Zao Wou-Ki, l’espace est silence, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Jusqu’au 6 janvier 2019
Quand on voit Zao Wou-Ki dans les vidéos de l’exposition, on a du mal à faire le lien entre ce charmant Monsieur chinois, affable et courtois, tenant des propos intelligents, et cette œuvre immense, éblouissante, tellement forte et originale. D’où vient-il cet homme, qui débarque tel un OVNI dans le monde artistique occidental dans les années quarante ? Et qui y reste, se faisant progressivement une place de première importance ? Il quitte jeune sa Chine natale, sa famille de lettrés, dans le souci de rompre avec les traditions picturales chinoises, qu’il considère figées depuis quelques siècles. Etudiant des Beaux-Arts à Hangzhou, il s’est d’emblée orienté vers la peinture occidentale. C’est à la seule vue de ses premières lithographies, que Henri Michaux a écrit des poèmes, avant même de l’avoir rencontré.
Après l’influence déterminante de Klee, sa profonde connaissance de l’œuvre de Matisse, puis la rencontre avec les peintres américains de l’abstraction lyrique, c’est Monet, dont il a été voir les Nymphéas et le jardin de Giverny dès son arrivée à Paris, qui est omniprésent dans sa peinture, jusqu’à cette merveilleuse toile qui s’intitule Hommage à Monet.
Zao Wou-Ki aimait la musique classique occidentale, le free jazz et s’intéressait à la musique contemporaine. Avec Hommage à Edgar Varèse, il rend hommage à ce compositeur qu’il admirait et dont il est devenu l’ami. Il faut s’arrêter devant ce tableau et prendre les écouteurs pour entendre Déserts enregistré le soir de la première où cette œuvre a suscité un scandale au théâtre des Champs Elysées. Les sons répondent aux formes et aux couleurs et vice versa. De la même manière, Christopher Bollas dit que le processus psychanalytique relève du langage musical et que la symphonie est un modèle du fonctionnement inconscient. La peinture de Zao Wou-Ki abolit les frontières entre poésie, musique et peinture.
Pour mettre des mots sur cette expérience esthétique exceptionnelle, c’est vers le poète Michaux qu’il faut se tourner, lui qui a toujours pratiqué le croisement de l’écriture et de la peinture. La peinture de Zao Wou-Ki est « vide d’arbres, de rivières, sans forêts, ni collines, mais pleine de trombes, tressaillements, de jaillissements, d’élans, de coulées, de vaporeux magmas colorées qui se dilatent, s’enlèvent, fusent ». Toutes les perceptions sont sollicitées, la vision bien sûr, mais aussi la proprioception, la gravité, la pesanteur. « Des masses énormes, le moment venu, doivent prendre de l’altitude ». Le spectateur se sent soulevé ou écrasé, happé par des éclats de lumière qui surgissent de l’obscurité. Tout cela grâce à une extraordinaire virtuosité picturale, faite de couleurs resplendissantes, de gestes graphiques très variés, de compositions complexes, qui conjuguent le clair et l’obscur, le vide et le plein, chers à François Cheng.
C’est Michaux encore qui a incité Zao Wou-Ki à reprendre l’encre et le pinceau chinois, au moment où l’artiste n’arrivait plus à peindre après la mort de sa deuxième épouse, May, atteinte de troubles psychiques graves. Michaux avait vécu une expérience analogue avec la mort dramatique de sa femme dans un incendie, et dont l’agonie lui avait inspiré un magnifique texte Nous deux encore.
Mais l’encre n’est pas un retour aux sources, dit le peintre, c’est une réinvention.
Le rapport de Zao Wou-Ki avec ses racines chinoises est complexe. Il n’a pu retourner en Chine qu’en 1972, à cause des événements. Il y a retrouvé sa mère et a appris que son père, mort peu auparavant, avait souffert de la Révolution Culturelle, ce qu’il lui avait caché dans ses lettres. Zao Wou-Ki a eu du mal à se faire accepter dans son pays et lorsqu’il a voulu donner des enseignements à l’école des Beaux-Arts de Hanghzou où il avait étudié, il a pris conscience de son décalage avec les étudiants actuels.
Comment faire la part entre les aspects chinois et les éléments de la peinture occidentale ? Il ne faudra surtout pas essayer. On pourrait dire que Zao Wou-Ki est un Chinois qui fait de la peinture occidentale, ou un Occidental qui fait de la peinture chinoise. « Cézanne m’a appris à regarder la nature chinoise », dit-il.