Très utilisées en clinique infantile et juvénile, les épreuves projectives le sont beaucoup moins auprès des adultes âgés, notamment parce que peu de recherches, somme toute, ont été durablement entreprises pour en montrer l’intérêt. Il apparaît pourtant qu’elles sont fort à même de fournir des informations précieuses et originales sur les ressources et les fragilités des processus psychiques à l’épreuve du vieillissement tant elles offrent, par la mobilisation singulière tout à la fois cadrée et libre de conduites psychiques repérables et analysables, une remarquable opportunité de dégager la diversité et la cohérence des composantes complexes du fonctionnement psychique. Appréhension instantanée et approfondie, où l’objectivation par le matériel proposé, similaire pour tous, et l’implication subjective, propre à chacun, entrecroisent les fils de leurs apports respectifs, la situation projective est de plus fort enrichie par l’aspect relationnel, si ce n’est transférentiel, de la passation : l’objet-test porté par l’intervention du clinicien anime en effet la rencontre clinique par sa sollicitation intrinsèque, manifeste et latente, par sa fonction tierce, entre clinicien et patient. Ce dispositif se révèle tout à fait précieux en clinique gérontologique, laquelle est amplement marquée par les effets de la réalité externe (somatique et sociale), pour appréhender une dynamique psychique parfois inhibée, pour intéresser les sujets vieillissants à leur réalité psychique, à des fragilités mais aussi à des potentialités dont beaucoup parmi eux ne cessent de douter, voire qu’ils ne soupçonnent même plus.
L’utilisation contemporaine des épreuves projectives auprès de l’adulte âgé concerne pour une part la clinique des pathologies cérébrales, pour une autre part la clinique du vieillissement normal et psychopathologique. Si quelques études ponctuelles ont été conduites avec d’autres outils, la plupart des recherches se basent sur l’utilisation du test de Rorschach et parfois d’épreuves thématiques. Travailler avec ces deux outils s’avère en effet un dispositif très précieux pour une appréhension pertinente et diversifiée des processus et des problématiques qui animent la psyché, confrontée tout à la fois au temps qui passe et à un temps qui ne passe pas.
Le Rorschach
Hermann Rorschach n’a quasiment pas proposé son épreuve à des adultes âgés. Sur les quatre cas présentés dans le Psychodiagnostic, un seul concerne une femme âgée « bien conservée mentalement », les trois autres étant des exemples d’utilisation de l’épreuve auprès de personnes âgées atteintes de pathologies cérébrales. De ce protocole unique donc, que Rorschach reconnaît avoir analysé sans connaître l’âge de la patiente – le protocole ayant été recueilli par un tiers –, sa proposition diagnostique fut de prime abord celle d’une « schizophrénie latente ou stable ». Devant ce contraste entre la clinique et l’évaluation projective, il se contente néanmoins de préciser que « des cas du même genre [l’]ont confirmé dans l’opinion que les sujets normaux d’âge avancé donnent des résultats tout à fait semblables » (1921, p.154, c’est lui qui souligne), et de retenir quelques facteurs jugés caractéristiques des protocoles des adultes âgés : prévalence des réponses ayant seulement recours à la forme, souvent vague ou inadéquate, faiblesse de l’utilisation de la couleur et de l’intégration du mouvement, prévalence des réponses à contenu « animal » sur des contenus plus originaux, autant de signes susceptibles de donner à penser un appauvrissement du fonctionnement psychique du fait de l’avancée en âge.
Plusieurs recherches menées outre-Atlantique par la suite ont donné des résultats globalement congruents avec les conclusions de Rorschach. Mais dans trois rares, et de fait remarquables, revues critiques de cette littérature, les Français Poitrenaud et Moreaux (1975), et les Américains Panek, Wagner et Kennedy-Zwergel (1983) et Hayslip et Lowman (1986) insistèrent sur le fait que plusieurs de ces recherches n’apportaient pas réellement d’information pertinente sur le vieillissement « normal » tant elles reposaient sur des procédures méthodologiques biaisées (absence de contrôle des capacités de discrimination des couleurs, de l’efficience cognitive et du niveau socioculturel ; recueil des protocoles auprès de personnes résidant parfois exclusivement au sein de structures de soins gériatriques). L’idée communément admise d’appauvrissement des fonctions psychiques sous prétexte de l’âge se devait donc d’être revue.
Le TAT
Force est de constater que l’utilisation du TAT auprès des adultes âgés est encore moindre que celle du Rorschach, et plus hétérogène aussi : les planches proposées sont souvent sélectionnées en fonction des problématiques abordées, les méthodes de passation et d’interprétation sont extrêmement variées et de fait difficilement comparables et exploitables. Plus encore, des épreuves thématiques – le Geronto-logical Apperception Test (GAT), le Senior Apperception Technique (SAT), le Laforestrie-Missoum Personnes Âgées (LPMA) et le Projective Assessment of Ageing Method (PAAM) – ont été mises au point avec une revendication d’adaptation bien plus pertinente à la clinique gérontologique, tant en termes de matériel que d’interprétation, que ne le proposerait le tat. Toutes sont basées sur une même conviction : celle d’un défaut de pertinence du tat pour appréhender le fonctionnement psychique des adultes âgés du fait de l’absence d’images les mettant en scène de façon explicite et soutenue, excepté les planches 6BM et 7BM où une femme et un homme sont visiblement marqués par l’âge (canitie, voûtement, rides). Mais les fondements théoriques de la mise en œuvre et de l’interprétation des données cliniques issues de la passation de ces outils ne sont pas sans susciter un certain nombre de réserves épistémologiques et méthodologiques majeures, l’essentiel ayant trait à l’absence de différenciation entre contenu latent et contenu manifeste, aussi bien au niveau du matériel que du discours (Verdon, 2011).
Le fait d’adapter une épreuve projective n’est pas en soi un problème. C’est d’ailleurs dans la continuité de leur fort pertinent Children Apperception Test (CAT) que Bellak et Bellak mirent au point le Senior Apperception Technique (SAT) qui, comme toutes les autres épreuves thématiques, présente un matériel saturé de scènes avec des personnes âgées seules, malades, alitées, moribondes, ayant chuté, partant à la retraite ou en maison de convalescence, visitant un cimetière, jouant à des jeux de société, dansant ou en relation tendre avec quelqu’un de plus jeune ou de tout aussi âgé. Or, confondre réalité externe et réalité interne, contenu manifeste et contenu latent, fait courir le risque d’une interprétation erronée des données cliniques. Quand le matériel s’adapte par trop aux situations concrètes de vie, les possibilités de déploiement fantasmatique sont réduites, le discours est pris au pied de la lettre, censé refléter ce que le sujet donne à voir comme problématiques dans sa vie quotidienne : l’évocation d’un thème triste renvoie à une dépression, celle d’une fin heureuse à un état de bien-être. Banalisations et placages, pirouettes et virevoltes ne sont de fait pas envisagés comme des aménagements défensifs susceptibles de masquer de réelles détresses psychiques. Or, l’intérêt d’un contenu latent dégagé de l’espace-temps du contenu manifeste est justement d’être inconnaissable par le sujet qui met en scène son histoire. Les propositions d’une planche sont intéressantes si elles posent un cadre dont il est possible de jouer, de tirer parti, de pénétrer et d’éviter les diverses dimensions, du fait d’une neutralité apparente. Autant de qualités que possède le tat. S’il ne met en scène des personnes âgées qu’en deux occasions, le tat n’en sollicite en effet pas moins des problématiques psychiques nodales telles que le traitement de la perte, la solidité des assises narcissiques et la souplesse des positions identificatoires, les aménagements du désir et de l’agressivité, le renoncement, la passivité, l’impuissance. La diversité de ses scènes permet un large déploiement des fantasmes avec possible déplacement sur des figures en apparence éloignées des préoccupations directes du sujet.
Conditions princeps de passation et d’analyse des épreuves projectives
Une vigilance minimale doit être apportée au contexte de la pratique clinique projective auprès de l’adulte âgé car cette méthodologie implique une bonne discrimination visuelle, alors que le vieillissement engage normalement, parfois pathologiquement, une modification des capacités sensorielles, notamment visuelles (dégénérescence maculaire, cataracte, presbytie). De même, il est très important de faire précéder l’utilisation des épreuves projectives par des épreuves neuropsychologiques afin de s’assurer que le sujet ne présente pas des troubles de mémoire, d’attention, de langage et de représentation mentale, ni une agnosie visuelle. Certaines affections cérébrales d’apparition insidieuse peuvent engager des difficultés à voir des formes adéquates, à se souvenir des réponses entre la passation spontanée et l’enquête, à conduire la construction syntaxique, et faire alors courir le risque au clinicien de proposer des interprétations erronées des réponses des protocoles.
Il apparaît donc essentiel pour proposer le Rorschach à une femme ou un homme âgé et, partant, analyser de façon rigoureuse le protocole, de tenir compte d’un ensemble de variables : qualité de la discrimination des formes, des couleurs et des estompages de gris ; qualité des processus cognitifs ; état de santé général ; lieu de résidence ; niveau socioculturel ; référence à des données normatives tenant compte du sexe, de l’âge et du niveau socioculturel1.
C’est ainsi que des travaux ont permis de montrer l’intensité et la complexité des destins de la psychosexualité à l’épreuve du temps (Baudin, 2001, 2005 ; Verdon, 2007, 2009, 2012b), la mobilisation et la fragilité des processus de pensée dans les décompensations démentielles (Péruchon, 1990, 1994), l’effet du vécu en institution sur le fonctionnement psychique (Péruchon, 2002), la place des problématiques narcissique et dépressive dans la psychopathologie du vieillissement, celles-ci n’invalidant pas la possibilité de différencier des organisations névrotiques, limites et narcissiques (Verdon, 2012a ; Verdon et Duplant, 2006). Ainsi, initiée sur des bases maladroites, la clinique projective de l’adulte vieillissant se révèle aujourd’hui fort prometteuse, susceptible de contribuer à soutenir les réflexions complexes sur les interfaces entre vieillissement « normal » et vieillissement pathologique, sur les problématiques psychiques engagées par l’épreuve des crises et des changements, sur les réaménagements psychiques au plan des investissements narcissiques et objectaux, sur le nécessaire et foncièrement douloureux traitement de la perte, autant de problématiques nodales qui fondent toute dynamique du fonctionnement psychique.
Notes
- Une recherche d’envergure visant à définir un certain nombre de données normatives au Rorschach pour les adultes âgés de 65 à 84 ans a été engagée au sein du laboratoire pcpp, ea 4056 de l’université Paris Descartes-Sorbonne Paris Cité. Plus de 250 protocoles de Rorschach sont recueillis auprès de femmes et d’hommes vivant à domicile, en milieu urbain ou rural, bénéficiant d’une évaluation de leurs capacités de discrimination des couleurs et des processus cognitifs, référencés selon leur âge, leur niveau socioculturel et leur sexe. Les résultats seront publiés prochainement.