Introduction
Notre intérêt pour ce qui advient aux femmes souffrant de troubles des conduites alimentaires confrontées à l’expérience de la maternité est né de la clinique adolescente, plus particulièrement des patientes souffrant d’anorexie mentale. En effet, les aléas de la construction identitaire se cristallisent singulièrement chez elles sur la construction du féminin en elle, et le lien au maternel est traversé par la question de la transmission du féminin. Ainsi peut-on s’interroger sur les fantasmes que ces jeunes filles développent autour de la question du désir d’enfant et de l’accès à la maternité : de quels désirs d’enfant, de quels fantasmes de grossesse ces patientes sont-elles habitées ? Et qu’en est-il de l’accès à la sexualité génitale ?
De la clinique à la psychopathologie
L’anorexie mentale est une pathologie qui survient électivement à l’adolescence, avec deux pics de fréquence concernant le début des troubles : la période péri-pubertaire, et autour des 18 ans, ce que l’on peut considérer dans les pays occidentaux comme deux phases de transition, d’une part de l’enfance à l’adolescence, et d’autre part de l’adolescence vers l’âge adulte. On peut se représenter que ces jeunes filles refusent le processus adolescent, voulant soit rester dans le monde de l’enfance en s’accrochant au corps de l’enfance, soit être à la fois enfant et adulte, soit enfin, telle la Belle au Bois Dormant, s’endormir enfant et se réveiller adulte sans avoir à subir passivement les transformations physiques de la puberté et le processus psychique d’autonomisation qui l’accompagne. Les désirs d’enfant chez les adolescentes souffrant d’anorexie mentale témoignent de ce refus, avec une coexistence de l’infantile et du féminin adolescent. En effet, elles sont animées par le désir de rester enfant, avec le refus du féminin et du maternel qui l’accompagne, en lien avec le refus de la séparation, tout en pouvant être animées par des fantasmes de grossesse. Ceux-ci peuvent se traduire cliniquement par leurs préoccupations corporelles souvent centrées sur le ventre, argumentant souvent que le gros ventre rappelle un corps d’enfant, et occultant ainsi une cause évidente de ventre rond chez la femme… ce qui pourra alimenter l’obsession d’avoir un colon ou une vessie vide pour ne pas faire grossir ce ventre. Par ailleurs il n’est pas rare de voir apparaître dans les productions d’art-thérapie des modelages de femme enceinte chez ces patientes dans l’évolution des soins. Ces fantasmes vont s’articuler de façon complexe avec l’ambivalence profonde de ces jeunes filles quant à la question de leur identité féminine et de l’incarnation du féminin en elle. Ces patientes cherchent inconsciemment des solutions pour éviter de se confronter à la perte que représente la sortie du monde de l’enfance (perte du corps à corps tendre avec les figures parentales, nécessaire autonomisation, renoncement à la toute puissance infantile et à l’atemporalité qui l’accompagne), mais les désirs contemporains de l’éclosion pubertaire sont bien là. Il leur reste à faire un exercice d’équilibriste pour tout tenir, ne renoncer à rien, au prix d’une tension interne majeure, se traduisant cliniquement par le contre- investissement de leurs désirs pouvant aller jusqu’à des positions paradoxales. Cette tension trouvera un écho dans l’antagonisme plein-vide, dur-mou, actif-passif. Il pourra prendre corps à travers la maîtrise de la circulation des fluides, illustrée cliniquement tant par l’aménorrhée que par la potomanie ou la restriction hydrique. L’anorexie mentale ou les conduites boulimiques peuvent ainsi constituer une solution chez des patientes ayant des assises narcissiques fragiles, pour des raisons pluri- factorielles, qui vont grever leur construction identitaire, et en particulier la construction de leur identité féminine. Plus tard, cet agrippement à l’enfant, ce refus d’inscription dans une temporalité pourra faire barrage à l’accès à la maternité, qui représente comme le rappelle M. Bydlowsky « le troc de la jeunesse illusoire dans le reflet du miroir contre l’ombre de la mortelle, promesse du passage d’un corps déclinant dans le corps renouvelé d’un enfant à naître »1.
Didier Anzieu a proposé à partir de la métaphore du Moi Peau un éclairage psychopathologique très parlant concernant notamment les sujets ayant une grande fragilité narcissique2. En effet, le moi-peau est la métaphore de ce qui constitue le moi comme étant séparé des autres tout en étant en continuité avec eux. Pour Anzieu, chez certains sujets la fragilité de la construction des assises identitaires se traduira par un fantasme d’auto-suffisance, et une absence (ou un refus) de peau commune avec autrui traduisant un rejet de la dépendance. Le moi-peau de ces sujets, sans espace de jeux entre les feuillets externes et internes, est fragile. Pour le solidifier, deux possibilités : soit un hyperinvestissement du moi-peau, comme si la totalité du psychisme venait se concentrer sur cet interface, ce qui constitue une carapace dure mais perdant en souplesse et comme évidant l’intérieur ; soit un doublement à l’extérieur d’une peau maternelle symbolique, éblouissante (renvoie à la toute-puissance devant une mère généreuse, mais avec un risque de représailles maternelles et d’aliénation). L’auteur cite là l’exemple des mannequins décharnés vêtus de leurs oripeaux éblouissants. Dans d’autres cas (personnalités borderline), le fonctionnement des sujets se caractériserait par une atteinte non seulement de la périphérie mais aussi de la structure d’ensemble du moi-peau, qui serait distordue, les deux faces du moi-peau n’en faisant qu’une, tordue en anneau de Mœbius d’où un trouble de la distinction entre ce qui vient du dedans et ce qui vient du dehors. Une partie du système perception-conscience est extérieure à cette peau, le système s’observe de l’extérieur. La place centrale du soi, vidée de ses affects trop violents, devient un vide intérieur central.
La description par Kestemberg et al.3 du fonctionnement psychique des patientes anorexiques reprend des images proches de celles d’Anzieu. Ils avancent l’hypothèse d’une structuration mal assurée provoquant des mouvements régressifs vertigineux, sans point de fixation. La fragilité de la construction identitaire conditionnerait la constitution d’une personnalité en faux-self avec un moi-coquille lisse, superficiel, sans aspérité, et ou tout ce qui est plus profond serait confondu avec le contenant. On retrouve les fantasmes de peau commune avec l’objet primaire alimentant les difficultés de perception de soi et de ses limites corporelles, et se traduisant par la dysmorphophobie des patients. Fantasmes effrayants, qui ne permettent pas de lier l’ambivalence : l’anorexie est un symptôme qui permet de combiner un collage régressif à l’objet maternel (comme en témoignent les scènes régressives d’allaitement au psychodrame et le ravissement dont les patientes sont alors saisies) et une différenciation radicale par le surinvestissement d’une enveloppe nécessairement étanche (impossibilité pour certaines patientes d’être touchée, angoisse massive qu’une huile de massage ou une lotion appliquée sur la peau ne les engraisse immédiatement).
Ce travail d’évidement du monde interne et d’hyper-investissement de la surface auquel ces patientes se rendent réductibles dans cette régression massive pourrait les amener à être quasiment identifiées à un tube digestif, et les représentations génitales laissent la place à des représentations cloacales et indifférenciées (telle cette patiente de 15 ans, éduquée, qui découvre avec stupéfaction que le méat urinaire et l’orifice des organes génitaux sont distincts !), réactivant les théories sexuelles infantiles de ces jeunes filles.
Illustration : Métaphysique des tubes
Cet état fusionnel régressif avec l’objet primaire que nous évoquions plus haut est une illusion mortifère ; en cela elle peut être crainte et fuie autant qu’elle peut être un but à atteindre. Dans Métaphysique des tubes4, roman d’Amélie Nothomb, alors que cet état est présenté comme un idéal à atteindre au début du roman, juste après la naissance de l’héroïne, c’est davantage l’aspect angoissant de cette possibilité qui est présent à la fin du roman, alors qu’elle a trois ans. Ce roman suit donc la première phase de séparation-individuation d’un bébé, de l’indistinction moi-objet qu’on se représente du bébé à la naissance, à un début de construction identitaire se traduisant par l’usage du « je ».
Ainsi à la fin du roman Métaphysique des tubes, après trois années de bonheur dans un monde décrit comme un eden, l’héroïne reçoit trois carpes comme cadeau d’anniversaire pour ses trois ans. Ce cadeau de ses parents vient d’une méprise : ils pensaient qu’elle admirait ces poissons, alors qu’elle était fascinée mais de dégoût à leur égard, comme pétrifiée face à une représentation de Méduse. Elle a en effet l’impression que ces animaux sont des tubes digestifs mis à l’air, eux qui offrent à la vue leur estomac en ouvrant leur grande gueule. La petite fille est subjuguée par ce spectacle : « la vision de ces trois bouches sans corps qui émergeaient de l’étang pour bouffer me stupéfiait de dégoût… la bouche des carpes provoquait en moi ce vertige horrifié ». Ces « bouches sans corps » sont des orifices uniques, début et fin du tube digestif, bouche et anus : l’oralité renvoie à l’analité. Et ce qui est horrible à admettre, c’est qu’elle possède elle aussi ce système digestif (« à l’intérieur de ton ventre, c’est la même chose »), avec toute la pulsionnalité, à la fois libidinale et agressive, qui peut être associée à l’acte de manger et de digérer, puisqu’on mange ce qu’on aime, mais qu’ainsi on le détruit (« ses bouches en forme de bouée qui bouffaient ma bouffe avant de me bouffer moi »). La petite fille de trois ans, en voyant les carpes manger, a face à elle une représentation du mauvais sein, au sens donné par Mélanie Klein, à savoir le sein menaçant, dévorant et engloutissant.
Par ailleurs la digestion dans ses rapports avec l’analité renvoie aussi à des théories sexuelles infantiles anales. Ainsi dans Métaphysique des tubes l’héroïne décide d’apprendre à lire en lisant Tintin : « au moment où la vache ressortit de l’usine par un robinet qui construisait des saucisses, je m’aperçus que je savais lire ». Plus loin, nous lisons qu’elle se considère comme « un tube sorti d’un tube ». Il s’agit là, au-delà de théories sexuelles anales, d’une référence directe à un mode de reproduction parthénogénétique, qui reproduirait de l’identique, sans qu’un recours à un tiers ne soit nécessaire. Vider ce tube digestif peut donc aussi signifier : évacuer ce même en soi, rejeter l’idée d’un destin qui serait de ce fait également identique (il ne peut sortir de moi que de l’identique à moi, à ma mère, … dans une répétition à l’infini).
Ces angoisses archaïques d’ordre identitaires sont également illustrées dans la métaphore du tube, qui évoque les rapports entre le plein et le vide du tube digestif : « les tubes sont de singuliers mélanges de plein et de vide, de la matière creuse, une membrane d’existence protégeant un faisceau d’inexistence ». Le tube digestif est ici confondu avec le corps (en effet, au début du roman, l’héroïne se décrit comme étant un tube, « rigide et inerte, confirmant ainsi sa nature de tube… Il filtrait l’univers et ne retenait rien… la vie est ce tuyau qui avale et qui reste vide »). On retrouve ici à la fois le sentiment de vide interne et le besoin de vidange (conduites de purges, vomissements ou laxatifs) tel qu’ils sont décrits par les patientes souffrant de troubles du comportement alimentaire, et on comprend comment le fait de se vider permet de retrouver une cohésion identitaire. Cette image du tube plein renfermant du vide rappelle également la description du faux-self des patientes anorexiques par Kestemberg3, avec un contenu vidé, dénié et finalement confondu avec le contenant, leur identité ainsi réduite à une identité d’anorexique.
Bien sûr, ce roman résulte de l’imaginaire d’une femme adulte sur les aléas de la construction identitaire de la prime enfance, mais l’écho retrouvé dans la clinique et la psychopathologie des adolescentes souffrant de troubles des conduites alimentaires nous semble éclairant : ces jeunes filles, qui ont à explorer les voies de la sexualité génitale, sont dans le même temps aux prises avec une sexualité archaïque, pré-génitale, actualisée par la régression massive qui accompagne les symptômes alimentaires. Les fantasmes de grossesse de ces patientes sont dès lors imprégnés à la fois par le processus pubertaire et par la réactualisation des fantasmes liés à la sexualité prégénitale.
Quid des fantasmes de grossesse ?
La menace identitaire très présente chez bon nombre de patientes souffrant de troubles des conduites alimentaires explique la nécessité d’intégrité narcissique tendant vers l’autosuffisance et colore la qualité des fantasmes de grossesse chez ces patientes. E. Kestemberg3 décrit que la différence des sexes est insupportable pour ces patientes car elle signe « un non-avoir et un sentiment d’incomplétude qui la renvoie à la dépendance dangereuse ». La différenciation avec la mère est insupportable et la fusion recherchée pour dénier la séparation et la différence des sexes et des êtres. Le fantasme de scène primitive est bien davantage celui d’un être réunifié et complet que celui de deux trouvant chacun la complétude dans l’autre. On navigue alors entre la parthénogénèse et le retour dans le ventre maternel.
Il n’est pas rare que ces patientes évoquent des fantasmes de grossesse en creux qui restent centrés sur ce que devient leur mère, à un âge où celle-ci est souvent au mi temps de sa vie. Le fantasme courant dans l’anorexie d’être stérile, par absence de développement de l’appareil génital, aurait pour fonction rassurante d’être protégée d’un fantasme de grossesse permanente de nature psychique incestueuse. Et quand il devient possible pour la patiente d’envisager une grossesse, cela ne peut se faire que par rapport à l’histoire maternelle (être mère au même âge que sa mère, avoir le même nombre d’enfants et des enfants de même sexe, devenir mère et provoquer ainsi la ménopause chez sa propre mère, comme s’il n’y avait pas de place pour deux femmes en âge de procréer)5. Ces fantasmes peuvent d’ailleurs être communs aux mères des patientes, telle cette femme nous annonçant en entretien familial qu’elle est maintenant ménopausée, donc que sa fille peut retrouver des cycles menstruels et avoir de nouveau des règles.
L’aménorrhée semble ainsi signifier le maintien du statut d’enfant, comme évitement du devenir femme, en même temps que l’ambivalence face au devenir mère. Ce symptôme chez les patientes souffrant d’anorexie mentale est aussi un état physiologique pendant la période pré-pubère, la période post- ménopausique, mais aussi la grossesse et l’allaitement. Cela laisse tout loisir à ces jeunes filles de pouvoir fantasmer ces différents états, et là encore de contre-investir un fantasme de grossesse morale perpétuelle par l’angoisse d’être durablement stérile. Le désir de retrouver des cycles menstruels, donc une capacité physiologique d’être enceinte, peut être verbalisé d’autant plus tranquillement qu’il est rendu inaccessible du fait du maintien d’une maigreur pathologique.
Parallèlement, les patientes souffrant d’anorexie mentale éprouve leur identité féminine de manière singulière, dans une coexistence d’éléments identificatoire féminin adolescent et d’éléments plus archaïques ou le féminin et le maternel sont confondus. En effet, ces jeunes filles peuvent envier des corps de femme aux attributs féminins affirmés (notamment la poitrine, qui peut être alors investie sur un mode phallique), et là où certaines affichent un désintérêt voire un dégoût pour tout ce qui pourrait mettre en valeur leur féminité (maquillage, soins du corps,…), d’autres se prêtent facilement à ce jeu, en pouvant s’appuyer sur un conformisme social (on attendrait cela d’elles) pour trouver une aire de jeu autour de ce type de soins, et finalement mettre à distance les fantasmes autour de ce que l’identité féminine peut avoir de menaçant.
Cependant, ces questionnements assez banals à l’adolescence qui accompagnent la construction identitaire et notamment de l’identité sexuée vont être rendus plus complexes par des fantasmes et des questionnements identitaires plus archaïques. Ceux-ci vont entre autre se traduire cliniquement par les particularités du rapport à l’élément liquide, qui pourrait être au féminin ce que l’érigé est au symbole phallique. En effet, à travers l’histoire, on trouve de nombreux exemples de la peur du féminin associée aux pouvoirs maléfiques attribués aux fluides qui émanent de ce corps de femme. On a pu craindre le pouvoir castrateur attribué aux femmes pendant leurs périodes menstruelles (au Moyen-Age on imaginait qu’elles pouvaient transformer les hommes en femmes et faire tomber les dents…), et le lait des femmes allaitantes a pu susciter des fantasmes comparables. Il s’agit, comme l’explique Hélène Parat, d’une inquiétude fondamentale devant le caractère incontrôlable et le mystère de l’origine de ces différents fluides, ainsi que cette auteure l’explique : la femme « manque de formes… elle est toute entière liquidités insatiables, jeux de fluides expansifs, cachés au fond d’une matrice invisible et informe »6, autrement dit « cette alchimie des fluides, leur mobilité, leur circulation, sont des éléments qui dotent les femmes de pouvoirs magiques non maîtrisés par une forme définie (à l’encontre du pénis qui est une forme détachable) »7. Peur du féminin dont nos patientes ne sont pas exemptes…
Enfin si les fluides peuvent symboliser de manière condensée le féminin et le maternel, au premier rang desquels le liquide amniotique, circonscrit dans le ventre de la femme enceinte, que le fœtus boit et fait circuler dans son tube digestif avant de l’excréter. La rondeur chez la femme enceinte ou allaitante renvoie au plein de liquide : sein, utérus, aux antipodes de la présentation sèche, dure, anguleuse de la patiente souffrant d’anorexie. Aussi l’ambivalence et les investissements contradictoires de ces patientes autour du féminin et du maternel se traduira entre autre cliniquement par un rapport parfois étrange à l’élément liquide. Ainsi des patientes potomanes peuvent ingurgiter de grandes quantités d’eau dans un premier temps dans un but « coupe-faim », ou de purification, mais également parfois en retenant leurs urines dans une grande mise en tension abdominale, assurant ainsi une fonction contenante interne, comme pour donner forme au vide interne tout en favorisant un recours aux sensations physiques. De même cette autre patiente souffrant d’une restriction hydrique sévère nous expliquait l’origine de ce symptôme en lien avec une parole malheureuse de son coach sportif lui conseillant de « s’assécher » en vue d’une compétition, mais dans un second temps elle a fait le lien avec une autre patiente anorexique, qui était très maigre mais avec un ventre rond, et qui était très potomane : elle en avait déduit qu’en buvant on pouvait distendre sa vessie et avoir « définitivement un gros ventre ». Le ventre tendu et arrondi par une vessie pleine résonne comme une incarnation de fantasmes de grossesse en creux, non dénuée d’une dimension contenante. Par ailleurs, être ainsi contenue de l’intérieur par un élément primitif non charnel pourrait représenter une incarnation contre-investie d’un fantasme de retour dans le ventre maternel, dans un jeu de poupées russes troublant pouvant entraver le processus de différenciation à l’adolescence.
Quid de l’accès à la sexualité génitale ?
La réactualisation des problématiques de la première phase de séparation-individuation coexistant avec la problématique adolescente va semer beaucoup d’obstacles sur le chemin de l’accès à une sexualité génitale épanouie chez ces jeunes filles. Certaines peuvent avoir une vie amoureuse dans un certain conformisme social (on attend cela d’une adolescente à partir d’un certain âge), mais avec une mise à distance des rapprochements physiques et bien loin d’une rencontre passionnelle. Il n’est pas rare que pendant longtemps l’effroi de leur propre corps les entrave dans la rencontre avec le corps de l’autre.
L’écueil principal de l’accès à la sexualité génitale chez ces patientes est lié à leur refus de la position passive, en référence à la définition freudienne de la passivité qui est la capacité à se laisser exciter par l’autre. L’anorexie mentale à l’adolescence a beaucoup à voir avec le refus de la passivité : refus d’assister impuissante aux modifications corporelles de la puberté, refus de se séparer du corps de l’enfance, refus de réaménager la relation aux parents, et enfin refus de la passivité inhérente à la situation d’abandon. Lorsque le corps s’enfle de désir face à une sollicitation objectale, ces jeunes filles ne le supportent pas, pressentant que ce corps désirant se sépare de celui de la mère. La solution anorexique ou les conduites boulimiques sous-tendues par un fantasme anorexique de maîtrise traduit cette lutte contre la réactivation des angoisses abandoniques. De plus le besoin de différenciation mis à mal par l’intensité de la réactivation des fantasmes prégénitaux rendra d’autant plus menaçante la pénétration. Une solution peut être trouvée par l’investissement de l’objet amoureux comme un objet partiel permettant l’accès à une jouissance de nature plus narcissique que liée à une rencontre objectale.
Enfin cette incapacité à accepter la position de passivité dans la relation à l’autre aura des conséquences sur l’intégration de fantasmes originaires tels que le fantasme de scène primitive et le fantasme de séduction. En effet, comme l’explique C. Chabert8, quand le fantasme de séduction ne peut être élaboré à l’aide du recours à la passivité (quand la passivité est une position impossible à tenir) tout en reconnaissant la part active intérieure pulsionnelle, alors le fantasme de séduction incestueuse est assumé de façon totalement active, avec une culpabilité massive « alimentée par des contraintes masochistes traduites par le recours à une mortification sacrificielle implacable ». Il s’agit de ce que C. Chabert appelle la position mélancolique. Dans cette forme singulière du fantasme de séduction, l’enfant a excité le parent, déclenchant chez lui une excitation inattendue et phénoménale. D’où des comportements sacrificiels et expiatoires qui sont peut-être la forme extrême d’un masochisme moral. Ces comportements exigent l’extinction de tout mouvement pulsionnel, aussi bien narcissique qu’objectal. Ainsi, devant l’insuffisance de pare-excitant ou de possibilité de déplacement, l’hyper-excitation ne peut se taire que dans le comportement addictif, qui a une visée désobjectalisante. Il faut tout délier, et pour cela tout anéantir : « c’est le corps qui est ici désobjectalisé dans le refus de le voir se constituer comme source du désir de l’autre »9. L’amaigrissement spectaculaire de l’anorexique, en gommant tous les signes de sexualité secondaire, est un moyen sûr d’effacer le désirable dans le corps. L’intensité de cet axe mélancolique participera donc également à l’évolution des buts des pulsions libidinales, entre auto-stimulation, auto-érotismes, et place plus ou moins grande faite à un objet de désir plus ou moins différencié.
Conclusion
Les patientes souffrant d’anorexie mentale à l’adolescence ont un processus de construction identitaire qui entremêle les enjeux du féminin et du maternel avec d’autant plus de confusion que la régression est massive et que la rencontre avec un objet de désir est empêchée. On est donc en droit de se demander comment ses problématiques vont se réactiver à l’âge adulte si le choix d’objet garde une nette prédominance narcissique. Et qu’en sera-t-il de la grossesse, qui représente naturellement une période de recentrage narcissique dans l’investissement de cet être à venir, soi-non soi comme le décrit Monique Bydlowsky1 : « Ce que la femme grosse entoure de ses bras, c’est un ventre, pas un enfant… être grosse, c’est moins avoir un enfant qu’être l’enfant soi-même nourri dans l’ivresse de la satisfaction » ? Dans quelle mesure la problématique identitaire et les fantasmes imbriqués concernant l’identité féminine et le maternel des adolescentes souffrant d’anorexie mentale se réactualise-t-elle quand ces femmes vivent l’expérience de la grossesse ? Il importe d’être vigilant vis-à-vis de ce qui se joue alors pour elles dans ce nouvel acte de leur construction identitaire afin de les accompagner de la façon la plus ajustée possible.
Bibliographie
M. Bydlowsky, La Dette de vie : itinéraire psychanalytique de la maternité, Paris, PUF, « Le Fil Rouge », 1998, p. 80.
D Anzieu. Le Moi-peau. Paris, Dunod, 1995.
E. Kestemberg,. Kestemberg, J. Decobert, La Faim et le corps, Paris, PUF, « Le Fil rouge », 1972.
A Nothomb. Métaphysique des tubes. Albin Michel, 2000.
M Corcos, Le Corps insoumis, psychopathologie des troubles des conduites alimentaires , Paris, Dunod, 2005, p. 117 sq.
H Parat, Sein de femme, sein de mère , Paris, PUF, « Petite Bibliothèque de psychanalyse, 2006, p. 40.
L. Vaubourg-Bertrand, « Sang-peur », Champ psychosomatique, 2005, n°40, pp.147-163.
C. Chabert. Les voies intérieures. Enjeux de la passivité. Revue française de psychanalyse. 1999, 64 (5) : 1445-1489.
C. Chabert. Un Corps sacrifié, Cahiers du centre de psychanalyse et de psychothérapie, 1988 : 16-17, 35-47.