Je serai bref car il est clair qu’une telle manifestation ne souffrirait pas d’une conclusion ni d’une synthèse. Tout d’abord bien évidemment un grand merci à tous pour vos interventions et vos témoignages et particulièrement pour l’ambiance et le climat que vous avez su créer par le ton et le style que vous avez choisi d’adopter pour ceux-ci. J’ai été très touché, au delà de leur intérêt scientifique, par la simplicité et la chaleur de nos échanges. Au delà des mots, je suis sensible aux ambiances, elles traduisent plus encore l’amitié dont vous m’avez témoigné par votre présence, vos réflexions et faits de mémoire. Avec vous et grâce à vous je me suis replongé dans certains moments de mon histoire universitaire et de ma trajectoire de chercheur. Ce sont des choses importantes et qui permettent de partir plus serein. Merci pour cela. Le soir précédant le début de ce colloque je me suis aperçu que j’avais le trac et il m’a poussé à m’interroger sur le sens de cet « hommage » rendu à ma présence dans l’université et aux travaux que j’ai initiés. Ce trac me posait la question du sens que pouvait prendre pour moi ces deux journées, du sens acceptable d’une telle manifestation au sein de l’Université, qui ne saurait s’adonner au culte de la personne : qu’allait-on ainsi célébrer ?
Je laissais alors défiler mes pensées et considérations sur ce qui se mêlait ainsi « à la conversation ». Malgré l’amitié et la reconnaissance que je sentais bien présentes dans le souhait d’organiser une telle manifestation à l’occasion de mon départ, j’avais confusément l’impression que d’autres enjeux se mêlaient à sa configuration, autres enjeux qui allaient bien au delà d’un hommage rendu à un collègue qui se retire, même s’il a marqué de sa présence près de quarante ans de vie de la filière clinique de l’Université.
J’ai suffisamment travaillé les questions identitaires pour savoir que leur pire destin advient quand le sujet commence à se prendre pour lui-même, qu’il commence à vouloir être fidèle à une certaine image de lui, et que du même coup il se décentre et s’aliène au regard de l’autre, fut-il bienveillant, plutôt que d’en jouer créativement. Il est bien vrai que j’ai beaucoup joué pendant toutes ces années passées à l’Université, et que, principalement, j’ai aussi pris beaucoup de plaisir dans ces jeux : mais j’ai joué avec le sérieux qui convient au jeu, avec l’engagement non passionnel qu’il requiert. Bien sûr j’ai même dû parfois aussi, il faut bien l’avouer, jouer à être moi-même, il a même dû m’arriver de « faire du Roussillon », de jouer à faire du « Roussillon » et ce n’est sans doute pas là que j’ai été le plus créatif.
« Jouer en transition » à se laisser être « en transition », en transition vers un ailleurs, en transfert donc, en clinicien. Car ma pratique de clinicien psychanalyste m’a aussi rompu à pourvoir me penser comme lieu d’un transfert, comme forme d’incarnation momentanée d’une problématique, lieu de saisie d’un enjeu autre, espace pour une représentation. C’est cet écart qui donne du jeu, qui rend le jeu possible et fécond. J’en arrivais donc à la question de ce qui venait se transférer dans l’organisation de ces deux journées. Le trac disparut quand je m’avisais que ce colloque était l’occasion de mettre au travail une question, LA question dont ma « carrière universitaire » ici célébrée ne représentait qu’un cas particulier : qu’est ce que la psychanalyse peut apporter à l’Université et qu’est ce que l’Université peut apporter à la psychanalyse ? Et c’est alors beaucoup plus tranquille que je m’apprêtais à entendre mes collègues et amis : je savais ce que je cherchais, ce que je voulais explorer et dont je vais dire quelques mots à partir de ce que j’ai pu entendre dans ces deux jours.
Bien sûr à l’évidence ce que la psychanalyse apporte à l’Université c’est d’abord une théorie conséquente, cohérente, une théorie qui permet de former des étudiants à l’écoute de la vie psychique, à se « mettre au chevet » des diverses formes de l’associativité qui la parcourent et l’organisent, verbales et non verbales. Et ce n’est pas rien, pour aider les cliniciens en herbe à s’affronter aux dures réalités humaines auxquelles leurs stages vont les confronter, à maintenir la bienveillance sine qua non de l’écoute clinique. Ce n’est pas rien non plus quand ils veulent s’aventurer sur les chemins semés d’embuches et la recherche clinique. À ces niveaux la psychanalyse est incontournable et l’engouement des très nombreux étudiants qui s’engagent avec espoir dans les filières cliniques en témoigne encore largement.
Mais, dans le même mouvement, la psychanalyse introduit aussi l’exigence d’une formation à la clinique, d’une formation qui n’est pas faite que de savoirs et de stages, qui est tissée aussi de l’élaboration collective et personnelle de l’expérience clinique voire de l’expérience de la vie, de leur vie. La clinique interroge le clinicien au vif, elle le confronte aux aléas de son histoire et de ce qu’il a pu en intégrer et en faire fructifier dans sa vie. Elle suppose une « formation personnelle », engagée, un travail de reprise réflexif sur l’expérience intime, un travail psychanalytique sur son expérience de la vie et la manière dont celui-ci peut être utilisé dans la rencontre clinique.
Mais la formation psychanalytique des universitaires en psychologie clinique, c’est aussi ce qui permet de parler de l’humain d’une certaine manière, avec un certain ton, de parler aux humains qui se pressent sur les bancs de l’université de leur vie, du quotidien de celle-ci, de ses échecs et réussites, de ses drames, conflits et création, comme des grands moments qui parfois la ponctuent. La psychanalyse c’est ce qui permet de développer une certaine position pédagogique, un certain mode de relation aux étudiants qui se décale des postures courantes, des pièges du transfert qui infiltre inévitablement la position enseignante. On devrait d’ailleurs pouvoir tracer une ligne de départage des enseignements en psychologie clinique et de leur style particulier à partir de la manière dont ils manifestent « en acte » la présence d’une Éthique psychanalytique, d’un idéal psychanalytique, à partir de la manière dont ils trouvent le ton pour parler des contenus les plus scabreux, les plus tabous de la vie psychique dans le respect de l’auditoire.
Mais il faut aussi pouvoir dire à mes amis psychanalystes nombreux dans l’auditoire et qui ne fréquentent pas habituellement les cercles et colloques universitaires, que l’Université peut aussi apporter quelque chose à la psychanalyse, ce que les sociétés de psychanalyse ne perçoivent pas toujours clairement.
La pratique psychanalytique est bien souvent confinée dans l’espace et les conditions d’une pratique libérale et les effets de sélection qu’elle implique. Les psychanalystes rencontrent rarement dans l’exercice libéral de leur art des SDF désocialisés, des adolescents « perdus » dans la zone et les marginalités sociales, des « anti-sociaux » embastillés dans les quartiers de haute surveillance à la suite de leurs actes criminels, des enfants abandonnés et livrés à eux-mêmes, etc. Ils rencontrent rarement ce qui fait le gros des pratiques de soin en services publics. Et quand ils les rencontrent c’est soit à petites doses, soit quand ils ont accepté de quitter leurs cabinets libéraux pour s’engager dans les institutions de soin. Dans les sociétés de psychanalyse, on aborde rarement les questions cliniques posées par les pratiques en service public, en institution, les questions posées par les cliniques « de l’extrême ». Or celles-ci forment les gros bataillons aussi bien des stages de formation des étudiants que des pratiques à partir desquelles les recherches et explorations cliniques se développent. Ce sont là les terrains d’exploration de la recherche clinique universitaire, là les « laboratoires » où de nouveaux dispositifs sont « bricolés » puis mis au point et évalués dans leur pertinence et leurs limites, là les expériences où se fourbissent les évolution paradigmatiques nécessaires pour que la métapsychologie psychanalytique s’ajuste aux particularités et processus auxquels les tableaux cliniques qu’on y rencontre confrontent. Les grandes œuvres psychanalytiques, celles qui ont entraîné des mutations paradigmatiques substantielles, se sont toujours fondées sur l’exploration de nouveaux objets cliniques, les enfants pour M Klein, les bébés et la pédiatrie pour D.W. Winnicott, la psychose pour W.R. Bion et J. Lacan, les états limites pour A.Green ou D.Anzieu … L’université offre l’occasion d’explorer et de conduire des recherches sur de nouveaux objets d’investigation et chacun d’eux recèle une leçon à tirer sur des aspects de la vie psychique qu’ils mettent particulièrement en évidence et qu’ils permettent de travailler pour autant que soient inventés les dispositifs qui en rendent possible l’exploration psychanalytique. Car la recherche clinique universitaire ne peut se cantonner à l’exploration conceptuelle, même si celle-ci est irremplaçable, elle doit aussi inévitablement se porter sur les dispositifs et pratiques cliniques qui rendent possible l’accès psychanalytique à de nouveaux objets psychiques et à de nouvelles problématiques psychopathologiques.
Je crois que la psychanalyse ne peut se passer de ce fantastique gisement de recherches que les pratiques des psychologues cliniciens de formation psychanalytique rendent accessibles à l’intelligibilité méta- psychologique et il serait bon que les sociétés de psychanalyse, seules dépositaires des formations conséquentes à la psychanalyse, s’en avisent et en soutiennent plus résolument l’entreprise. Si j’ai fini d’œuvrer à l’Université pour défendre la pertinence de la psychanalyse dans la formation, il me reste à poursuivre la sensibilisation des sociétés, associations et fédérations de psychanalyse à l’intérêt de la recherche universitaire portant sur la clinique psychanalytique. Merci d’être venus et merci de m’avoir inspiré ces quelques réflexions qui tracent une trajectoire possible pour mon action à venir.