Intervention dans un débat entre Daniel Widlöcher et Jacques-Alain Miller la psychanalyse
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Intervention dans un débat entre Daniel Widlöcher et Jacques-Alain Miller la psychanalyse

Ce débat a fait l’objet d’une publication aux éditions Le Cavalier bleu 2000, puis d’un compte-rendu fort détaillé et précis de Bernard Golse (Le Carnet psy n?94, nov. 2004). Je me permets d’y intervenir, car il touche à des thèmes qui ne peuvent laisser indifférent quiconque aujourd’hui se réclame de la psychanalyse.

1 – Les psychothérapies

B. Golse souligne, à juste titre, que le débat n’a pas été entièrement développé. Daniel Widlöcher y touche à propos de la demande sociale, Jacques-Alain Miller, si je l’entends bien, à propos du danger culturel de cette demande. Mais ni l’un ni l’autre ne se hasarde à distinguer nettement psychothérapie et psychanalyse. La distinction, pourtant, est simple, si l’on veut bien se référer à ce qui est le propre de l’invention freudienne : l’analyse. La psychanalyse se donne les moyens de dissocier, de délier les liens qui font tenir notre discours conscient, notre personnalité (notre moi), nos symptômes, les idéologies qui orientent notre façon de nous raconter notre histoire, afin de laisser se manifester quelque chose que nous refoulons et qui nous gouverne en grande partie : l’inconscient sexuel refoulé.

Inversement, la psychothérapie, les psychothérapies qui existent depuis que l’homme est homme, se proposent de relier, rassembler, synthétiser ce qui, surgissant de nos fantasmes inconscients, tendrait à faire régner en nous la déliaison dont l’extrême est la pulsion de mort.

Il y a donc eu :

– de tout temps, et encore aujourd’hui, les psychothérapies les plus diverses : shamanistiques, de soutien, de contenance, de persuasion, de conseil, de cognition etc…, voies diverses vers la cohésion qui ne font que corroborer la tendance naturelle du moi à la synthèse.

-depuis Freud une psychanalyse dont l’axe est inverse : c’est la déliaison visant à dégager quelque chose de l’inconscient enfoui. Mais la pratique psychanalytique n’est pas qu’analyse. En elle coexistent toujours côte à côte le mouvement de déliaison et l’inéluctable tendance à la reliaison (Freud prend l’image d’un corps chimique, tendant toujours à se recombiner une fois que ses éléments ont été séparés). La tendance à la liaison est le fait de l’analysant, et normalement, l’analyste n’a pas à faire intervenir ses choix (ses idéologies) dans ce travail. C’est la part de psychothérapie existant, avec les proportions les plus variées, dans toute psychanalyse. Mais en fait la situation est encore plus complexe, car il est des cas où l’analyste ne saurait se passer d’une intervention liante : si (comme on le dit) le patient est “fou à lier”.

Notre distinction, des plus simples, ne vise donc pas deux techniques susceptibles d’être catégorisées, mais deux dimensions pouvant coexister dans une même pratique. Nous verrons un peu plus loin comment cela permet de caractériser la pratique lacanienne.

2 – L’instrumentalisation du contre-transfert

Il y a à son propos une mystification qui date très exactement de 1951, avec l’article initial d’une psychanalyste mal inspirée, Paula Heimann. Cette illusion est en rapport avec l’oubli croissant dont fait l’objet l’inconscient freudien car comment préconiser “l’utilisation” par l’analyste de son contre-transfert dans la cure, si l’on tient ferme à l’idée que le contre-transfert est du registre de l’inconscient, un registre auquel l’analyse n’accède qu’avec tant de difficultés. Mais à partir du moment où l’on assimile à l’inconscient (peut-être ce qu’il y a de moins “subjectif ” en nous) toutes les réactions subjectives de l’analyste au cours de la cure (affects, pensées, actes), le champ est ouvert, à ce qu’on nomme si banalement la dynamique “transféro-contre-transférentielle”. Pour briser cette fausse réciprocité, il suffit de remarquer qu’un patient a un transfert (inconscient envers son analyste), tandis qu’on affirme sans sourciller qu’un psychanalyste a 5 ou 10 ou 15 contre-transferts à l’égard de ses patients, contre-transferts dont il change – comme le chirurgien avec sa blouse – à chaque nouvelle séance de la journée. Quinze dynamiques “transféro-contre-transférentielles, cela fait beaucoup pour un seul homme ou une seule femme !

La bouillie tranféro-contre-transférentielle implique une main tendue aux pratiques dites intersubjectives dont on nous rebat les oreilles (réciprocité, self-disclosure, etc.).

Ferenczi avait abordé la question, non sans s’y brûler – mais au moins avec sérieux – dans “l’analyse mutuelle”, dont il affirma finalement qu’elle ne pouvait avoir lieu qu’entre deux personnes.
Il faut aussi constater que, dans plus d’une commission ou cénacle destiné à évaluer un futur collègue, la petite “touche” contre-transférentielle sera toujours la bienvenue. Tel fera allusion à la mort de sa mère pendant l’analyse de son patient, un autre à un accident de la circulation auquel il a assisté juste avant la séance. Les “commissions” s’y laissent toujours piéger. Et pourtant il ne s’agit que d’allusions légères à des évènements ou affects conscients ou préconscients vécus par l’analyste pendant la cure. Où est l’inconscient dans tout cela? D’ailleurs le candidat se gardera bien de communiquer plus avant ses associations et ses investigations. On ne peut que déplorer que le “maniement du contre-transfert” soit devenu presque un “Schibboleth” dans les cercles les plus étendus, les mêmes où l’on prononce le moins le mot “inconscient”.

3 – Excluons de ce débat sur le contre-transfert

ce que Golse nomme “la nature de l’écoute analytique” et D. Wildöcher la “co-pensée”. D. Widlöcher nous dit que la “co-pensée”, “associativité partagée”, “implique le contre-transfert”, et on est prêt à le croire. Loin de moi l’idée de tenir pour peu de chose cette exploration d’un mouvement – parallèle, ou complémentaire – des associations entre l’analysant et l’analyste. Mais la règle de “l’attention en égal suspens” qui, dans ses termes même, renvoie à la gamme musicale “bien tempérée” (gleichschwebende), c’est-à-dire “compensée”, ne semble pas aller toujours dans le sens d’un tel accompagnement préconscient. Elle souligne et accentue souvent, au contraire, ce que le patient aurait tendance à laisser dans l’ombre, bref elle est au service, elle aussi, de la déliaison et ne correspond pas toujours à deux processus de pensée bien accordés.

4 – La séance courte, ou raccourcie, ou scandée

Ici, ma position est nette, encore que mes attendus ne soient pas tous les mêmes que ceux de D. Widlöcher. D’un mot : la séance courte est une pratique psychothérapique.

a) La séance courte, et dont la durée est soumise au seul bon-vouloir de “l’analyste”, ne permet pas le développement libre des associations, donc de l’analyse. Elle soumet le patient à une contrainte qui ne peut qu’agir sur le cours de ses pensées : Que vais-je dire d’important, et qui soit jugé tel par mon “analyste” ? Nous avons peu de compte-rendus de séances courtes. Nous avons en revanche de nombreux rapports de séance à durée normale et contractuelle : dans ces dernières on peut suivre le mouvement, les différents mouvements libidinaux, les défenses, l’inflexion amenée par une intervention de l’analyste, bref toute une dynamique où affleure parfois l’inconscient.

b) Lacan avait introduit la si belle formule du “sujet supposé savoir” pour caractériser l’analyste. Las ! Depuis lors, on nous a bien changé les choses car “l’analyste” est “celui qui sait”, point à la ligne ! Qu’il sache par le “mathème” ou non, peu importe. En tout cas, il n’est que de tendre l’oreille pour apprendre que, dans certains services psychiatriques, le diagnostic de “forclusion du nom du père” est prononcé en pratique courante, et implique que le patient soit orienté vers la voie médicamenteuse sans souci d’écoute, de dialogue ou de psychothérapie. Dans la pratique individuelle lacanienne le “savoir n’est pas moins impliqué, comme le souligne Jacques-Alain Miller, et là aussi, sans appel : la décision d’interrompre la séance, et le mot sur lequel on l’interrompt.

c) “L’analyste à séance courte” non seulement sait la structure et l’inconscient, il sait la Loi et le Symbolique. Le coup de force renouvelé de l’interruption de séance (coupez ! dit le cinéaste) ne peut pas s’entendre autrement que comme l’invigoration de la Castration, à partir de l’imposition d’une loi du Père arbitraire et tyrannique. Quel plus violent – sinon efficace – instrument de liaison que la Loi et son texte privilégié : “tu seras châtré”. C’est en ce sens que la pratique de la séance courte, scandée, arbitraire, me paraît ressortir au normatif, et comme telle à une modalité de psychothérapie : elle vise à imposer au patient une certaine idéologie.

En deux mots :

  • contre une certaine conception, envahissante dans l’API, il faut se méfier du “transféro-contre-transférentiel” qui renie l’asymétrie essentielle à la cure.
  • contre les (certains ?) lacaniens, il faut montrer que la séance courte est un instrument d’invigoration de la “Loi” à des fins normatives et psychothérapiques.