Introduction
L’adolescence constitue, pour tous les individus, une période de vulnérabilité au plan identitaire au cours de laquelle la continuité psychique est mise à l’épreuve par des changements internes (corporels) et externes (les attentes et les exigences de l’environnement entre autres). Les processus d’élaboration, quant à eux, sont mis à mal par une importante excitation interne qui résonne sur les processus de pensée et les liens aux objets internes et externes. Pour certains adolescents, plus fragiles, les risques de rupture, notamment par des passages à l’acte, une somatisation, une dépression voire un effondrement psychotique, sont à redouter. Quand cela advient, il est essentiel de comprendre ce qui se joue dans le fonctionnement psychique de ces adolescents. Non seulement dans le but de discerner les ressources psychiques encore « vivantes » et sauvegardées, mais également pour mettre en place une praxis, un projet thérapeutique adapté et spécifique à chacun.
Adolescence et psychose
Les transformations hormonales de la puberté introduisent les changements de l’adolescence, ressentis tant dans le corps que dans le monde interne de l’adolescent, ses représentations, ses affects, ses émotions, l’image qu’il se fait de lui-même et la place qu’il s’accorde dans la relation aux autres et au plaisir. Si, comme l’affirment C. Chabert et N Guedeney (1991), le paradoxe entre changement et permanence est le grand défi de l’adolescence, pour certains, ce défi ne pourra être relevé et la « catastrophe psychotique » (Cahn, 1991) apparaîtra comme une possible issue. La période de l’adolescence, marquée par de nombreux et profonds remaniements internes liés à une tension particulière entre investissements objectaux et équilibre narcissique, touche à la fois au rapport du sujet avec lui-même et aux relations avec le monde externe, rompant l’équilibre du fonctionnement psychique et mettant en péril le sentiment de continuité d’existence du sujet.
Problématique œdipienne et processus de subjectivation
La résolution progressive de la conflictualité œdipienne, grâce à l’intériorisation des conflits, permet l’élaboration du processus adolescent. L’enjeu crucial pour chaque adolescent est de s’approprier son histoire, d’expérimenter sa capacité de reliaison, c’est-à-dire d’accéder à un mouvement de subjectivation (R. Cahn, 1990). Dans le cas d’une entrave à ce processus, deux aspects sont fondamentaux : le premier renvoie à une organisation préalable de la psyché, silencieusement et profondément perturbée depuis déjà longtemps, exerçant une influence sur le mode de la déliaison, et introduisant l’incapacité de traitement des conflits. Cette difficulté d’organisation de la conflictualité œdipienne révèle une intolérance à la perte objectale et à toute représentation d’absence mettant en danger un narcissisme déjà fragile, susceptible de menacer l’unité du moi du sujet. Le second aspect, engageant la dimension énergétique, concerne le sort de l’excitation sexuelle (celle du plaisir ou du déplaisir et de l’angoisse) qui tente de relier les représentations entre elles, de manière à mettre en place des modalités de circulation, de représentation et de décharge instaurant un minimum de stabilité et d’équilibre intrapsychique. Cependant, l’excitation psychotique est si intense et si lourde qu’elle devient insupportable. Dans ce cas, il est impossible d’élaborer la violence des affects et l’anarchie fantasmatique.
Sexualité et narcissisme
A l’adolescence, les transformations corporelles entraînent des changements importants de la position subjective. La réalité de cet autre corps, transformé, métamorphosé, étrange(r), inédit, s’impose alors à l’adolescent. Il s’agit d’une période à la croisée de la sexualité infantile (primat du phallus) et de la sexualité génitale (adulte) (S. Freud, 1905). Ainsi, ces aspects inédits introduits par l’adolescence provoquent une discontinuité radicale dans la vie psychique. Dans les cas des fonctionnements psychotiques à l’adolescence, on constate une impossibilité de surmonter ce déséquilibre, de vivre une séparation, de restituer les limites internes et de se saisir de nouveaux liens internes et externes. Par conséquent, ces adolescents vivent à la fois un appauvrissement important de leurs capacités d’investissement objectal, configurant une vie marquée par un désert relationnel et un repli sur soi. Autrement dit, la relation avec son corps et l’image de soi et la sexualité apparaissent comme des fragments de la réalité déniée, et sont alors difficiles à intérioriser. Ainsi, nous pouvons dire que la psychose à l’adolescence correspond à une catastrophe narcissique dans laquelle coexistent un conflit d’identité actuel non intégrable et une faillite narcissique.
La problématique du lien et la psychose à l’adolescence
La rupture psychotique est à la fois une rupture narcissique et une rupture d’investissement objectal : morcellement psychique, tel que la construction d’un espace interne délimité et privé demeure irréalisable, et retrait d’investissement des objets du monde extérieur avec repli sur soi. Pourtant, cet enfermement en soi n’est pas une garantie d’investissement narcissique, au contraire, il empêche toute possibilité d’élaboration et de contact du sujet avec lui-même.
Les différents auteurs s’accordent sur un point essentiel : la question de la souffrance de l’adolescent aux prises avec la psychose et l’impossibilité à faire sienne cette souffrance avant qu’un processus de subjectivation ne puisse s’enclencher. Ainsi, le lien donne un sens à la souffrance.
Le paradigme schizophrénique
La schizophrénie correspond au paradigme de la psychose à l’adolescence. En elle se concentre toute la problématique psychotique, notamment la rupture des relations avec le sujet et avec lui-même. Elle se caractérise par des altérations psychiques graves dont rendent compte ses principales manifestations psychopathologiques marquées par le désinvestissement invalidant la vie relationnelle du sujet et menaçant la représentation de soi de désintégration. Pour que les processus de la pensée soient efficaces, il faut un minimum d’investissements narcissiques afin de permettre au sujet qui pense d’être réellement un sujet, avec un espace psychique propre.
Méthodologie projective et fonctionnements psychotiques à l’adolescence
D’une manière générale, nous pouvons distinguer, dans les épreuves projectives d’adolescents psychotiques, deux grands groupes de protocoles : le premier met en évidence des modalités de fonctionnement d’apparence labile due à la prolifération associative (protocoles riches), et le second, à l’inverse, montre une inhibition importante due à la forte restriction des productions (protocoles inhibés) (Chabert et al., 1990 ; Behar–Azoulay, 1993).
Au Rorschach, un certain nombre d’aspects et de facteurs relèvent du fonctionnement psychotique à l’adolescence. On peut les regrouper en cinq grandes catégories cliniques :
- l’atteinte de la qualité du rapport à la réalité externe et l’inadaptation à cette réalité.
- l’atteinte des processus cognitifs liés à la pathologie des liens.
- l’atteinte de l’identité et les failles de l’intégrité corporelle.
- le défaut de contention et d’intégration des affects en relation avec les défaillances du système de pare-excitation.
- l’intensité des réactions face à la réactivation de l’imago maternelle archaïque et la marque d’une sensibilité douloureuse aux relations d’objet précoces.
Les protocoles inhibés, au Rorschach, se caractérisent par quatre aspects fondamentaux. La restriction quantitative et qualitative de la production et de la verbalisation donnant l’impression d’une faible créativité. L’importance est accordée à l’appréhension formelle et les réponses, pseudo-adaptées, s’inscrivent dans le placage et stéréotypie. Souvent les formes sont vides, les contenants sans contenus, indiquant l’exclusion de l’implication subjective.
Les protocoles riches ou florides, quant à eux, se caractérisent au Rorschach par un grand nombre de réponses, avec une verbalisation précipitée et confuse. Dans ces réponses, la pensée est hermétique, le discours parfois inintelligible se traduit par le désordre des mots et des idées. Le mode de fonctionnement est dominé par les processus primaires envahissant l’ensemble des conduites psychiques.
Les troubles de la pensée peuvent être mis en évidence par l’effacement de la trace des représentations entre le spontané et l’enquête, des persévérations par la répétition des réponses identiques d’une planche à l’autre, sous l’effet d’une pensée compulsive, des barrages prenant la forme d’une sidération de la pensée et du corps, et toute forme de rupture des liens renvoyant à la perte du sens ou à l’excès des liens entre les pensées. Ce qui est aboli correspond à un trop plein de sens. On observe également des superpositions illogiques entre deux images globales, confondues l’une ou l’autre, renvoyant à la perte des limites du Moi. Chez les psychotiques chronicisés ou inhibés, le refus de la planche se substitue à l’effacement de la trace, révélant l’abrasion des représentations. L’inhibition s’accentuant, la persévération équivaut à un déni de réalité et de sens débouchant sur une fermeture psychique au monde externe.
Les troubles des repères identitaires se caractérisent par la dissociation et l’image du corps rendant compte de l’angoisse de morcellement et du dédoublement psychotique. L’angoisse de morcellement se manifeste dans la prévalence des réponses Humaines ou Animales fragmentées, des liens parcellaires mais aussi un grand nombre de réponses « Anatomie viscérale ». Ceci surtout aux planches dites « rouge » et « pastel », qui peuvent menacer l’intégrité psychique et corporelle du sujet, comme si ces planches ôtaient le bouclier qui couvrait des pulsions destructives. Les troubles du rapport aux objets se manifestent par une difficulté majeure à établir une bonne distance à l’objet, entraînant des réponses soit trop projectives soit trop perceptives, parfois les deux à la fois.
Au TAT, nous constatons un certain nombre de facteurs caractéristiques. Au début de la décompensation psychotique ou dans les moments psychotiques aigus, les protocoles se caractérisent par une augmentation des processus de la série E de la feuille de dépouillement du TAT : « émergences en processus primaires », ce qui met en évidence l’extrême perturbation du fonctionnement psychique. De façon corollaire, le caractère chronique de la psychose se traduit par une annulation progressive de toute l’activité des processus primaires, c’est-à-dire des mouvements pulsionnels. Le primat est alors accordé aux procédés marqués par l’inhibition avec une abrasion sensible de la vie fantasmatique et un recours à des récits factuels, hyper-concrets. Les scotomes d’objets se retrouvent régulièrement correspondant au refus de l’altérité. La présence de procédés de la série A « rigidité » ou B « labilité », peut être comprise comme une donnée favorable, notamment lorsque ceux-ci traduisent des mécanismes d’intériorisation et lorsque les relations entre les personnages s’articulent à des mouvements de dramatisations ou à des affects. Les procédés narcissiques et maniaques sont considérés comme des éléments favorables, puisqu’ils renvoient à un investissement narcissique ou un surinvestissement de la fonction d’étayage de l’objet.
Conclusion
La méthodologie projective s’inscrit comme un outil de médiation facilitant le travail d’élaboration et de compréhension du fonctionnement psychique d’un individu à un moment déterminé de sa vie. Cet aspect est particulièrement important lorsqu’il s’agit de comprendre la dynamique psychique d’adolescents au fonctionnement psychotique, surtout dans l’après-coup de la décompensation psychotique. En effet, le plus souvent, lors de ces décompensations à l’adolescence, la massivité des symptômes et les manifestations d’angoisse rendent énigmatique, voire obscur, le fonctionnement psychique de l’individu. C’est la raison pour laquelle les épreuves projectives s’avèrent particulièrement indiquées pour mettre au jour les caractéristiques spécifiques des diverses expressions psychotiques à l’adolescence.