Hommage à Michel Soulé : Le gai savoir des origines
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Hommage à Michel Soulé : Le gai savoir des origines

Bien cher Michel,

Je viens de relire ta nouvelle Le maquettiste qui ouvre ce numéro de Carnet/PSY et la magie s’opère. Ton précieux gai savoir face au tragique est intact. Mais cette fois, tu n’as plus ton petit agenda en cuir que tu mettais si souvent devant toi lors des réunions où nous explorions les tréfonds des origines. Tu as désormais quitté chronos, qui mange ses enfants, et tu es maintenant dans l’immense maison de l’éternité dont tu rappelais avec Woody Allen combien elle est longue… surtout vers la fin.
Dans les temps premiers, tu étais avec Serge Lebovici et René Diatkine un des trois courageux mousquetaires de la naissante psychiatrie infantile hexagonale. Encore en culotte courte sur les bancs de l’Université de psycho-logie de Paris Descartes, tu m’es d’abord apparu avec cette aura mythologique à travers la lecture d’un Traité fondateur de la psychopathologie psychanaly-tique à la française : « le LSD 1 » !

Mais très vite, ton orientation élective pour les commencements chez l’humain m’a poussé à  assister à tes enseignements à l’Institut de Puériculture. Tu étais alors le pionnier de la psycho-somatique du bébé avec Michel Fain et Léon Kreisler 2 et le décou-vreur de la pédopsychiatrie de liaison autour des prématurés 3 et de leurs parents dont « l’enfant imaginaire 4» blessé occupait toute ton attention.

Avec toi, la psychopathologie psychanalytique ne restait pas enfermée dans ses seules terres classiques de prédilection de la psychiatrie infantile au CMP, à l’hôpital de jour etc. Non, dans une vision d’avant-garde d’un réseau de prévention libéré des lignes de clivage ancestrales entre spécialistes du corps et de la psyché, tu inventais des liens innovants avec les services de pédiatrie et de néonatalogie. Cette ouverture remportait un vif succès chez les étudiants psychiatres et psychologues qui rêvaient d’en découdre dans des services de médecine où les premières ébauches de collabo-ration entre somaticiens et psy-chistes émergeaient. Les pan-touflards t’évitaient et les aven-turiers t’adoraient !

Encore maître distant à l’époque, tu es devenu un interlocuteur chaleureux et profond dans le groupe Inter-maternité de Saint- Vincent-de-Paul animé par Sylvie Séguret et Didier David 5. Sa Majesté le bébé brazeltonien 6 ne nous suffisait plus : le fœtus, son placenta et ses parents enceints nous réunissaient dans des rencontres interdisciplinaires où « soma­­ticiens » et « psycha­na-lystes » inventaient ensemble les rudiments de la clinique médico-psycho-sociale périnatale. Tu étais notre bienveillant casque bleu dans cette exploration inau-gurale d’une clinique inédite où nous prenions conscience ensem-ble des obstacles et des promesses des lignes de tension entre somaticiens et psys. D’un côté, la pluridisciplinarité de fait des équipes et de notre groupe ravivait les périls du chantier de la tour de Babel. De l’autre, la vivacité de nos dialogues cliniques nous permettait d’esquisser une culture interdisciplinaire à la fois commune, dans l’intérêt de la continuité des soins des patients, mais aussi, respectueuse des spécificités de chacune des multiples professions en présence : obstétriciens, sages-femmes, anesthésistes, radiologues, fœto-pathologiste, puéricultrices, pédiatres, généralistes, psychiatres, psychologues…

C’est précisément dans le droit fil de cette nouvelle culture métissée interdisciplinaire, que le grand chantier de l’exploration de l’échographie obstétricale en compagnie de la psychiatre et psychanalyste Marie-José Soubieux et de l’obstétricien et échogra-phiste Luc Gourand me permit dans la foulée de devenir un de tes collaborateurs passionnés. Pendant plusieurs années, les séances régulières de travail chez toi, agrémentées il est vrai de champagne et de l’excellent gâteau au chocolat de Nicole, nous ont permis d’entreprendre un chantier ambitieux : redéfinir les processus croisés pendant la grossesse de la maternalisation, de la paternalisation et de la vocation soignante en prénatalité à travers le test projectif grandeur nature de l’échographie obstétricale. Quand on franchit le col de l’utérus pour explorer l’inquiétante étrangeté de la vie fœtale, la culpabilité risque d’être redoutable face à la nostalgie incestueuse ! La tranquillité joyeuse de ton surmoi bienveillant nous a été d’un grand secours pour affronter avec créativité la spéléologie de la mère archaïque.

Un livre 7 témoigne de ces expé-ditions mais, plus encore, un DVD multimédia de formation 8 pour les professionnels que nous avons réalisé avec nos complices Alain Casanova, Monique Saladin, Sylvie Séguret et une myriade de professionnels pertinents invités. S’ajoutait alors à la potentialité scientifique de cette étude, la découverte non négligeable pour notre fine équipe du plaisir de mêler travail du texte, iconographie et montage vidéo. Cette mise en scène multimédia a été pour nous une expérience initiatique alors que, justement, l’Internet montait partout en puissance et ouvrait des pistes nouvelles.
 
Le doux rythme des journées scientifiques annuelles avec Bernard Golse, Marcel Rufo et toute ta bande 9, les voyages en Italie chez le Pr Graziella Fava-Viziello à l’Université de Padoue, les séances mensuelles de notre séminaire Le premier Chapitre 10 transformèrent cette estime en amitié.

Et, quand au début du troisième millénaire, tu m’a transmis ta collection La vie de l’enfant 11  initialement chez l’éditeur ESF et, depuis 2003, chez Érès, j’ai eu le sentiment délicieux de m’inscrire fièrement dans la filiation de ton œuvre.

Devenir véritablement psychana-lyste faisait à l’évidence aussi partie de ce mandat généra-tionnel. L’équation « j’ai fait une analyse = je suis psychanalyste » ne te convenait pas. Je dois te dire à ce sujet que tu as été à maintes reprises un avocat subtilement convaincant dans cette perspec-tive car tu empruntais une voie originale pour mettre à l’épreuve mon ambivalence. Il ne s’agissait nullement dans ton propos de magnifier et d’idéaliser les vertus du psychanalyste conforme au dogme de telle ou telle société. Ce que tu louais, c’était les bienfaits – la vie professionnelle durant – du long et passionnant apprentissage du devenir psychanalyste à travers les supervisions groupales et individuelles, une clinique de la formation que tu as longtemps pratiquée et que tu affectionnais particulièrement. Après-coup, j’en conviens pleinement : tu avais raison d’insister sur les avantages de cette formation pour pratiquer la cure-type bien sûr, mais aussi, la « clinique » quotidienne indivi-duelle et institutionnelle à l’université et à l’hôpital.

D’ailleurs, c’est bien ce métissage que tu affectionnais et auquel je me suis identifié. Combien de fois avons-nous partagé les gains théoriques et techniques de ce mélange au quotidien où clini-ques psychanalytiques avec et sans divan constituent les deux rives indissociables d’un cadre malléable et bien tempéré. Plus précisément, en me référant à ta trajectoire professionnelle et à tes travaux 12, je fais sereinement un pari épistémologique : à l’instar de sa confrontation bénéfique à la psychose, aux fonctionnements limites, à la clinique adolescente, la vieille dame psychanalyse va puiser un dynamisme heuristique dans la clinique périnatale.

J’aimerai maintenant parler un peu de l’avenir. J’ai toujours eu plusieurs fers au feu avec toi et je ne vois décidément pas pourquoi nous changerions nos habitudes.
D’abord, avec Bernard Golse et Marcel Rufo le jour de tes obsèques le 7 février 2012, nous nous sommes jurés de t’organiser un hommage en s’inspirant de tes fameuses 36 journées scientifiques 13 où, autour de thématiques toujours aussi originales que proches de la vie quotidienne de l’enfant et sa famille, tu mobilisais dans une atmosphère savante et gaie des psychistes de tout poil mais aussi, des anthro-pologues, historiens, paléontho-logues, éthologues, juristes, clowns… Ton rituel de la réunion des orateurs la veille autour d’un dîner sera évidemment scrupuleu-sement respecté… ainsi que celui de la fête le soir du congrès.

Mais je pense aussi à toutes ses heures d’enregistrements d’inter-view que j’ai réalisés avec toi sur ta vie et ton œuvre. Elles sont maintenant transcrites et nous avions même finalisé un plan. Il me reste à transformer ce manuscrit brut et trop épais en un livre élégant à la mesure de la complexité de ton itinéraire et, surtout, de tes traits d’esprit qui émaillaient avec tant de bonheur nos rencontres. Nous avions beaucoup ri en imaginant les titres possibles : la dernière fois, nous hésitions entre Ma vie vous intéresse ou Les critiques sont enthousiastes ! À suivre.

D’ailleurs, alors que je t’écris aujourd’hui ces quelques lignes, ce qui me manque finalement déjà tant, à l’égal de mon chagrin, c’est bien ton humour renversant. Tu as partagé ce trésor avec nous jusqu’au bout et ce sont les souvenirs impérissables de ces rires partagés que je garderai comme un précieux talisman.

Face au tragique de la maladie, de la mort et de la séparation, le meilleur antidote est le tien. Si je ris, tu es là… même si, désormais, je suis dans la petite villa en papier avec mon agenda, et toi, dans l’immense maison sans horloge.

Notes

1- Lebovici S., Diatkine R., Soulé M., (1985), Traité de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, Paris, PUF.
2- Fain M., Soulé M., Kreisler L. (1974), L'enfant et son corps. Etudes sur la clinique psychosomatique du premier âge, Paris, PUF.
3- Soulé M. (dir.), Mère mortifère, mère meurtrière, mère mortifiée, Paris, ESF.
4- Soulé M. (dir.) (1981), La dynamique du nourrisson ou quoi de neuf bébé ? Paris, ESF.
5- Séguret S., (2003), Le bébé du diagnostic prénatal, Ed. Erès, coll. 1001 bébés, n°58.
6-Tu as été le premier à inviter T. B. Brazelton en France lors de ta 9ème journée scientifique en mars 1981 et à le publier dans l’hexa­gone dans ton ouvrage La dynamique du nourrisson ou quoi de neuf bébé ?, 1981, ESF.
7- Soulé, M., Gourand, L., Missonnier, S., Soubieux, M.J. (2011). L’échographie de la grossesse. Promesses et vertiges. Toulouse : Érès.
8- http://www.did.asso.fr/a-l-aube-de-la-vie/117-lechographie-de-la-grossesse-les-enjeux-de-la-relation.html
9- Soulé M. (dir.) (2006), La vie de l’enfant. Tout ce que vous avez voulu savoir… sans jamais oser le demander, Toulouse, Érès.
10-  http://old.psynem.org/Waimh/Francophone/Presentation/GroupesDeTravail/PremierChapitre/index.htm
11- http://www.editions-eres.com/resultats_collections.php?COLLECTION=135
12- Ton ouvrage Histoires de psychiatrie infantile (Érès, 2006) est précieux à cet égard car il réunit tes meilleurs textes disséminés dans divers livres et revues.
13- On trouvera un florilège récent des interventions de ces journées dans ton livre publié en 2006 La vie de l’enfant chez Érès.