La complexité psychosomatique
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La complexité psychosomatique

Les relations qu’entretiennent l’âme et le corps ou la psyché et le soma questionnent depuis les débuts de la médecine. Constituent-ils une même unité régie par les mêmes principes ou sont-ils des champs hétérogènes entretenant certains liens ? Y-a t-il une étiologie psychique dans certaines maladies somatiques ? Les troubles psychiques protègent-ils d’atteintes somatiques et réciproquement les atteintes somatiques protégent-elles de la folie ? Les sciences du vivant qui structurent aujourd’hui leur objet en “niveaux d’organisation” modifient-elles la réflexion ? Autant de questions à se poser lorsqu’on s’interroge sur les faits psychosomatiques.

Après avoir rappelé les grands moments de la réflexion en psychosomatique, essentiellement en France, nous tentons dans ce dossier de Carnet Psy qui ne peut pas être exhaustif, de montrer d’une part diverses compréhensions actuelles de la psychosomatique par des psychanalystes français et d’autre part la façon dont certains d’entre eux envisagent leur travail avec leurs patients.

Bref historique

Une discipline millénaire

Du point de vue historique, la psychosomatique est une discipline millénaire qui s’est développée depuis les médecines chinoise, égyptienne, grecque, juive, arabe, proposant une approche globale permettant de repérer l’unité humaine psychosomatique. Le dualisme psyché-soma qui a dominé dans la culture occidentale a conduit au développement de plus en plus technique de la médecine coexistant avec des théorisations psychanalytiques qui favorisent très largement les processus psychiques dans l’apparition de processus de somatisation.

C’est l’aliéniste et psychiatre J.-C. Heinroth appartenant au courant vitaliste de F.-X. Bichat qui a formalisé ce terme en 1818 pour décrire certains facteurs “somato-psychiques” ou “psychosomatiques”. Il tentait de comprendre dans des cas de cancer, de tuberculose et d’épilepsie quelle est la place des passions et de la sexualité. F. Deutsch, disciple de Freud est le premier psychanalyste à envisager un traitement psychanalytique des troubles somatiques. Il introduisit un trait d’union entre psycho et somatique, montrant sa préférence pour une compréhension dualiste des phénomènes envisagés. Freud ne s’est pas véritablement intéressé à une approche psychosomatique de la maladie et on remarque sa prudence et son indécision quant au choix d’un point de vue explicatif. M. Aisenstein remarque que “Freud se révèle moniste dans ses études et conclusions théoriques et dualiste lorsqu’il est confronté à la pratique.” Cependant, le montage pulsionnel qui fait admettre le somatique comme source, le symptôme conversionnel pour lequel Freud ne parle pas d’ailleurs de psychogenèse avançant que l’organe est contraint à servir deux maîtres à la fois, la névrose actuelle, la stase libidinale retrouvée aussi dans la maladie organique etc. sont des hypothèses théoriques qui ont été reprises fructueusement par les psychanalystes psychosomaticiens, tout particulièrement par ceux de l’École de Paris.

La psychosomatique comme discipline

Les fondements de la psychosomatique comme discipline reposent sur des observations cliniques de psychanalystes, F. Deutsch, G. Groddeck, S. Ferenczi, mais c’est à partir de 1940, aux États-Unis, qu’apparaissent des travaux systématiques en psychosomatique. H.-F. Dunbars tentera de mettre en correspondance des profils de personnalité et des maladies somatiques. Elle conclura qu’il existe un rapport statistiquement significatif entre certaines maladies bien définies et certains profils de personnalité. Notons que cette tentative de dresser des profils est toujours vivace aux USA mais aussi en France. F. Alexander qui dirigera l’Institut de Psychanalyse de Chicago, influencé par les travaux de Cannon sur le système sympathique et parasympathique théorisera une “névrose d’organe” et “une névrose végétative” qu’il différenciera de la névrose hystérique. En France, G. Parcheminey va publier La Problématique du psychosomatisme et J.-Paul Valabrega Les Théories psychosomatiques. Cet auteur avancera plus tard que le symptôme somatique se comprend à partir d’un phénomène de conversion généralisé dont on peut retrouver la source fantasmatique et par conséquent le sens. C’est ainsi qu’il parlera de “la conversion psychosomatique”. M.-C. Célérier qui a travaillé avec J.-P. Valabrega puis avec M. Sapir présente dans ce dossier sa conception actuelle de la psychosomatique. Ce sont L. Chertok et M. Sapir qui ont créé la première Revue de Médecine Psychosomatique à la fin des années 1950 dont M.-C. Célérier a été rédactrice en chef longtemps, G. Harrus-Révidi lui a succédé.

L’École de Psychosomatique de Paris

Durant ces mêmes années, certains psychanalystes français commencent à se réunir, notamment quatre d’entre eux qui vont constituer un groupe qui donnera naissance à l’École de Psychosomatique de Paris : P. Marty, M. Fain, M. de M’Uzan et C. David auxquels étaient associées D. Braunschweig et C. Parat. Leurs travaux vont avoir des prolongements dans le champ de la psychosomatique de l’enfant sous l’impulsion de L. Kreisler, pédiatre, de M. Fain et M. Soulé. Ces trois auteurs réunis ont publié des études sur les troubles fonctionnels du nourrisson qui ont fondé la psychiatrie du nourrisson. Dans cette filiation, N. Boige et S. Misssonnier font part de leur expérience en consultation gastro-pédiatrique psychosomatique dans la 2ème partie de ce dossier (Carnet Psy n°127/juin 2008). Les conceptions de l’École de Psychosomatique de Paris qui proposent des aménagements de la cure psychanalytique orthodoxe, pour tenir compte des particularités qu’ils ont découvert chez leurs patients, ont marqué profondément l’histoire de la psychosomatique et de la psychanalyse en France. M. de M’Uzan, dans l’interview proposé dans la deuxième partie, retrace entre autres les origines de ce mouvement. M. Aisenstein qui en est aussi un des membres en présente les principaux concepts. Le travail commun intensif de ce groupe conduit à la publication de L’investigation psychosomatique. Puis en 1972 à la création de l’Institut de Psychosomatique (IPSO) “en vue d’étendre, de transmettre et d’appliquer les connaissances psychosomatiques.” En 1978, ouvre l’hôpital de la Poterne des peupliers, aujourd’hui “Département de psychosomatique IPSO” de l’ASM 13 qui comprend le Centre de Psychosomatique de l’adulte Pierre Marty dirigé par C. Smadja et le Centre de Psychosomatique de l’enfant Léon Kreisler dirigé par G. Szwec.

Le fait clinique central théorisé par P. Marty et ses collègues est la pensée opératoire qui rend compte de l’absence apparente de vie fantasmatique et se trouve fréquemment associée à des désordres somatiques. Il est intéressant de noter qu’au même moment Sifneos et Namias aux USA, décrivent “l’alexithymie”, pour rendre compte de cette psychopathologie négative. L’intuition du caractère unitaire de la psychosomatique génère une véritable mutation de la recherche dans ce domaine.

Les travaux de cette École sont très nombreux. Ils attirent l’attention sur l’énergie psychique, les modalités de répartition de la libido et sa dégradation avec la libération des forces autodestructrices dans le soma. Aux notions de structure ou d’organisation se superposent celles de changements et de différences de régime et, de nouveaux concepts sont créés comme ceux de “réduplication projective”, “désorganisation progressive” et adoptés par la communauté psychanalytique. De même, la nécessité de la clinique et sa phénoménologie vont entraîner la constitution d’une classification psychosomatique dont le but essentiel est de servir d’outil à la recherche dans le champ de la psychosomatique.
De plus, un important travail d’élaboration se fait alors concernant la pratique des traitements psychothérapeutiques des patients somatiques et représente l’aboutissement de tout cet édifice théorico-clinique. Cet ensemble a ouvert la voie à de nombreuses recherches théorico-cliniques et théorico-pratiques d’une grande créativité dans lesquelles les topiques freudiennes sont d’une certaine façon remaniées comme le lecteur peut le repérer au fil des articles proposés. Je signale, car il n’est pas présenté dans ces lignes, le concept de “procédé auto-calmant” que je trouve particulièrement intéressant pour notre clinique. A la suite de M. Fain, C. Smadja et G. Szwec ont travaillé, entre autres, à l’élaboration du concept de “procédé auto-calmant”. Les procédés auto calmants consistent essentiellement à rechercher le calme par des comportements moteurs ou perceptifs qui peuvent inclure une part de souffrance physique. L’activité autoérotique s’en distingue parce qu’elle s’associe à des fantasmes tandis que le vide représentatif accompagne le procédé auto-calmant qui participe d’une régression comportementale par opposition à une régression donnant lieu à une activité de pensée. Dans leurs formes les plus autoagressives ils peuvent comporter avant le retour au calme, un premier temps de tension, d’excitation. Ces procédés constituent une tentative de maîtrise rétroactive de la peur en situant le danger dans l’environnement, de façon défensive contre l’effroi de traumatismes ayant effracté le pare-excitant lui-même insuffisamment constitué à cause d’une fonction maternelle défaillante.

Perspectives actuelles de la psychosomatique

Dans le prolongement des travaux de l’École de Paris, C. Dejours qui propose un travail pour ce dossier a élaboré une “troisième topique”, ou topique du clivage qui consiste à donner une place à côté de l’inconscient tel qu’il est décrit par Freud à un inconscient “amential”. Celui-ci correspond aux impasses de la libidinalisation ou aux mutilations du corps érotique. Les rejetons de l’inconscient amential ne sont pas des retours du refoulé mais les passages à l’acte compulsifs ou les crises somatiques. C. Dejours s’en explique dans son texte.

De même, B. Stora qui travaille à la Salpêtrière à Paris, propose une théorie globale comprenant le modèle de P. Marty coexistant aux côtés d’un deuxième modèle de déclenchement des processus de somatisation sous l’égide du Système Nerveux Central qui vise à sauver l’homéostasie globale dont il a la charge. L’apparition de tensions intra-psychiques non-élaborées par l’appareil psychique est interprétée alors comme une menace qui met automatiquement en marche les sécrétions hormonales de l’axe hypothalamique en vue de sauvegarder l’organisme. Il existe pour cet auteur un troisième modèle dont l’origine est somatique : de nature génétique, endocrinienne (syndrome métabolique par exemple), neuronale (Parkinson, Alzheimer etc..) mettant en cause l’équilibre des systèmes avec des conséquences sur le fonctionnement de l’appareil psychique fortement sollicité pour s’adapter aux modifications somatiques. Ces trois modèles sont des variantes d’un modèle général des processus de somatisations.

On note aussi en France, l’existence de l’École lacanienne de Psychosomatique qui a été fondée en 1983 et est membre de la Fédération de Psychiatrie. Elle est organisée autour de deux axes de recherche. Le premier concerne la psychosomatique à partir de la mise en perspective de l’approche clinique (vécu subjectif, somatisations, histoire personnelle) avec les niveaux physiologique et biologique de vulnérabilité et de déclenchement des troubles. Le travail pluridisciplinaire initié à partir des différents niveaux d’approche de l’objet psychosomatique, s’est donné pour but d’approfondir les conditions biologiques de l’articulation psychosomatique et leur implication dans la prise en charge de patients soumis à des traumatismes. Le second axe concerne les pratiques psychothérapeutiques et une recherche sur les changements et leurs mécanismes en psychothérapie en particulier chez les patients psychosomatiques. Pour ce qui concerne les conceptualisations lacaniennes, constatons qu’en 1948, Lacan faisait un rapport au 51ème Congrès français de Chirurgie sur l’hypertension artérielle notant après les auteurs anglo-saxons un lien entre l’origine de la maladie et l’agressivité inhibée par la vie sociale. Il me semble qu’actuellement cette réflexion privilégie l’idée que le “phénomène psychosomatique” provient d’un échec de la mise en place du langage. Au sens large comme au sens restreint, l’affection psychosomatique équivaudrait à un ratage dans l’induction signifiante elle-même, c’est-à-dire son inscription dans la chaîne signifiante.
De leur côté, R. Gori et M.-J. Del Volgo qui distinguent le sens que la maladie prend pour le malade (roman de la maladie) de la réalité médico-biologique de la maladie, montrent dans leurs travaux les dérives d’une “santé totalitaire” qui prétend nous dire dans les moindres actes de notre vie comment nous comporter pour bien nous porter. Ils pensent que ces prétentions médicalisantes et psychologisantes se trouvent sous-tendues par une médecine et une psychiatrie au service d’un nouvel ordre économique et la fiction anthropologique d’un homme neuro-économique.

Psychosomatique dans les services de médecine

Comme M. de M’Uzan le mentionne dans l’interview dès l’origine du travail des psychosomaticiens, un certain nombre d’entre eux ont travaillé dans des services de médecine avec des patients aux atteintes somatiques très lourdes. Dès l’origine deux sortes de patients ont pu être suivis, ceux qui venaient consulter avec une demande et ceux qui étaient hospitalisés et pris en charge. Ainsi M. de M’Uzan a travaillé dans un service de gastro-entérologie comme psychosomaticien et chercheur CNRS. C’est surtout à partir des années 1970, que les hôpitaux généraux ont recruté des psychiatres et des psychologues dans les différents services de médecine. Cette implantation s’est faite en général, service par service, spécialité par spécialité, voire sur-spécialité par sur-spécialité. Certains de ces psychiatres ou psychologues ont pu alors adopter les présupposés de ces équipes organicistes. Les pionnières ont été G. Raimbault en néphrologie et en oncologie, N. Alby en oncologie, M.-C. Célérier en gastro-entérologie. Je rends compte avec l’équipe de collègues que j’ai constituée dans un Centre de néphrologie et de diabétologie, de notre réflexion et de notre travail à ce sujet.

Quelques remarques épistémologiques

Clinique du réel

Lorsque G. Raimbault parle de “clinique du réel”, elle fait référence à des cas d’enfants dialysés ou atteints de cancer ou proches de la mort. Comme elle l’a souvent souligné, il ne s’agit pas dans le champ de la psychosomatique de castration symbolique ou de mort symbolique mais de castration réelle, de mort réelle. La psychosomatique commence au moment où le sujet est réellement mutilé, où le sang, dont on peut éventuellement parler est un liquide rouge, gluant capable de coaguler, où la castration concrètement agie ne possède pas plus qu’un simple rapport de signe avec le fantasme de castration. En psychosomatique, nous sommes soumis à la fois à la rencontre de cet hétérogène radical qu’est le corps et qui échappe à toute saisie langagière et, en même temps, confrontés aux effets de la parole dont on connaît les impacts tant positifs que négatifs sur le corps. Là, se situe alors une des particularités contre-transférentielles qui rend notre travail parfois difficile : le lien du symptôme se fait non seule-ment avec les fantasmes du thérapeute mais aussi avec sa position face à l’éventualité de sa mort réelle. Cette situation peut engendrer une certaine violence. Cette difficulté permet, me semble-t-il, d’expliquer en partie les différentes théories psychosomatiques, voire même le refus que l’on peut éprouver à envisager la psychosomatique.

Entre le corps et la psyché une relation d’inconnu

Dans un trouble psychogène de la vision, Freud précise explicitement le rapport entre le psychique et l’organique : “La psychanalyse n’oublie jamais que le psychique repose sur l’organique, bien que son travail ne puisse poursuivre le psychique que jusqu’à ce fondement et pas au-delà”(1910).

Les théories psychosomatiques psychanalytiques ne peuvent pas répondre à la question “comment le corps se désorganise-t-il ?”. Les réponses au “pourquoi de la désorganisation” tiennent à des constructions qui dans l’après-coup s’élaborent dans le cadre de la cure par exemple. Si les atteintes virales ou bactériennes de la sphère buccopharingée ou les diarrhées survenant à l’occasion d’une situation anxiogène semblent avoir des explications biologiques assez facilement accessibles, cela n’explique pas pourquoi tel signe plutôt qu’un autre et pourquoi tel sujet plutôt qu’un autre. Aussi sommes nous en présence de deux ordres hétérogènes que la psychosomatique est tentée d’articuler sans pouvoir le faire. N’est-ce pas ce que nous faisons, en particulier, lorsque nous posons la question de l’étiologie organique ou psychologique introduisant implicitement la dichotomie matière/esprit, soma/psyché et donc une pensée dualiste. La recherche d’une multi-factorialité ne conduit-elle pas à la même impasse ?

Comme le font remarquer P. Marty, M. de M’Uzan, C. David (1993), dans un cadre classique, le psychanalyste constate un écart entre son interprétation du symptôme et la valeur signifiante de celui-ci et l’existence d’une relation directe et homogène entre l’un et l’autre. Nous sommes là dans le même champ épistémologique. En psychosomatique la distance est plus grande entre la valeur signifiante possible du symptôme et son interprétation car la nature anatomo-physiologique de celui-ci rend ici la relation indirecte en même temps qu’elle devient épistémologiquement hétérogène. Ainsi peut-on distinguer le “symptôme psychanalytique” (phobie, obsession etc.) où la relation est directe et homogène ; le symptôme de conversion, où la relation est directe car le symptôme a une valeur symbolique et en même temps hétérogène ; et le symptôme psychosomatique, où la relation est indirecte et hétérogène. Dans cette perspective et du point de vue épistémologique le symptôme conversionnel se situe dans un espace charnière privilégié.

En conclusion

Nous sommes très loin d’arriver au bout de nos peines, très loin de comprendre les phénomènes psychosomatiques, même si tant du côté de la biologie que de la psychanalyse nous pouvons repérer des avancées. Une des avancées essentielles, que l’on doit à l’École de Psychosomatique de Paris, est sans doute que nous ne répertorions plus les maladies psychosomatiques mais que nous centrons notre intérêt sur le fonctionnement psychique du malade somatique.

Je n’ai pas abordé les incidences techniques des modèles envisagés. Il me paraît évident que la mise en œuvre d’un travail psychothérapeutique suppose adopter une théorie selon laquelle maladie et douleurs appartiennent au fonctionnement mental. La proposition d’un traitement psychothérapeutique est faite en raison de cet engagement. En partant de là, la rencontre avec le patient va imposer certains paramètres qui peuvent être différents de ceux de la technique psychanalytique classique. Si nous avons à modifier le setting et la technique interprétative, cela n’implique en rien la suspension d’un cadre rigoureux et la recherche de l’émergence du transfert.