On a coutume de dire à une personne qui a émis un jugement imprudent : « C’est l’hôpital qui se moque de la charité !» Tout le monde comprend cette allusion à un temps, pas si lointain, où les soins (care, dit-on aujourd’hui) étaient laissés aux bonnes sœurs catholiques qui mettaient une énergie roborative et sans fioriture à vous remettre sur pieds sans ménagements ni paroles superflues. Du moins dans les hôpitaux privés confessionnels.
Aujourd’hui les hôpitaux et cliniques privés non confessionnels, mais à but lucratif, mettent en avant leurs prestations hôtelières aux dépens de l’accueil et des soins. C’est le cas des EHPAD du groupe ORPEA, acronyme de ‘’Ouverture, Respect, Présence, Écoute, Accueil’’, c’est-à-dire une antiphrase qui se moque de tout ce qu’elle promeut ! Mais c’est le cas aussi du groupe CLINEA qui lui est lié, selon le journal Le Monde du 9 février 2022. On suppose que ce nom (CLINEA) renvoie à ‘’clinique’’, c’est-à-dire à l’étymologie même de ‘’lit’’. Mais le lit, la chambre, ne sont ici qu’illusoirement une ‘’chambre à soi’’. Certes, on n’y est pas ‘’dérangé’’ par les autres clients (on n’ose écrire ‘’patients’’, encore moins ‘’pensionnaires’’). Mais ce lieu ‘’à soi’’ se paie très cher. Tout est fait pour l’hôtellerie, au besoin en faisant signer à une patiente de 25 ans souffrant de troubles dits bipolaires, des chèques exorbitants, alors qu’on sait bien que pour les personnes souffrant d’une psychose maniaco-dépressive, signer un chèque sans compter ni réfléchir est la chose la plus aisée du monde : il suffit de faire fond sur leur perte de la mesure et leur sentiment de culpabilité disproportionné. Et, comble du bonheur, si tout est fait pour la qualité affichée de l’hôtellerie, elle n’est même pas au rendez-vous. On comprend que le scandale finisse par éclater !
Ainsi, après les personnes du grand âge dont on a appris par le livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard, février 2022), les scandaleuses conditions dont elles souffrent dans la logique de destruction des soins à l’ère du néolibéralisme, c’est au tour de la psychiatrie d’être affectée d’un tel traitement. On profite de la vulnérabilité, la précarité des soins et des pratiques deviennent « monnaie courante » sous un vernis luxueux. Mais si les terrasses arborées vous donnent une impression favorable dès l’abord, on déchante très vite : la lumière naturelle, le chauffage des chambres et la qualité des repas ne sont pas toujours au rendez-vous.
Nous savons que dans le même temps, celui de l’asservissement aux politiques néolibérales des cliniques de l’humain, on normalise les soins afin de garantir la sécurité de la vie quotidienne, au détriment du potentiel thérapeutique qu’elle peut générer. Ainsi, au nom de l’impératif hygiénique de la traçabilité des aliments et de leur manipulation, on expulse les patients de la cuisine où ils pouvaient passer un moment au ‘’contact’’ (quelle horreur !) des cuisiniers qui y travaillent ou simplement pour bavarder un peu avec eux, mais surtout au contact des aliments eux-mêmes, décidément trop concrets : la peau veloutée d’un fruit, les nervures d’une salade, la vocation lacrymale de l’oignon. La phobie du contact, renforcée aujourd’hui par l’expansion des pandémies, était déjà contenue dans les dispositifs numériques. Désormais quand vous allez consulter un médecin, on est trois dans le cabinet : vous, le médecin et son ordinateur. L’écran est ‘’devant la main’’ et l’œil (pour parler comme un philosophe), il remplace le contact direct (‘’à ma main’’) et l’accès à la parole qui passait encore, il y a peu, pour la voie royale d’accès à autrui, moyen psychique s’il en est pour accéder au psychisme d’autrui. Et bientôt les téléconsultations, en raison des déserts médicaux !
Plus les dispositifs hospitaliers deviennent abstraits, plus les sommes qu’on soutire aux patients et à leurs familles deviennent exorbitantes. On en est arrivé là quand on a cessé de penser la vocation humaine de ces lieux d’hospitalité où il devrait être possible d’accueillir et d’être accueilli, de protéger et d’être protégé, enveloppé, contenu sans être enfermé. Des lieux où il serait possible de trouver des sites électifs, parfois inattendus, où se blottir. Ou encore de circuler librement, que l’on chemine ou que l’on déambule, au gré des rencontres et des greffes possibles et qui sont l’élément même de la vie : son milieu et sa substance. On a tout simplement oublié qu’il faut aux équipements, aux dispositifs, une vocation humaine. L’escroquerie commence lorsqu’on vous vante le ‘’luxe’’ d’une chambre à soi, alors que le lieu où vous êtes admis, n’est qu’illusoirement, et en l’occurrence temporairement, un chez soi. Il reprend du sens lorsque vous finissez par comprendre que si vous êtes là, c’est en raison des lois mêmes de l’hospitalité : c’est un lieu pour vous. « Si l’hôpital n’est pas un hôtel, c’est qu’à la différence de la maison privée, son hospitalité ne procure pas pour chacun une chambre à soi, mais offre une chambre et un espace pour l’autre. En ce sens l’enjeu spatial du bâti hospitalier est certes éthique, mais ne peut pas ne pas être aussi politique.1 »
Quand on parle de la vie, il faut toujours se demander si ce mot a le même sens pour ceux qui bâtissent des cliniques avec le souci de profits accrus pour les actionnaires et pour ceux qui s’attendent à y être accueillis et traités dignement. Un philosophe, Henri Maldiney, a peut- être un début de réponse : « la vie n’est pour eux qu’une faute d’orthographe dans le texte de la mort. »
Note
1 Jean-Philippe Pierron, Attention spatiale. Architecture des soins et soin de l’architecture dans Comprendre la psychose avec Henri Maldiney. , sous la direction de Yannick Courtel, éditions Jérôme MILLON, Grenoble, 2021, p 111.