La maladie d’Alzheimer saisie par le champ psy
Dossier

La maladie d’Alzheimer saisie par le champ psy

Il y a quinze ans, les rapports du champ « psy » à la maladie d’Alzheimer n’étaient pas simples. Hormis quelques « pionniers », les psychiatres, psychologues et psychanalystes étaient peu nombreux à s’intéresser à la démence du sujet âgé. Ceux qui s’y intéressaient avaient souvent du mal à se voir reconnaître un rôle et une place dans les dispositifs et les institutions de prise en charge. Et le sujet Alzheimer provoquait-ou révélait ? – d’importantes tensions au sein du champ « psy », notamment entre ceux qui, comme les neuropsychologues, avaient choisi de collaborer avec les professionnels de santé, et ceux qui, comme certains psychanalystes et psychologues cliniciens, exprimaient des réserves, voire des critiques virulentes, vis-à-vis de l’approche médicale ou « biomédicale » de la démence.

En 2000, le psychiatre Henri Lôo déclara ainsi, lors d’une séance de la Société médico-psychologique : « La maladie d’Alzheimer, vaste synthèse des Américains pieusement suivie par quelques dévots, est une mystification, une blague, peut-être une erreur. Elle englobe tout (…). Notre Société devrait consacrer une séance à la maladie d’Alzheimer, où l’on pourrait rétablir et même magnifier les acquis de la clinique passée » (Ann. Méd-Psychol 2000, vol. 158, p. 175). Dans les années précédentes, la gériatre Elisabeth Kruczek (1999) avait fait paraître un article au titre significatif, S’il vous plaît, une petite place pour la psychologie en hôpital de jour ! De l’intérêt de la psychologie en hôpital de jour. Et la sociologue Nathalie Rigaux (1998) avait cru pouvoir opposer, dans Le pari du sens, l’approche psychodynamique et « humaniste » de la démence proposée par Louis Ploton aux approches comportementalistes (Michel Ylieff), cognitivistes (Martial van der Linden) ou psychanalytiques (Gérard Le Gouès), obnubilées – selon elle – par une logique de « stimulation ».

La situation n’était guère différente dans les autres pays. Quatre psychologues britanniques de renommée internationale ont fait paraître en 2003 dans The Psychologist un article où ils estimaient qu’une « révolution silencieuse » était en train de s’opérer dans l’approche psychologique de la démence (Clare et al. 2003). Mais leur constat de départ était sans appel : « Les besoins psychologiques des personnes atteintes de démence sont souvent méconnus. La démence est un domaine négligé par les psychologues. Cela vient peut-être du fait que, pour beaucoup d’entre eux, le terme de démence signifie qu’il n’y a rien à faire ».

Qu’en est-il aujourd’hui ? Peut-on dire qu’un changement important est intervenu au cours des dix ou quinze dernières années ? Et si oui, en quel sens ? Le champ « psy » a-t-il modifié les approches de la démence ? La maladie d’Alzheimer a-t-elle, en retour, modifié le champ « psy » ?

Psychologues et maladie d’Alzheimer sur le terrain

La Fondation Médéric Alzheimer a réalisé en 2011 une enquête nationale sur le rôle et la place des psychologues dans la prise en charge de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées (Fontaine & Castel-Tallet, 2012). Cette enquête a été menée en partenariat avec la Fédération Française des Psychologues et de Psychologie, la Société française de psychologie et le Collège des psychologues cliniciens spécialisés en neuropsychologie du Languedoc-Roussillon. Sur les 10 192 psychologues contactés (échantillon aléatoire d’un tiers de l’ensemble des psychologues figurant dans le fichier Adeli), 3 250 (32%) ont répondu à l’enquête. Parmi eux, 945 (29%) ont déclaré être déjà intervenus auprès de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.

Données quantitatives

Ces psychologues sont plus jeunes que la moyenne (36 ans contre 41 ans). Beaucoup ont d’ailleurs moins de 30 ans. Ils sont donc nombreux à être diplômés depuis le début des années 2000, ce qui correspond au début de la délivrance des diplômes de psychologue avec spécialité en gérontologie, et à la création de postes de psychologues dans les Etablissements d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes (EHPAD). Par rapport à l’ensemble des répondants, ils sont aussi moins souvent spécialisés en psycho-pathologie (53% contre 75%), et plus souvent spécialisés en neuropsychologie (28% contre 11%) et en gérontologie (25% contre 9%).

721 psychologues sont intervenus auprès de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer au cours de la semaine précédant l’enquête. 557 sont salariés, 134 ont un exercice mixte (salarié et libéral) et 30 exercent exclusivement en libéral. Ils ont pris en charge, en moyenne, 24 personnes malades (individuellement ou en groupe). 25% d’entre eux travaillent dans deux structures différentes et 7% dans trois ou quatre structures.

Parmi les 945 répondants, 79% accompagnent les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer tout au long de la maladie. 40% disent intervenir fréquemment au cours de la démarche diagnostique, 45% en fin de vie et 56% dans les situations de crise. 51% déclarent effectuer toujours ou fréquemment une évaluation des fonctions cognitives et 41% une évaluation de l’efficience cognitive globale (dans 83% des cas au moyen du MMSE). Les évaluations psycho-comportementales ou psycho-affectives sont plus rares. Elles ne sont systématiques ou fréquentes que pour 29% des psychologues, qui utilisent alors surtout le Neuro Psychiatric Inventory et la Geriatric Depression Scale.

Parmi les interventions proposées individuellement aux personnes malades, le soutien psychologique est de loin le plus fréquent (90% des psychologues), suivi par la stimulation cognitive (41%). Peu de répondants disent avoir fréquemment recours à la psycho-thérapie analytique (17%), à la psychothérapie systémique et familiale (17%), à la psycho-éducation (15%), à la réhabilitation cognitive (15%), à l’ergonomie cognitive (11%) et à la psychothérapie cognitivo-comportementale (10%).

87% des répondants ont également travaillé en groupe. Dans ce contexte, les interventions fréquemment utilisées sont surtout la stimulation cognitive (42% des répondants) et le groupe de parole (41%). Viennent ensuite les ateliers réminiscence (29%) et la stimulation sensorielle (27%). Pour ces interventions, le psychologue est amené à travailler avec d’autres professionnels, en particulier les aides-soignants, les infirmiers et les animateurs (cités par plus de la moitié des répondants).

Notons également que parmi les 945 psychologues répondants, 93% ont été amenés à intervenir sous la forme d’un soutien des familles, et 91% sous la forme d’un soutien des professionnels, le plus souvent par le biais d’un entretien individuel ou par une sensibilisation ou une formation aux spécificités de la prise en charge de la maladie d’Alzheimer.

Enfin, parmi les psychologues exerçant dans une structure sanitaire ou médico-sociale, seuls 26% disent être conviés aux réunions administratives. En revanche, 85% disent participer aux réunions d’équipe pluridisciplinaires et 79% à l’élaboration du projet individualisé des personnes malades. 81% estiment que leur formation est adéquate au rôle qu’ils jouent dans leur structure, mais 50% déplorent un temps de travail contractuel insuffisant et 75% déclarent avoir été confrontés à des situations qu’ils estiment à la limite de la déontologie des psychologues.

Données qualitatives

403 psychologues ont rempli l’encart laissé libre à la fin du questionnaire1. Certains déplorent que leurs interventions soient parfois restreintes à des évaluations psychométriques, aux dépens des autres dimensions de leur rôle (« appréhender la personne dans sa globalité : psychologique, cognitive et sociale »). Leurs compétences, mal connues, seraient parfois sous-utilisées, ou « contenues par les médecins qui peinent encore à (leur) faire une place ». Certains répondants observent également qu’aux yeux des équipes, qui « sont dans le « faire » » et attendent des réponses concrètes, écouter les personnes malades est parfois perçu comme « ne rien faire », voire comme une activité non rentable. À l’inverse, le psychologue serait parfois l’objet d’attentes irréalistes, vu comme détenteur d’un pouvoir magique, pouvant par sa seule présence régler les problèmes, ou utilisé « comme pompier de l’angoisse et garant de bonnes pratiques », servant de caution ou d’excuse (« Si c’est la psy qui l’a dit… »). De nombreux répondants déplorent également l’accumulation des temps partiels, au sein de différentes structures, qui constituerait un frein majeur à un accompagnement satisfaisant des personnes malades. Certains regrettent enfin de ne pas disposer de temps, ou d’un temps suffisant à consacrer à la recherche, du fait de la difficulté à obtenir « le précieux temps Formation Information Recherche (FIR) ».

Plusieurs répondants témoignent cependant de leur satisfaction. Accompagner des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer constitue pour eux une expérience positive, dans un environnement qui reconnaît leur place : « Dans l’EHPAD où j’interviens, mes compétences sont reconnues et utilisées fréquemment » / « Je travaille en hôpital de jour dans une équipe pluridisciplinaire soudée. Nous sommes très sensibles à la question du vieillissement. Nous avons tous choisi de travailler en gérontologie ». Certains estiment maintenant nécessaire de « sortir des institutions, pour aller vers un soin à domicile et un travail en coordination avec les structures déjà présentes sur le terrain ». Mais ils soulignent que le non remboursement de leurs interventions au domicile peut constituer un frein à la prise en charge.

Entretiens

Le rôle et la place des psychologues dans la prise en charge de la maladie d’Alzheimer semblent donc davantage reconnus qu’avant les années 2000. Même si ceux-ci ont été « oubliés » dans le Plan Alzheimer 2008-2012, ils interviennent tout au long de la maladie, depuis la démarche diagnostique jusqu’à la fin de vie. Ils sont présents à la fois en consultation mémoire, en accueil de jour, en maison de retraite, et dans la formation des aidants familiaux2 ; et leurs interventions visent à la fois les personnes malades et leurs aidants (familiaux, professionnels et bénévoles). C’est ce que soulignent les entretiens qui complètent cette enquête de la Fondation Médéric Alzheimer3 : le psychologue est souvent un médiateur de communication entre le malade et sa famille, et un professionnel ressource pour les autres intervenants.

Comme le note Christel Caron, géronto-psychologue en accueil de jour, effectuer des bilans réguliers des capacités cognitives « permet de faire un point sur l’évolution des troubles, d’en informer le médecin traitant, mais également d’orienter et de cibler les activités mémoire ainsi que les activités pratiquées par l’ergothérapeute et la psychomotricienne ».

Psychologue clinicienne en maison de retraite, Sarah Carliez estime quant à elle que son rôle auprès des résidents consiste principalement « à contenir ou à désamorcer les angoisses, à répondre aux questions de certains résidents concernant notamment la mort ou la maladie d’Alzheimer ». Les familles, elles, « ont surtout besoin d’un soutien pour faire face aux difficultés relationnelles et aux problèmes de communication qu’elles rencontrent ». Sarah Carliez guide également ses collègues dans leurs relations avec les résidents, notamment en étant présente lors des réunions de pré-admission, de transmission et de prise en charge. Elle organise parfois de courtes formations sur une problématique particulière. Mais « pour éviter toute confusion des rôles, le soutien psychologique des professionnels, à travers un groupe de parole mensuel, est confié à une psychanalyste extérieure à l’établissement ». De manière générale, l’objectif est de « défendre la réalité psychique de chaque résident » auprès de l’équipe soignante, des proches et des autres résidents, en rappelant qu’une personne « ne peut se réduire à sa pathologie ou à ses symptômes, mais qu’il faut réinscrire ceux-ci dans un contexte plus large, en tenant compte de la personne dans sa globalité et dans sa singularité ».

Maladie d’Alzheimer et recherche en psychologie

Depuis sa création en 1999, la Fondation Médéric Alzheimer – convaincue de l’importance de la recherche psychosociale pour développer une approche globale et cohérente de la maladie – a financé douze projets d’équipes de recherche pluridisciplinaires intégrant une forte composante en psychologie. Elle a également attribué cinq prix de thèse et dix-huit bourses doctorales à de jeunes chercheurs en psychologie. Elle a enfin, en partenariat avec l’association Alzheimer Monde (Alzheimer Disease International) attribué plusieurs prix internationaux de recherche. L’analyse de ces recherches4 donne un aperçu intéressant de la manière dont la psychologie contemporaine se saisit de l’objet Alzheimer.

Compréhension de la maladie

Parmi les recherches en psychologie soutenues par la Fondation Médéric Alzheimer, un premier groupe de travaux visent à mieux comprendre certains traits de la maladie d’Alzheimer. C’est le cas, en particulier, de la thèse de Marion Bourgey sur les facteurs neuropsychologiques, psychoaffectifs et environnementaux de la plainte mnésique, et de celle de Raphaël Trouillet, qui a proposé une approche psycho-dynamique et neuropsychologique de l’implication des mécanismes de défense dans la méconnaissance des déficits. D’autres travaux ont mis en évidence la préservation de capacités d’apprentissage. Dans sa thèse, Nathalie Laeng a ainsi introduit la musique dans la relation psychothérapique. Quant à lui, Hervé Platel, a analysé – à partir d’ateliers de chant – l’importance et la robustesse des capacités d’apprentissage implicites et de reconnaissance.

Jean-Luc Novella a validé en langue française un outil d’évaluation subjective de la qualité de vie liée à la santé (QoL-AD). Hind Mokri a validé, durant sa thèse, deux tests de mémoire épisodique élaborés spécifiquement pour des sujets ayant un faible niveau socio-éducatif, ainsi qu’une batterie de tests neuropsychologiques en arabe dialectal marocain. De son côté, Kristina Herlant-Hémar a interrogé dans sa thèse en psychanalyse et psychopathologie le rapport au temps, l’inscription temporelle, dans la maladie d’Alzheimer : « Comment habiter le présent lorsqu’il n’apparaît plus soutenu, sous-tendu, par le passé et le futur qui le portent, le vectorisent et lui donnent corps ? »

Evaluation d’interventions psychosociales

Un deuxième groupe d’études vise à évaluer l’efficacité d’interventions psychosociales (parfois qualifiées improprement de « thérapies non-médicamenteuses »).

Certaines études ont cherché à évaluer des programmes de stimulation cognitive, comme la thèse d’Emeline Lapre, où ils étaient combinés à un entraînement physique. Inge Cantegreil a évalué l’impact d’une thérapie familiale systémique, et Pascale Piolino celui d’un programme de réhabilitation des troubles de la mémoire autobiographique inspiré des thérapies de la réminiscence. Stéphane Guétin a étudié l’effet d’une nouvelle technique de musicothérapie sur l’anxiété et la dépression. Quant à Anne-Sophie Rigaud et Maribel Pino, elles ont étudié le recours aux technologies d’assistance dans la prise en charge de la maladie d’Alzheimer.

D’autres études ont visé à comparer l’efficacité de différentes interventions. Philippe Robert et Arnaud Deschamps ont ainsi comparé l’efficacité de trois méthodes d’apprentissage pour la rééducation des habiletés de la vie quotidienne, et le recours à des consoles de jeu (comparées à des activités classiques de kinésithérapie). Hélène Amieva a, quant à elle, étudié l’efficacité de la stimulation cognitive et de la thérapie par réminiscence (pratiquées en groupe), comparées à une prise en charge individuelle.

Aidants familiaux

Un troisième groupe d’études cible plus spécifiquement les « aidants » des personnes malades, en particulier leurs enfants et leurs conjoints. L’équipe de Sandrine Andrieu a analysé le « fardeau » de l’aidant familial, afin de repérer et d’aider les aidants en souffrance. De leur côté, Marie-Christine Gély-Nargeot et Geneviève Coudin ont étudié les « réticences » des aidants naturels vis-à-vis des services gérontologiques. D’autres études ont cherché à évaluer les interventions psychosociales destinées aux aidants familiaux. C’est le cas, par exemple, du programme d’intervention développé à l’Université de New York par Mary Mittelman, ou du programme développé à l’Université libre d’Amsterdam par Anne-Margriet Pot, pour aider les aidants familiaux à distance, par le biais d’Internet, à mieux gérer les conséquences psychologiques liées à l’accompagnement d’un proche.

Plusieurs études se sont également intéressées aux relations entre les aidants et les personnes malades. Dans sa thèse, Audrey Rieucau s’est demandée dans quelle mesure la personnalité, les représentations du vieillissement, le lien de parenté et la qualité des relations passées influençaient le vécu de « l’aidant principal ». De son côté, Laëtitia Rullier a proposé une approche psychosociale du risque de malnutrition dans la démence, en montrant l’intrication des facteurs de vulnérabilité des personnes malades et de leur proche aidant.

Environnement physique et humain

Un quatrième groupe de recherches porte sur l’environnement physique et humain des personnes malades. Kevin Charras a étudié l’effet de la personnalisation de l’environnement de soin dans la prise en charge des démences. Stéphanie Gicquiaud a, quant à elle, analysé les répercussions d’aménagements environnementaux dans les unités de vie spécialisées sur la satisfaction et l’implication des familles. Aurélie Dommes s’est intéressée aux difficultés rencontrées par les piétons âgés atteints de troubles cognitifs, dans des situations de traversée de rue. De son côté, Thérèse Jonveaux mène une recherche sur le jardin « Art, mémoire et vie » du CHU de Nancy, où elle examine quels éléments du jardin permettent la prise de repères des personnes malades. Enfin, tandis que Olivier Douville a étudié les représentations de la maladie et des personnes malades par leurs aidants professionnels, Philippe Robert et Elsa Léone ont montré l’intérêt d’une formation du personnel des établissements d’hébergement à la prise en charge des troubles du comportement des résidents.

Cet aperçu des recherches en psychologie soutenues, depuis plus de douze ans, par la Fondation Médéric Alzheimer montrent d’abord que toutes les spécialités de la psychologie sont ici mobilisées : psychologie cognitive, neuropsychologie, psychologie sociale, environnementale, psychopathologie, psychanalyse… Elles montrent également que, loin de se réduire à une évaluation des interventions psychosociales dans l’attente de traitements médicamenteux plus efficaces, la recherche en psychologie permet de mieux comprendre la maladie et d’en atténuer l’impact sur la qualité de vie des personnes et de leurs proches.

Les recherches en psychologie sont souvent menées dans le cadre de Programmes hospitaliers de recherche clinique, et de ce fait dirigées par des médecins, plutôt que par les psychologues eux-mêmes. De plus, lorsqu’elles visent à évaluer l’efficacité d’interventions psychosociales, ces études sont souvent soumises aux règles méthodologiques de la recherche biomédicale, et conçues sur le modèle des essais cliniques de médicaments, ce qui ne va pas sans poser de nombreuses difficultés. Pour autant, on constate en France comme dans les autres pays, depuis le début des années 2000, et plus particulièrement depuis 2005, un développement important de la recherche psycho-sociale. Et l’on observe que dans ces recherches, la psychologie – associée tantôt aux sciences médicales (gériatrie, psychiatrie, neurologie), tantôt aux sciences humaines – joue un rôle structurant.

En conclusion, on peut faire trois grandes observations sur la façon dont la maladie d’Alzheimer est aujourd’hui saisie par le champ « psy ».

En premier lieu, le nombre de psychologues, mais aussi de psychiatres et de psychanalystes aujourd’hui impliqués dans le soin et la recherche sur la maladie d’Alzheimer est beaucoup plus important qu’il y a une quinzaine d’années. En témoigne notamment, pour la psychologie (outre les observations précédentes) le nombre croissant de formations universitaires dédiées et l’organisation en 2011 de la première Journée de géronto-psychiatrie organisée par la Fédération Française des Psychologues et de Psychologie ; pour la psychiatrie, les contributions de M.C. Gély-Nargeot, Jérôme Pellerin, Jean-Pierre Clément, Cyril Hazif-Thomas, Véronique Lefebvre des Noettes et Marie-Pierre Pancrazi dans l’ouvrage récemment paru sous la direction de Cécile Hanon (2012) ; et pour la psychopathologie et la psychanalyse, le fait qu’aux travaux de Jean Maisondieu, Gérard Le Gouès, Louis Ploton, Claudine Montani, Italo Simeone et Michèle Grosclaude, s‘ajoutent désormais ceux de Catherine Caleca, Pierre Charazac, Marion Péruchon, Jean-Marc Talpin, Benoît Verdon, François Villa et Kristina Herlant-Hémar.

En deuxième lieu, les travaux menés ces quinze dernières années au sein du champ « psy » ont considérablement modifié l’approche de la démence. Alors que celle-ci était jusque-là très centrée sur les déficits, ils ont montré l’existence de capacités (affectives, émotionnelles, mais aussi cognitives et mnésiques) préservées ; la très grande sensibilité des personnes malades à leur environnement matériel et humain ; et la nécessité de développer des approches centrées sur la personne, attentives à la singularité des individus (Kitwood, 1997). Ces travaux ont également donné de précieux éléments pour comprendre l’expérience subjective qui est celle des personnes atteintes d’une maladie d’Alzheimer (Sabat, 2001). Ils ont permis de montrer que la maladie d’Alzheimer « ne signifie pas la perte de l’individualité, de la dignité, de l’humanité », qu’une « vie psychique demeure », qu’il faut « chercher à comprendre la dynamique psychique singulière du sujet », « interroger la dimension subjective des conduites, notamment de celles qui dérangent l’ordre établi » (Verdon, 2013) et ne pas oblitérer la souffrance psychique, le vécu de délabrement identitaire, la dépression, l’anxiété et parfois l’angoisse des personnes malades. Ces travaux incitent à ne pas chercher seulement à stimuler les capacités, mais aussi à minimiser les sources d’inconfort et de souffrance psychiques, et à essayer de soutenir, par tous les moyens, le sentiment d’identité et de continuité d’exister des personnes malades (Gzil, 2014).

En troisième lieu, on pourrait dire que la maladie d’Alzheimer a – en retour – assez profondément modifié le champ « psy » lui-même. Il est en effet vite apparu que les techniques d’orientation dans la réalité appliquées de manière brutale et mécanique avaient plus d’effets délétères que positifs, et qu’une approche en termes de réhabilitation, centrée sur les capacités et les besoins singuliers de l’individu, était préférable à une approche en termes de stimulation (Clare et al. 2003). On s’est également progressivement aperçu que l’atteinte des processus de pensée et la mise à mal de la mémoire et du langage rendait difficile, mais pas impossible, la pratique psycho-thérapique. Car au début de la maladie, « les personnes sont souvent capables de saisir ce qui leur arrive et d’en parler » ; et aux stades plus évolués, certaines d’entre elles « continuent de parvenir à mobiliser des processus associatifs » : « les groupes de parole et les entretiens cliniques, complémentaires des ateliers de réhabilitation cognitive, se montrent alors fort précieux pour soutenir les ressources qui demeurent mobilisables, en prêtant son propre appareil à penser à la personne en difficulté, tout en prenant acte que la rupture des liens participe aussi potentiellement de la défense contre l’angoisse (et) en prévenant les excitations trop fortes et les mises en échec » (Verdon, 2013).

C’est ce dont témoignent plusieurs psychologues dans l’enquête nationale de la Fondation Médéric Alzheimer : la pratique professionnelle auprès des personnes âgées en situation de handicap cognitif est « source d’apprentissage, d’étonnement et de remise en question » : « Tout est beaucoup plus complexe, riche et passionnant que ce qui en est dit (…). Les personnes malades sont capables de beaucoup de choses, elles ont besoin d’une marge de liberté, et elles ont beaucoup de choses à dire pour améliorer leur propre « prise en charge » ».

Nul doute que le Professeur Jean-Marie Léger, qui a tant fait pour développer en France et à l’étranger la psychiatrie du sujet âgé, se serait réjoui de voir le champ psy se saisir – et renouveler l’approche – de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées.

Notes

  1. L’analyse des réponses a été menée par Laëtitia Ngatcha-Ribert.
  2. Sarah Planchette, psychologue à l’Union nationale des Associations France Alzheimer, décrit ces formations (six modules de deux heures environ, réunissant une dizaine de participants, souvent des enfants de personnes malades) comme : « une approche psycho-éducative comportant une triple dimension d’information, comportementale et psychologique, avec soulagement du fardeau émotionnel et compréhension du travail de deuil provoqué par la maladie ».
  3. Entretiens réalisés par Jean-Pierre Aquino et Marion Villez.
  4. Pour plus de détails sur les projets de recherche soutenus par la Fondation Médéric Alzheimer : www.fondation-mederic-alzheimer.org/Nos-Actions/Soutien-a-la-recherche

Références

Clare L, Baddeley A, Moniz-Cook E, Woods B. « A quiet revolution ». The Psychologist, 2003, vol. 16, n°5, p. 250-254.

Fontaine D & Castel-Tallet MA, « Psychologues et maladie d’Alzheimer », La Lettre de Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, n°23, Fondation Médéric Alzheimer, Avril 2012. En ligne : <www.fondation-mederic-alzheimer.org/content/download/13497/59525/file/FMA%20LETTRE%20N°23%20new.pdf>

Gzil F. La maladie du temps. Sur la maladie d’Alzheimer. Paris, Presses Universitaires de France, 2014.

Hanon C (dir.). Devenir vieux. Les enjeux de la psychiatrie du sujet âgé. Rueil-Malmaison, Doin, 2012.

Kitwood T. Dementia reconsidered. The person comes first. Buckingham : Open University Press, 1997.

Kruczek E & Provost H. « S’il vous plaît, une petite place pour la psychologie en hôpital de jour ! De l’intérêt de la psychologie dans un service de gérontologie ». Gérontologie et Société 1999, vol. 88, p. 183-191.

Rigaux N, Le pari du sens. Une nouvelle éthique de la relation avec les patients âgés déments. Le Plessis Robinson, Institut Synthélabo, 1998.

Sabat S. The experience of Alzheimer’s disease. Life through a tangled veil. Oxford, Blackwell, 2001.

Verdon B. Le vieillissement psychique. Paris, Presses Universitaires de France, 2013.

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