Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Jusqu’au 10 janvier 2021
On connaît l’histoire. Victor Brauner réalise en 1931 un autoportrait où il se représente énuclée. A la place de l’œil gauche, il a peint une cavité vide et rougeoyante, d’où pend un lambeau de chair sanguinolant. En 1938, voulant s’interposer dans une bagarre entre deux de ses amis peintres, une bouteille lancée par Oscar Dominguez lui arrache l’œil. Etrange prémonition…
En réalité, il avait une obsession pour la mutilation oculaire déjà avant l’accident. Ensuite, « La mutilation de l’œil gauche constitue le fait le plus important et le plus douloureux qui me soit arrivé (…) clé fondamentale de mon développement vital », écrit-il.
Le thème de l’œil est très présent dans le mouvement surréaliste dont Brauner faisait partie. Cette grande exposition du Musée d’Art Moderne (150 œuvres, dessins, tableaux, sculptures), permet de (re)découvrir cet artiste important du 20e siècle, moins connu que ses comparses, Dali, Max Ernst, Picasso. C’est un artiste inclassable, qui se réfère à l’art brut, les arts primitifs, de nombreuses mythologies. C’est peut-être pour cela qu’il a été moins reconnu que ses pairs.
Né en Roumanie en 1903, Victor Brauner participe aux mouvements d’avant-garde de Bucarest. Puis en 1938, il s’installe à Paris, pour rejoindre le groupe surréaliste et fuir le nazisme. A l’arrivée de la guerre, n’obtenant pas de visa pour les Etats-Unis, il se réfugie dans le midi, grâce à son ami le poète René Char. Etranger et juif, il vit dans la clandestinité, confiné, très replié, dans des conditions précaires. Néanmoins, il est très créatif. N’ayant pas les moyens de s’acheter de la peinture, il invente d’autres techniques et d’autres matières.
Victor Brauner était une personnalité très peu conformiste, voire provocante. Son univers est complexe. Insolite serait peut-être le mot qui convient le mieux. Très attiré par le spiritisme (enfant, il a assisté en secret aux séances de spiritisme de son père), il crée des êtres bizarres, hybrides, mêlant le règne humain, animal et végétal.
Curieusement, alors que ces œuvres sont très personnelles, elles suivent aussi tous les événements de l’histoire du 20e siècle. D’ailleurs l’exposition a opté pour une présentation chronologique. Chaque œuvre, vue de manière isolée, exprime une fantasmagorie surréaliste qui pourrait se suffire à elle-même, mais l’œuvre de Brauner est bien plus que cela. Au-delà de la joie ludique, quasi enfantine, de ces images, elles véhiculent des idées fortes, et parfois tragiques.
Telle la Force de concentration de Monsieur K. (1934), personnage ubuesque, nu et obèse, le corps recouvert de minuscules poupées en celluloïd, qui caricature et dénonce le pouvoir et l’absurdité des régimes fascistes, que Victor Brauner avait en horreur et contre lesquels il s’est insurgé toute sa vie.
Cette exposition a été pour moi une expérience personnelle. Etant donné la situation sanitaire, j’ai pensé que je pourrais faire ma rubrique à partir de documents numériques. Biographie, images, commentaires. On trouve tout sur Internet ! Puis je me suis aperçue que ça ne marchait pas. Il manquait quelque chose, à savoir mon ressenti personnel face à l’œuvre. C’est comme une rencontre avec l’artiste. Une mise en commun de ce qu’il a voulu exprimer et ce que moi je peux en ressentir. C’est donc bien « le spectateur qui fait l’œuvre », comme le dit Marcel Duchamp. Sans spectateur, pas d’œuvre.
Alors je me suis rendue au musée pour voir l’exposition. Et en effet, lorsque je me trouve devant l’œuvre, je vois autre chose que sur les images en vidéo. Un détail qui m’interpelle, une couleur, une vibration. Et puis on n’a pas la même impression, lorsqu’on regarde, immobile devant l’écran, un ensemble d’œuvres qui défilent, détachées les unes des autres, ou qu’on les découvre en déambulant d’une salle à l’autre. Le mouvement du spectateur rend compte de la temporalité de l’œuvre. Des connexions secrètes relient les pièces les unes aux autres. Ce qui justifie le travail des curateurs, qui ne font pas qu’exposer des œuvres, mais en organisent la présentation selon des idées directrices.
Par exemple, sur Internet, j’avais découvert les Conglomeros, (contraction entre conglomérat et Eros), exposés au Musée d’Art Moderne. Pouvais-je parler d’une œuvre que je n’avais jamais vue ? Une fois face à l’une de ces Conglomeros, il était évident que non. Ainsi pour Nombre, personnage hybride, féminin et masculin à la fois, œuvre composée de signes ésotériques, ce n’est qu’en « présentiel » que l’on peut percevoir la beauté étrange de cette sculpture et ressentir la force dynamique qui se dégage du mouvement de ses bras élevés vers le ciel et de ses jambes de danseuse. Placée au milieu d’une pièce vaste et lumineuse, elle y trouve l’espace et la lumière nécessaires pour réaliser tout son potentiel. Réduite à un petit carré sur l’écran de l’ordinateur, on perd de vue la magie mystérieuse de la création artistique.