La création adolescente dans l’espace virtuel. Cindy Forner : de l’écriture virtuelle à la fiction
Dossier

La création adolescente dans l’espace virtuel. Cindy Forner : de l’écriture virtuelle à la fiction

Parler de création et de ses environnements au 21e siècle interpelle quant aux environnements contemporains tels que les espaces virtuels. L’espace virtuel peut-il se constituer comme environnement propice au processus de création et comment cela peut-il être possible ? L’image, l’écriture, la mise en scène théâtrale sont convoquées au sein des réseaux sociaux. Dès lors, comment le sujet peut-il se saisir de ces médiations pour que l’espace virtuel devienne un espace de création, un atelier virtuel dans lequel s’expérimente la matière numérique sur la toile ?

L’espace virtuel des réseaux sociaux offre à l’internaute une surface où déposer des contenus psychiques, telle une toile virtuelle. Surface extra-topique, surface du même se situant au dehors du Moi. Dès lors il existe une extension du topospsychique sur la surface virtuelle que j’ai nommé le Moi-virtuel1. Sans développer ici cette notion, ce reflet écranique du sujet se constitue comme une médiation, une représentation de soi malléable, projetée dans l’espace virtuel, et par laquelle l’adolescent réaménage les enjeux pulsionnels et narcissico-objectaux. La matière numérique constitutive du Moi-virtuel et de l’espace virtuel revêt les qualités du médium malléable, selon les cinq caractéristiques dégagées par R. Roussillon2. Elle est, en soi, indestructible par le sujet : il faudrait une véritable catastrophe climatique pour détruire les multiples serveurs à l’origine du réseau Internet. L’espace virtuel est toujours disponible. À n’importe quelle heure du jour et de la nuit, il est possible de s’y connecter. Ceci permet à l’internaute d’interagir avec la surface virtuelle selon son rythme et sa temporalité. De ce fait, l’espace virtuel a en quelque sorte une vie propre, indépendante du sujet. Quand le sujet n’est pas connecté, l’espace virtuel existe toujours et change au gré des modifications apportées par les autres internautes. Ces modifications soulignent le caractère sensible de la matière numérique, en ce sens qu’elle est support d’interactions, de traces, d’inscriptions. Enfin, la matière numérique est propice à l’émergence de formes : formes textuelles, en image, en mouvement. Ceci rend compte de son caractère indéfiniment transformable : il est possible de modifier les images par des logiciels mais aussi de supprimer, d’ajouter, de modifier, de déplacer, d’archiver ces images ou ces textes. De ce fait, le profil ou la page sur un réseau social est toujours en mouvement et en transformation.

Si la plupart de ces formes, résultantes des diverses publications et de la manipulation de la matière numérique malléable, restent du domaine de la créativité au sens de Winnicott, « inhérente au fait de vivre », permettant « à l’individu l’approche de la réalité extérieure »3, certaines de ces mises en forme deviennent des œuvres ou des objets culturels à part entière en étant relayées par la communauté virtuelle qui en assure la célébrité. C’est le cas de la jeune écrivaine Cindy Forner. A 16 ans, elle édite en 2013 son ouvrage Le jardin d’Eden4. Mais avant d’arriver à cette publication d’ouvrage, sa page Facebook, en temps réel, nous dévoile comment l’écriture comme « défouloir », pour reprendre ses termes, se transformera au sein de l’environnement virtuel en une écriture auto-fictive, puis en une fiction. Je souhaite retranscrire ces trois temps d’écriture comme tenant lieu du processus créateur chez l’adolescente tout en mettant en lumière l’importance de l’environnement virtuel dans celui-ci.

Cindy, alias Elsa, son pseudonyme, crée une page Facebook sur laquelle elle livre l’échec de sa première histoire d’amour. Elle a 14 ans lorsqu’elle rencontre Jordan sur Facebook. Cette histoire d’amour sera fulgurante. Jordan la quittera après leur première relation sexuelle. Suite à cette chute de l’idéalité, Cindy s’attachera corps et âme à lui, alors qu’il a déjà détourné son regard d’elle.

Le premier temps de l’écriture pour Cindy est celui que j’ai qualifié d’écriture à vif en référence à l’ouvrage d’E. Kestemberg, afin de rendre compte de cet état de crise adolescente. Cindy commence sur Facebook une écriture de soi, sur le modèle du journal intime (elle nomme d’ailleurs sa page Le journal d’une adolescente), à cette différence près, que ce journal est lu et commenté par des milliers de personnes. Elle met en images et en mots son histoire, dans une temporalité quasi réelle. Chaque jour, elle publie sur sa page un nouveau « chapitre ». Cette concordance temporelle du vécu et de l’écriture se traduit par une écriture sans artifice, sans effet de style, dans un jaillissement d’émotions et dans une retranscription au plus près de son vécu. Elle confie : « J’avais trop besoin d’écrire. L’envie de parler me démangeait, je ne savais pas à qui en parler, alors je me suis dit pourquoi pas sur une page Facebook (…). Je voulais parler de toute notre histoire sans tabou, des meilleurs aux pires moments, plus rien n’allait, j’allais tellement mal à cette époque. »5. Elle raconte tout, retranscrivant les chats, les appels, les sms, sa jalousie, ses tromperies, tout. Elle nous livre ses angoisses, sa peur de l’autre, son désespoir, l’insupportable d’être transparente aux yeux des hommes et c’est toute la tragédie adolescente qui se livre à nous. L’écriture à vif est quasi-orale, avec un langage simplifié :

« Chapitre 1.
Il est genre 1h du mat Et je geek sur Facebook. Je viens de recevoir une demande d’ajout d’ami Jordan Dupont. J’ai 28 amis en commun avec donc je décide de l’accepter.
Elsa McGowen (01h05) : Hei : D on se connait ?
Jordan Dupont (01h10) : Nan mais je t’ai trouvé jolie j’aimerais faire ta connaissance
Elsa McGowen (01h15) : Merci et Pourquoi pas
Jordan Dupont (01h17) : Appart si tu ne veux pas Bien sur :/
Elsa McGowen (01h20) : Je n’ai pas dis sa !
Jordan Dupont (01h22) : Ah ouf mais je viens de voir que t’es en couple :/
Elsa McGowen (01h25) : Ahah nan c’est mon meilleur ^^
Jordan Dupont (01h27) : Ah ok tant mieux pour moi (…) Je vis qu’il aime une de mes photos et qu’il la commente
• Magnifique ♥ (1 mai, 1h57) (…)
• Nan mais arrêt e de menti r ; D ♥Je vais bouder âpres si tu continu a dire je suis magnifique ; D (1 mai, 2h02)
• Mais c’est la vérité si tu boude pas je te ferais des câlins mdr (1 mai, 2h03) (…)
• Sauf si tu ne veux pas (1 mai, 20h47)
• O si je l’ai veux ! (1 mai, 20h48) (…) »

 

Dans cet extrait, l’écriture apparaît comme celle de l’immédiateté en résonance avec la poussée pulsionnelle adolescente par laquelle il est possible de dire de suite ce qu’on pense et ce qu’on ressent. Aussitôt vécu, aussitôt écrit, aussitôt publié, laissant paraître de multiples fautes d’orthographes, de grammaire et de syntaxe. Ici, Cindy ne cherche pas à travailler une création de style littéraire. Il s’agit d’une « écriture de la vie en cours, scandée par le temps qui passe »6, comme celle du journal intime. Cette écriture à vif est accentuée par l’espace virtuel qui est lui-même un lieu de l’instantané. Dans ce lieu, les sentiments, les ressentis, les vécus peuvent s’inscrire sur la toile sous une impulsion, une décharge médiatisée par la machine virtuelle et le dispositif Facebook. L’écriture au virtuel devient un expiatoire et le virtuel, un lieu de l’expulsion de ce qui assaille l’adolescent dans son quotidien et en son corps. Le second extrait du chapitre 30 met en lumière ceci :

« c’est a partir de l a que j’ai commence a me detacher de Jordan … la que sa personnalite a commence a me degouter Pourquoi ? Ma meilleure amie a fait croire a Jordan que jetais a l’hosto et tout se qu’il a trouver a dire cest « t’inquiete Best » putain mais on dirait je suis une inconnu quoi ! nan mais la il est pas serieux quand meme ! Nan mais putain i me degoute on dirait i me conait pas on dirait je suis n’importe qui … Ouais cette fois ci c’est la fin ! comme j’ai deja dis oui i tient a mais lire entre les lignes, c’est plus pour moi, sa me fait plus rire ! c’etait marrant ! mais la sa me fait plus rire »7.

 

L’écriture apparaît là comme le dépôt de soi sur la toile, en ce moment incertain qu’est l’adolescence. Cindy semble être en quête d’une expression8 ou peut-être de la décharge de cette pression propre à la crise adolescente. Cindy nous met à la vue cet extrait de soi, ce qu’elle extrait d’elle-même, cet étranger en soi, ce pulsionnel qui presse au dedans de soi, impalpable, abstrait, immatériel. L’écrit lui donne forme en contenant les émois conflictuels et assaillants.

Un autre enjeu de cette écriture à vif est que cette écriture de soi quotidienne, lors de ce moment du changement adolescent, apparaît comme une écriture du moment pubertaire, une écriture de l’étranger en soi. Cette écriture à vif est une tentative de donner forme au pubertaire.

Lors du Chapitre 13, elle va jusqu’à nous raconter sa première relation sexuelle avec Jordan :

« Je me mit donc a lui enlever sa chemise, il me collait contre lui j’etonament j’avais peur parce que je me disais que ca y est ca allait ce passe que ca aller etre lui mas dieu que j’etais amoureuse de lui, je le sentais de plus en plus proche que moi et a present ma seule idee etait de franchir les quelques centimetre qui nous separe et sa se passa… Je l’aime … comme une dingue et comme je l’ai dis dans l’intro j’attendais le bon jordan etait le bon… »9.

 

Sa page Facebook sera pour elle un lieu de déplacement et de projection de son mal-être mais surtout de l’inconciliable qui vient la frapper avec la survenue d’une sexualité avec ce jeune homme. Tout au long de ce premier temps d’écriture, nous percevons la lutte de l’adolescente contre la réactualisation des fantasmes œdipiens, et sa tentative de mettre à distance le courant sensuel, dont la charge libidinale à la puberté investit fortement les objets infantiles primaires, ceci au profit d’un courant tendre, relayé par le soutien affectif de ses fans. Nous pouvons ici entendre, comme le note A. Brun, que « l’écriture pourra représenter pour l’adolescent un mode de traitement du pulsionnel pubertaire. (…). Il s’agirait donc pour le jeune de tenter de réguler la menace de débordement pulsionnel à la puberté, par une mise en récit de l’aventure de son corps »10.

Mais, c’est dans l’interactivité que cette écriture à vif trouve quasiment simultanément une réponse, un « regard sur », un partage qui apaise l’incompréhensible fulgurance d’un ressenti ou d’un vécu. Et cette interactivité avec la communauté virtuelle est primordiale car elle se constitue comme environnement réflexif. Cette communauté virtuelle évoque le chœur antique, réagissant à la mise en représentation sur la scène facebookienne. Le chœur adolescent se constitue comme un environnement bienveillant qui soutiendra la transformation de l’écriture à vif en une écriture auto-fictive. Cette écriture au virtuel est toujours adressée à un autre et se situe d’emblée, non pas dans un caché/montré comme le journal intime papier, mais dans un montré dans lequel se situe l’enjeu majeur de cette écriture. Elle s’inscrit dans la logique de la communauté virtuelle du partage et de la communication textualisée. Le journal intime au virtuel 11. Facebook, comme d’autres sites de partage, propose un espace de témoignage, où les autres, les lecteurs, en deviennent les témoins, ici les témoins de la transformation adolescente.

Le second temps de l’écriture chez Cindy fait suite à l’ensemble des retours des fans qui suivent sa page. Ils se comptent au nombre de 8700. À chaque publication, des centaines de jeunes « aiment », et commentent. Beaucoup de jeunes filles s’identifient à cette histoire, et écrivent : « ça me touche beaucoup … J’ai pleuré… On dirait mon histoire… j’ai les larmes aux yeux … J’ai l’impression que c’est ma vie que t’écris. ». D’autres l’encouragent, la confortent dans ses choix : « en effet, il ne te mérite pas, ni ton sang, ni tes larmes, ni ton amour ni tout l e reste ! ! ! » « Tu es une fille forte, moi je n’aurai même pas surmonté tout ça à ta place. » « Du courage à toi ». Ou encore elles insultent celui qui lui fait tant de mal : « c’est un salaud … c’est trop un batard, quel connard. Il se moque de toi là. Remballe-le ! » Cindy Suscite l’envie de la lire : « J’aime ton histoire… Moi qui n’aime pas lire, je suis accroc ! ». Chacune suit avec attention le déroulement de l’histoire car elles y trouvent une résonance avec leur propre vécu et une possibilité d’échanger autour des difficultés d’une première relation amoureuse.

Cindy trouve alors sur l’écran-miroir son reflet porté par l’écho des autres, répétant en chœur « tu es belle, tu es formidable ». Ce chœur contemporain soutient les retrouvailles illusoires avec le narcissisme infantile. Ce premier temps du reflet, repris par le chœur, est essentiel pour l’adolescente en mal d’estime d’elle-même. La marche en cadence du chœur adolescent assure une fonction de holding12 psychique. L’adolescente est portée, soutenue par ses pairs, dessinant un « vivre ensemble » (living together de Winnicott), et assurant une continuité d’existence renforcée par l’écriture qui affirme l’unité du Je. L’environnement des pairs acquiert « une fonction fondamentale de soutien narcissique. »13. Par ce soutien quotidien et ses paroles affectueuses, Cindy trouve un moyen d’affirmer son existence. De ce récit entendu par les autres et inclus dans un échange, émerge un sens. La surface virtuelle est ici utilisée comme une véritable médiation interactive qui permet de saisir l’expérience psychique, l’expérience pubertaire. La surface virtuelle comme médiation « s’anime »14 des expériences de chacun. La présence des autres virtualisés apparaît fondamentale dans ces journaux intimes en ligne car elle induit une sorte de correspondant bienveillant à qui l’on écrit ses mésaventures, ses inquiétudes et ses questionnements. L’écriture à vif en présence de l’autre soutient une certaine connaissance de soi tout en participant à la construction paradoxale de l’intime et au renforcement narcissique.

Le chœur adolescent fonctionne ici comme le double lors du psychodrame, il soutient l’élaboration et la subjectivation du sujet. Cet environnement réflexif assure un appui extérieur, temporaire, mais nécessaire comme support d’identification au moment du vacillement propre au choc pubertaire. Cette relation avec ces autres « permet l’avancée créatrice »15. Cette avancée chez Cindy est double : il existe une avancée créatrice dans cette écriture à proprement parlée vers la publication d’un ouvrage, et une avancée psychique créatrice. En effet, Cindy raconte dans son histoire au quotidien qu’elle ne cesse de revenir vers Jordan malgré son rejet ou son indifférence face à elle, répétition de sa relation au père qu’elle dévoile au fil de l’écrit. Passer par l’écriture à vif sur Facebook lui permit, selon son discours, de s’extraire de cette répétition. Par le soutien du chœur adolescent, elle survit à la destructivité inhérente à cette relation amoureuse. Ceci lui permet de quitter ce jeune homme et d’investir autre chose, sa page et l’édition future de son livre, puis une nouvelle relation. Il existe donc un mouvement projectif des uns sur les autres : Cindy projette sur sa page son histoire, et le chœur adolescent projette en son histoire leur histoire. Ce mouvement projectif en miroir, qui pourrait se nommer mouvement réflexif de projection, consolide ses assisses narcissiques. Par le regard porteur du chœur, la libido fait retour sur le Moi, en tant qu’objet d’amour. Suite aux remarques gratifiantes de ses fans, elle décide de reprendre son texte pour écrire, dit-elle, une « version plus travaillée » qu’elle condense en une trentaine de chapitres, alors que la première version en comptait cent. Cette seconde version n’a aucune concordance temporelle avec le premier jet d’écriture. Apparait l’écriture auto-fictive. Cindy commence à opérer une transformation de son récit et, par ricochet, de soi et de sa réalité. A partir du moment où elle retravaille son écrit pour lui donner une valeur narrative, l’écriture au virtuel devient une écriture autofictive : elle s’inspire de faits réels mais il existe une transformation narrative, plus ou moins romancée. En voici quelques extraits :

« Chapitre 1.
C’était il y a maintenant 25 mois, par une nuit glaciale de Mai, c’était la nuit a cheval entre le 30 Avril et le Premier mai. Un jour qui pour moi était comme tout autre, qui pour moi n’avait rien de bien spécial ni même que ce jour plutôt que cette nuit changerait à Jamais ma vie. Il était dans les minuits et je m’ennuyais un peu sur Facebook (…).
« Demande D’ajout a la Liste d’ami. Jordan Dupont »
Jordan Dupont ? Qui est ce ? Je suis allé sur son Facebook rien n’étai t bloque, sa photo de profille 16

 

« Chapitre 15
Dans mes reves J’aurais une longue et une relation parfaite avec un garcon, on resterait de longues années ensembles et je le presenterai a ma famille malheureusement rien ne s’est passe ainsi. (…)
Pendant des jours plus rien n’allai t avec Jordan, Quasiment plus d’appel, plus de tendresse quand on se voyait ca partait en live. Mon caractere n’etait plus le même et je le savais oh oui j e l e savais, Je repondai sa ma mere, j’envoyais bouler mon beau-pere je ne calculais plus mes sœurs ni même mes cours. Puis est arrive le jour ou tout s’est fini. Ou plutot ou tout a commence le 4 Juin 2010. (…) Ce jour la sera rapide les souvenirs me hante et les larmes coulent. (…) »

 

Pour l’écrivain S. Doubrovsky, l’auto-fiction devient un outil de quête identitaire. Il écrit à ce propos : « Depuis que je transforme ma vie en phrases je me trouve intéressant. À mesure que je deviens le personnage de mon roman, je me passionne pour moi… Ma vie ratée sera une réussite littéraire. »17. Cette écriture autofictive au virtuel participe à la « fabrication de la légende personnelle » de l’adolescent. Pour reprendre P. Gutton, « Par ce travail de « rédacteur », l’opération adolescente permet le passage du roman familial (infantile) au « mythe individuel »18. L’écriture en ligne permet à l’adolescente de proposer d’autres versions d’elle-même, qui vont, dans l’espace virtuel, trouver confirmation dans le regard des autres virtualisés.

L’écriture dans l’interactivité amène un mouvement de transformation, de reformation de soi. Elle appréhende de la sorte une nouvelle forme, une nouvelle image d’elle-même. L’écriture en interactivité possède une fonction représentative, par laquelle le pulsionnel se régule et une pensée advient dans l’après-coup de l’écrit et de ce regard virtualisé. Cindy commence à se penser écrivaine et commence à rêver l’envoi de son écrit à un éditeur. Ceci est fortement encouragé par la communauté virtuelle.

Du va-et-vient identificatoire entre l’adolescent et les autres virtualisés à travers l’écran-miroir et l’écriture, l’adolescent construit son identité, ou du moins atteste de son identité, investissant ce qu’il n’est plus, l’enfant, et ce qu’il n’est pas encore, l’adulte. En ce sens, l’écriture autofictive au virtuel est une écriture du devenir. Elle permet à l’adolescente de se regarder et de se voir changer, elle devient spectatrice de sa vie19. Elle lui permet aussi de se penser écrivaine. La relecture, dans l’après-coup des événements, rend visible le chemin parcouru. Penser l’écriture au virtuel comme autofictive amène à entendre la part créative de l’espace virtuel. Le dispositif Facebook comme scène vers laquelle convergent les regards peut assurer un ajustement narcissico-pulsionnel, nécessaire pour la création subjectale de l’adolescent.

Suite à l’engouement des fans, elle écrit une troisième version qu’elle décide d’envoyer à un éditeur. Mais ce troisième temps d’écriture se fera en dehors de la communauté virtuelle. Les fans découvriront la version finale une fois seulement qu’elle sera éditée. La reconnaissance de cet éditeur détermine l’identité de créateur littéraire dans la sphère sociale. Elle se désengage ensuite de sa première page Facebook pour en créer une autre qu’elle qualifie de « page d’écrivaine », La plume noire, puis en vue de la sortie de son livre Le jardin d’Eden20, elle crée une autre page en son nom propre pour la promotion de son livre. Dans ce trajet, nous percevons comme l’écriture de soi sur Facebook relève d’une « véritable entreprise de transformation de soi, de « self-fabrication », selon une expression de l’auteur (M. Leiris) qui lui permettrait de se créer lui-même par sa création »21. L’écriture au virtuel a modelé l’être adolescent. En construisant son œuvre, Cindy s’est construite elle-même. Cette autocréation soutient le travail du deuil adolescent car « créer, c’est ne plus pleurer ce qu’on a perdu et qu’on sait irrécupérable, mais le remplacer par une œuvre telle qu’à la construire on se reconstruit soi-même. »22.

Par ce troisième temps de transformation de l’écriture, Cindy nous permet de saisir la force sublimatoire à l’œuvre dans son récit. Cette scène sublimatoire apparaît dans l’après-coup du succès de son premier récit, premier récit qui n’est pas encore sublimation mais qui condense réalité et idéalité. Les deuxième et troisième versions proposent des lectures différentes de soi par les autres et par elle-même. La version éditée de Cindy devient un objet socialement valorisé, effet de la pulsion sublimée. Elle inclut de l’insolite par rapport à sa véritable histoire : elle semble devenir Eden, et « tout irait mieux », non pas si Jordan était là, mais si Aurore était là. L’auteur n’est plus celui qui a vécu l’histoire mais celui qui la raconte, soulignant le déplacement psychique opéré depuis la première version. La surprise est grande pour le lecteur quand il se rend compte que l’histoire relatée n’est plus la même que la première narrée sur la scène Facebook, alors que Cindy a toujours maintenu une réciprocité entre les deux écrits. Ce dernier récit dans lequel nous retrouvons pourtant certaines phrases précises de la première narration dévoile l’histoire de deux adolescentes amoureuses l’une de l’autre. Étrangeté à la lecture, là où l’hétérosexualité était apparue bruyante et traumatique dans la première version, Cindy raconte dans son roman une relation homosexuelle fusionnelle, « une histoire magique mais pourtant compliquée23, écrit-elle. Apparaît ici une écriture fictive :

« Ce jour-là, c’était un samedi, Eden s’en souvient comme si c’était hier pourtant cela commence à dater. Elle a été aimée plus que n’importe qui, elle avait quinze ans à l’époque des faits. Une histoire de la sorte n’est pas souvent contée mais pourtant, je m’ y aventure. Elle n’est pas une histoire d’amour avec un footballeur, ce n’est pas une intello coincée et il n’y a rien de féerique, c’est simplement les dures lois de l a vi e dans notre génération désenchantée… Eden et Aurore avaient grandi ensemble, elles s’aimaient. Oh oui, elles s’aimaient ! »

 

Le titre, Le jardin d’Eden, devient alors explicite pour le lecteur : il ne retrouvera pas cette première histoire d’amour avec Jordan, histoire passée, symbolisée, mais celle de l’éveil à la sexualité et à la fantasmatisation de la jeune fille. Un après-coup en somme de l’écriture à vif. Cindy se distingue en arrière-fond de ces lignes romancées, à travers lesquelles se lit toujours la force de ses ressentis et de son vécu. Le travail de la sublimation s’entend dans cet aménagement du déjà là et de la nouveauté et dans « l’élaboration adolescente »24, impliquant une réappropriation d’un corps étranger. Elle permet à l’adolescent de sortir de l’impasse de l’infantile et de ses imagos internes pour se créer son histoire, en liant le courant tendre de l’enfance et le courant sensuel émergeant avec la puberté. Le troisième récit est porteur de cette liaison psychique, formant un écrit inédit. Son histoire devient œuvre. Dans ce mouvement d’écriture de soi, elle nous dévoile comment se construit pour cette adolescente l’image d’un Je devenu Autre. Le travail d’écriture est alors un lieu de renaissance, d’une création dont elle ne soupçonnait pas l’existence au commencement.

Ainsi, la création à l’adolescence n’est pas simplement création d’une forme qui deviendrait œuvre mais elle est remaniement pulsionnel et identitaire, construction et coconstruction d’une subjectivation. Il s’agit de se créer adolescent en utilisant le support de la toile numérique. Nous voyons à travers le processus créateur chez Cindy Forner, comment la médiation Facebook peut s’envisager comme une matière transformable à plusieurs. Il s’agirait alors d’une matière intersubjective par laquelle le sujet peut se reconnaître et s’identifier à la forme créée, en soutenant la fabrique identitaire de l’adolescent.

Vient de publier L’adolescent face à Facebook. Enjeux de la virtualescence, Paris, In Press, 2016.

Notes

  1. A. Gozlan, Enjeux psychiques des réseaux sociaux chez les adolescents. Une métapsychologie de la virtualescence, thèse de doctorat soutenue le 20 décembre 2013, Université Paris Diderot.
  2. A. Brun, Médiation thérapeutique et psychose infantile, Paris, Dunod, 2007, p.148.
  3. D.-W. Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, 1975. p.95.
  4. C. Forner, Le jardin d’Eden, Société des écrivains, 2013.
  5. J’ai contacté Cindy par mail, en utilisant l’adresse mail qu’elle donnait sur sa page Facebook. Elle dit avoir longuement hésité à répondre mais accepta finalement de répondre à mes questions. Elle ne reconduisît pas l’échange.
  6. J.-F. Chiantaretto, « L’écriture de soi au féminin. Narcissisme et auto-investigation chez l’adolescente », Cahiers de l’infantile, Paris, L’harmattan, 2008, p. 96.
  7. Les fautes d’orthographe sont d’origine.
  8. Expression vient du radical latin pressio, pression.
  9. Les fautes d’orthographe sont d’origine.
  10. Brun, « L’écriture », in Manuel des médiations thérapeutiques, ss la dir. de A. Brun, B. Chouvier, R. Roussillon, Paris, Dunod, 2013, p.308.
  11. A. Levallois, « Je et moi dans l’expérience psychanalytique et dans l’écriture autobiographique », Autobiographie, journal intime et psychanalyse, ss la dir. de J.-F. Chiantaretto, A. Clancier, A. Roche, Economica, 2005, p.20.
  12. D.-W. Winnicott, « La théorie de la relation parent-nourrisson », De la pédiatrie à la psychanalyse, Editions Payot, 1969, p.365.13- G. Guzman et al., « Funérailles d’un double virtuel », Adolescence, 2012/2, n°80, p.381-390.
  13. G. Guzman et al., « Funérailles d’un double virtuel », Adolescence, 2012/2, n°80, p.389. Les auteurs précisent que « Internet, et les espaces virtuels qu’il procure, offre via les réseaux sociaux une nouvelle modalité de lien, particulièrement adapté au fonctionnement adolescent », du fait des enjeux de séparation-individuation, de la fragilité narcissique et des sentiments de solitudes et d’abandon.
  14. R. Roussillon écrit que le médium utilisé dans le groupe thérapeutique est en général un médium inanimé, matériel. C’est par le transfert et le travail avec la médiation que celle-ci s’anime de l’expérience vécue déposée par le sujet dans le médium. R. Roussillon, « Médiation et création. Pour une métapsychologie de la médiation », Le Journal des psychologues, 2012/5, n°298, p.31.
  15. P. Gutton, Le génie adolescent, Odile Jacob, 2008,p.79.
  16. Les fautes d’orthographe sont d’origine.
  17. S. Doubrovsky, Un amour de soi, Gallimard, 2001, p.105.
  18. P. Gutton, op. cit., p.148.
  19. A. Brun, « Écriture de soi et temporalité à partir de l’œuvre de M. Leiris (1901-1990) », in Cliniques de la création, sous la dir. de A. Brun et J.-M. Talpin, Belgique : De Boeck Supérieur « Oxalis », 2007, p.8.
  20. C. Forner, Le jardin d’Eden, Société des écrivains, 2013.
  21. A. Brun, Écriture de soi et temporalité à partir de l’œuvre de M. Leiris (1901-1990), op. cit., p.9.
  22. D. Anzieu, L’auto-analyse de Freud et la découverte de la psychanalyse, Tome 1, Paris : P.U.F., 1959, p.26.
  23. C. Forner, op. cit., p.31.
  24. P. Gutton, op. cit., p.144.

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