de Sigmund Freud, à la fois par sa mère, Amalia Freud, et par son père, qui est le frère de Martha Bernays, l’épouse de Freud. Il débute une carrière de publicitaire juste avant la Première Guerre mondiale, et se fait connaître dans les années 1920 par des campagnes qui reposent sur l’application à la persuasion de masse de principes tirés de la pensée de Freud. Il cherche à doter les objets qu’il promeut de propriétés symboliques et s’efforce d’identifier les leviers psychologiques de l’acte de consommation. Aussi doué pour la communication que pour construire sa propre légende, il est l’auteur de campagnes entrées dans l’histoire, comme celle qui encourageait les femmes américaines à fumer pour le compte d’American Tobacco ou inventer de toute pièce le petit-déjeuner américain pour le bénéfice de l’industrie du Bacon.

Savez-vous ce que Freud a pu penser de ce neveu publicitaire ?

Freud a eu relativement peu de contacts avec son neveu puisque Edward Bernays a émigré aux États-Unis avec ses parents à l’âge d’un an. Bernays vient à sa rencontre à Vienne avant la Première Guerre mondiale, puis entretient avec lui une correspondance soutenue lorsqu’il fait traduire et éditer les Leçons d’introduction à la psychanalyse. La connaissance de la pensée de Freud par Bernays relève toutefois davantage de l’imprégnation que d’une étude attentive de ses écrits, et l’oncle manifeste dans ses lettres une certaine circonspection à l’égard de la profession du neveu. Lui qui cherchait à libérer les individus de leurs pulsions comprend mal que Bernays s’emploie au contraire à les exploiter à des fins de manipulation publicitaire pour les soumettre à une consommation effrénée.

L’un de vos chapitres s’intitule « Freud à la conquête de Madison Avenue ». Madison Avenue à New York est l’emblème de la culture de la consommation américaine. Pourquoi associer Freud au consumérisme américain ?

Je reprends là une formule quelque peu caricaturale popularisée par un auteur américain. Ce n’est pas tant la pensée de Freud qui conquiert Madison Avenue que la perception de la psychanalyse par les publicitaires de l’époque comme une véritable mine d’or. Ils espèrent réussir à percer les secrets des mobiles des consommateurs et des consommatrices. Celui qui a introduit la psychanalyse sur Madison Avenue est Ernest Ditcher. Élève de Karl and Charlotte Bühler, hostiles à Freud, Dichter a été formé par eux à la psychologie développementale et à l’observation systématique tandis que Paul Lazarsfeld l’a initié à la recherche sociale qualitative. Ce que recherche Dichter, c’est la motivation profonde de l’acte d’achat. Il s’est rendu immensément célèbre aux États-Unis en 1939 en réalisant une étude pour le compte de la firme automobile Chrysler pour identifier les mobiles symboliques de l’achat d’une voiture. Il a par exemple identifié que la voiture était le prolongement de l’identité d’un être humain, il a identifié le fait que les hommes dans une assez large majorité rêvaient d’acquérir une voiture décapotable, symbole à la fois de l’éternelle jeunesse, de liberté et peut-être symbole de la maîtresse.

On se situe plus proche du marketing que de la psychanalyse…

En effet, mais il s’agit d’un type de marketing très particulier, qui relève à la fois de l’ethnologie dans la démarche et de la psychanalyse dans les techniques d’enquête diagnostique. Il recourt par exemple à des entretiens « profonds » non directifs pour établir les facteurs psychologiques de l’acte d’achat, et s’appuie sur des techniques projectives, telles que le test de Rorschach. Bien sûr, ce faisant, il dévoie la psychanalyse au service de ses riches clients. Il détourne par exemple de sa finalité thérapeutique la technique du psychodrame de son collègue viennois Jacob Levy Moreno pour la mettre au service de l’identification des mobiles d’achat, en demandant à des sujets d’interpréter des produits (« Vous êtes un gâteau. Vous êtes un shampoing »). Il va même jusqu’à suivre les femmes dans les magasins pour observer leur mode de consommation, et jusqu’à regarder à travers une vitre sans tain comment des petites filles jouent avec des poupées, pour le compte de Mattel, qui lui demande de déterminer les caractéristiques idéales de sa nouvelle poupée, Barbie. Dichter est en effet l’inventeur des Focus Group, ces panels de consommateur dont le comportement ou la réaction face à des publicités est soigneusement scruté. A la recherche des mobiles des consommateurs, il crée un nouveau type de marketing reposant sur ce qu’il nomme la « stratégie du désir », que l’on peut résumer par l’une de ses formules les plus célèbres : « aux femmes, ne vendez pas de chaussures, vendez-leur de jolis pieds ! ».

Ces techniques semblent reposer sur une vision simplifiée de l’inconscient…

Il s’agit en effet d’une vision étroitement utilitariste de l’inconscient, mais une vision sur laquelle Dichter a bâti sa fortune, car les annonceurs se disputaient les analyses de ce véritable gourou de la consommation de masse. Il a eu un certain nombre d’idées de génie, telles qu’associer des attributs symboliques à l’essence de la marque Esso (« Mettez un tigre dans votre moteur »), proposer des sachets à l’intérieur des paquets de gâteaux pour lever l’inhibition associée à la gourmandise, placer les bonbons près des caisses pour contraindre les parents à céder aux caprices de leur enfant par l’exercice de la pression sociale, ou encore encourager ses clients à enseigner aux consommateurs le plaisir de jeter en leur enseignant le cycle de vie symbolique des produits de consommation. Dichter a sapé les ultimes résistances des Américains envers la consommation de masse. Dans La Femme mystifiée, l’écrivaine féministe Betty Friedan lui reproche d’avoir encouragé les fabricants d’appareils ménagers à cibler « la femme au foyer équilibrée », qui travaille à domicile mais conserve le souvenir ou l’espoir d’une carrière professionnelle, en la persuadant d’acquérir un sentiment d’accomplissement à travers les tâches ménagères. En persuadant les « femmes de carrière » de renoncer au monde professionnel, Dichter a contribué à l’essor des « femmes au foyer désespérées » de la classe moyenne (Desperate Housewives). Dichter a été très certainement l’un des plus grands architectes de la consommation de masse, en ce qu’il a su associer celle-ci non seulement à l’inconscient mais aussi à un hédonisme en cohérence avec l’esprit des Trente glorieuses.

Les neurosciences introduisent-elles une rupture majeure dans les techniques de manipulation contemporaines ?

Les neurosciences et le recours à l’imagerie cérébrale ont permis de confirmer ou d’infirmer un certain nombre de théories en matière de persuasion. Le célèbre publicitaire David Ogilvy, par exemple, avait l’intuition du rôle de la marque dans la perception d’un produit. En 2004, une célèbre expérience impliquant le Pepsi Cola et le Coca Cola a confirmé cette intuition : le Pepsi est préféré lors de tests en aveugle, et la zone cérébrale la plus sollicitée est alors le cortex préfontal ventromédian (la zone des plaisirs) ; le Coca est préféré quand la marque est connue, et la zone la plus sollicitée est alors le cortex préfontal dorsolatéral et l’hypothalamus (des zones associées aux jugements de valeur et à la mémoire).

En revanche, à ce jour, les neurosciences n’ont pas produit de révolution majeure dans l’art de la persuasion et de la manipulation de masse, à la différence des outils publicitaires des plateformes numériques, qui concilient une approche de type scientifique, fondée sur l’analyse des données comportementales des internautes, avec une approche de type psychologique, reposant sur l’établissement d’un profil psychométrique et affectif des utilisateurs et la mise en œuvre d’expériences à grande échelle. Ces dernières permettent, par exemple, à Facebook, de tester sur ses milliards d’utilisateurs la validité des grandes théories de la psychologie sociale.

Ces outils publicitaires sont d’autant plus redoutables qu’ils accumulent plus d’un siècle d’acquis en matière de persuasion et combinent les trois grandes approches de l’apprentissage-machine : l’approche inductive, par inférence statistique, l’approche déductive, par l’expérience, et l’apprentissage profond (Deep Learning) par la détection d’émotions ou de traits de caractère à partir notamment des images et des textes des internautes.

Vous dites que nous sommes aujourd’hui dans l’âge de la propagande totale, qu’entendez-vous par là ?

Je considère en effet que nous sommes entrés dans une ère de propagande totale, d’abord parce qu’il est devenu très difficile d’y échapper, dès-lors que nous passons chaque jour plusieurs heures en moyenne devant des écrans connectés, en particulier les smartphones, ces objets transitionnels des temps modernes dont nous avons tant de mal à nous séparer. Ensuite, en raison du perfectionnement constant des techniques visant à agir sur nos conduites : la persuasion de masse est une science appliquée, qui pour atteindre des objectifs pratiques tire bénéfice d’acquis scientifiques ou de progrès technologiques. Or, depuis plus d’un siècle, le nombre de techniques ou de technologies de manipulation ne cesse de croître et de gagner en efficacité. Enfin, en raison du caractère furtif et de plus en plus automatisé des outils de manipulation numérique : jadis, nous pouvions assez aisément reconnaître une opération de propagande. De nos jours, c’est devenu très compliqué, à l’ère de la manipulation individualisée de masse.

Photo : Annie Spratt. You’ve been Zucked

Où d’ailleurs les réseaux sociaux jouent un rôle tout à fait particulier…

Les réseaux sociaux ont introduit un grand bouleversement dans l’art de la persuasion. Mark Zuckerberg, dont la mère est psychiatre et qui avait pour majeure à Harvard la psychologie, a mis à profit ses connaissances dans ce domaine pour développer Facebook. Ses ingénieurs ont eu recours à des techniques dites de « piratage de croissance » (Growth hacking), qui ont pour seul objet de persuader les utilisateurs d’inviter leurs amis ou de les identifier sur leurs photos, d’importer leurs contacts sur la plateforme, d’y passer toujours plus de temps ou de s’engager davantage en postant et partageant du contenu. A partir de 2007, Facebook a développé des outils de persuasion publicitaire de plus en plus perfectionnés, au bénéfice d’annonceurs parfois très mal intentionnés. Facebook propose aujourd’hui à ses clients annonceurs des outils de manipulation des comportements humains à une échelle inédite dans l’histoire de l’humanité et d’une efficacité sans pareille.

Existe-t-il finalement une vulnérabilité particulière de certains individus ? Pour le dire autrement sommes-nous égaux devant cette propagande ?

L’exploitation des données psychométriques permet aux propagandistes de cibler les personnalités dont la résistance psychologique était la plus faible, qu’il s’agisse de névrotiques, de narcissiques ou de machiavéliques, et a fortiori de personnalités possédant ces trois caractéristiques (la « sombre triade »). Les outils publicitaires des réseaux sociaux leur permettent ensuite de cristalliser les opinions des individus ciblés, par exemple en confortant leur anxiété par des messages anxiogènes, afin d’encourager les individus tantôt à la passivité (ne pas aller voter, ne pas manifester), tantôt à l’action, y compris violente.

Finalement, on a l’impression que si la propagande se diffuse, comme cela, d’une façon insidieuse, il est impossible de s’en défendre véritablement ?

On est d’autant perméables à la propagande que les propagandistes appliquent des techniques inspirées de la guerre psychologique visant à affaiblir la résistance psychologique de leurs cibles. En outre, nous avons trop souvent tendance à nous croire à l’abri de la propagande dès-lors que nous sommes instruits et informés. Or, les faits viennent démentir cette idée reçue : parmi les insurgés du 6 janvier 2021 au Capitole et les théoriciens du complot, on trouve nombre de diplômés, qui sont d’autant plus ancrés dans leurs convictions qu’ils sont victimes d’un biais de confirmation. C’est le syndrome du « j’ai fait mes propres recherches ».

Existe-t-il des façons de résister à la propagande ?

La propagande numérique moderne cible essentiellement les affects. Elle a pour principal levier la colère ou la joie, et pour alliés objectifs les biais cognitifs et heuristiques des individus, que des générations de psychologues et d’économistes comportementaux se sont employés à recenser. Le meilleur moyen de résister à la propagande est par conséquent de reconnaître ses propres faiblesses, et de ne pas céder à la tentation de partager ou de commenter un contenu au fort contenu émotionnel sur internet sans y avoir suffisamment réfléchi. C’est à une écologie des usages numériques qu’il est aujourd’hui urgent de former le plus grand nombre.

A une tout autre échelle, il faudrait interdire purement et simplement, comme le propose la Commission européenne dans son projet de Règlement européen sur l’intelligence artificielle, les « systèmes ou applications d’Intelligence artificielle qui manipulent le comportement humain pour priver les utilisateurs de leur libre arbitre ».

Certains auteurs préconisent une interdiction des écrans avant 16 ans, qu’en pensez-vous ?

Outre que cette mesure aurait sans doute pour effet de rendre les écrans plus désirables encore aux yeux des adolescents, il me semble malvenu de déléguer aux utilisateurs la responsabilité de s’affranchir d’outils que leurs concepteurs ont sciemment conçus comme addictifs et manipulatoires. Selon moi, il faudrait plutôt, dans l’intérêt des individus comme de la société, contraindre les plateformes numériques à renoncer à leurs dispositifs addictifs et à leurs outils de manipulation de masse.