Goya et la Modernité
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Goya et la Modernité

11 octobre 2013 – 16 mars 2014.
Pinacothèque de Paris

Quel esprit ! Un esprit universel. L’esprit des Lumières. Capable d’embrasser l’entièreté du monde. Tous les aspects de la nature humaine apparaissent dans les œuvres de Goya, au fil des décennies, puisqu’il est mort à 82 ans. C’est une chance – pour nous en tout cas – que ce peintre ait pu vivre assez longtemps pour déployer une œuvre immense jusqu’aux dernières années qui, comme chez beaucoup de peintres vieillissants, sont riches en productions innovantes. A la charnière du 18ème et du 19ème, Goya anticipe sur le 20ème siècle.

Evidemment, l’exposition est à l’étroit dans les espaces un peu étriqués de la Pinacothèque. Goya méritait plus et mieux. Les salles de peintures ne rendent pas compte du génie du peintre. Néanmoins une œuvre aussi magistrale s’impose en tout lieu. D’autant plus que le clou de l’exposition, ce sont les gravures. Malgré ses insuffisances, cette exposition nous offre la chance formidable de voir – ou revoir – Les Caprices, Les Désastres de la guerre, La Tauromachie, les Proverbes, c’est-à-dire les œuvres les plus importantes d’un peintre qui est un des plus grands de toute l’histoire de la peinture. Pour cela, il faut y courir. Et c’est toujours un choc, tant ces gravures sont fortes. On traverse les salles où sont accrochées Les Désastres de la guerre, avec des frissons et des tremblements, saisi parfois d’une envie de sortir, tant ces images nous confrontent à des scènes insupportables, tant la mort est omniprésente et inéluctable, tant la cruauté semble implacable. Goya témoigne de l’horreur, il interroge l’absurdité, il dénonce le pouvoir, il compatit avec les victimes. Nous pourrions être l’une d’elles. Il fait le constat détaillé et implacable de ce que l’homme fait à l’homme. « J’ai vu cela », écrit-il en légende d’une gravure. Ou encore « Pourquoi ? »

Goya a vécu une période historique d’effondrement et de grandes violences. Il a été marqué sur le plan personnel par une grave maladie, qui l’a laissé sourd. L’impact de ces événements traumatiques, c’est dans les gravures qu’il l’exprime. Là, il combine la critique acerbe de la société (tout y passe : le mariage, l’Eglise, l’éducation…) avec une vision du monde très personnelle. Au-delà d’une « pensée verbalisable et articulable»1, l’artiste explore les zones inconscientes de son monde interne, comme l’écrit Yves Bonnefoy dans un très beau texte. C’est cela la Modernité de Goya.
Il ne rend pas seulement compte des évènements, mais les restitue passés par le filtre de sa subjectivité et nous les fait partager.

C’est une œuvre de pensée. Goya développe au plus haut point la capacité de penser avec les images, alliant virtuosité esthétique et profondeur de la réflexion.  Tourmenté par des questions essentielles, il va chercher les réponses très loin, jouant avec des métaphores et des métamorphoses inattendues et parfois hermétiques, nourries par des visions liées peut-être à sa maladie.

Il invente des images en série, tantôt dramatiques, tantôt grotesques, toujours subversives, parfois visionnaires, souvent bizarres, quelques fois incompréhensibles. Elles dépassent notre entendement. Elles dévoilent un au-delà des perceptions. Réalistes ou faussement réalistes, elles jouent avec le surnaturel, elles annoncent le surréalisme. Leurs titres, complément verbal à l’image, en révèlent ou en dissimulent le sens. « Le sommeil de la raison engendre des monstres », est le titre d’un des Caprices les plus connus. Derrière la rationalité, se cache le monde du « monstrueux vraisemblable », comme le formule Baudelaire.
 
Notes

1. Yves Bonnefoy, 2006, Goya, les peintures noires, William Blake§CO.édit