Entretien avec Roger Perron
Entretien

Entretien avec Roger Perron

Roger Perron a fait ses études de psychologie à la Sorbonne, puis obtenu un Doctorat es Lettres et Sciences Humaines à l’Université Paris X. Chercheur CNRS et psychologue clinicien, il a axé ses travaux sur le développement des structures de personnalité et sur leurs troubles au cours de l’enfance, depuis les difficultés scolaires jusqu’aux psychopathologies « lourdes », en particulier les autismes et psychoses infantiles déficitaires. Roger Perron, psychanalyste, est directeur honoraire de recherches au CNRS et professeur émérite à Paris 5. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages.

Sylvain Missonnier : Commençons par quelques éléments biographiques, dans quel univers as-tu grandi ?

Roger Perron : Je suis né par hasard à Saint-Maur-des-Fossés, mon père est né en 1891, il était voyageur de commerce. C’était un bon vendeur. Il vendait essentiellement des radios, du matériel ménager, du matériel électrique mais il se fâchait régulièrement avec son patron, alors il prenait un autre poste dans une autre ville. J’ai donc dû déménager environ une bonne douzaine de fois dans ma vie d’enfant, cela m’a donné une certaine dimension « internationaliste », d’autant plus que ma mère était née à Salonique de père italien et de mère française. Ils ont eu un premier enfant qui est mon frère aîné de 5 ans. Mon père était persuadé que quand on veut, on se débrouille dans la vie, ce n’est guère utile de faire des études, si bien que j’ai dû réellement me battre pour passer le brevet élémentaire. Déjà le brevet élémentaire, il trouvait que c’était beaucoup, il disait que les études ne servaient pas à grand-chose car lui n’en avait pas fait !

Sylvain Missonnier : Et ta mère ?

Roger Perron : J’ai toujours eu le sentiment d’être l’enfant préféré de ma mère. J’ai souvenir d’une femme très douce, un peu résignée, avec quand même quelque chose d’étonnant : elle ne parlait jamais de son enfance. Tout ce que je savais c’est qu’elle avait deux sœurs, elles-mêmes venues en France en épousant des Français, et de temps en temps elles se retrouvaient toutes les trois. J’étais alors très effrayé car elles parlaient en grec, un langage que je ne comprenais pas ! Ma mère a contracté un cancer dont elle est morte quand j’avais 11 ans ce qui a été dramatique pour moi. La mort de ma mère a beaucoup marqué le reste de ma vie, pas seulement dans l’analyse, mais aussi dans mes relations personnelles.

Après le brevet élémentaire, à 15-16 ans, mon professeur de cours complémentaires m’a dit « tu devrais être instituteur » : il y avait une bourse équivalant à un petit salaire. Mon père a accepté. C’était en 1942. Le régime de Vichy avait supprimé les écoles normales d’instituteurs, on allait donc au lycée, mais dans des classes spéciales. Me voici donc à Janson de Sailly… J’arrive enfin en terminale, mais au lieu d’aller faire la nécessaire année de formation pédagogique, j’obtiens de mon père un an de plus pour préparer à Henri IV le concours d’entrée à l’Ecole Normale de Saint-Cloud, avec engagement solennel de réussir en un an (la plupart préparaient le concours en 2 ans). Raté… Je vais donc faire mon année de formation pédagogique à Auteuil dans l’école normale d’instituteurs fraîchement réouverte. Mais, un an plus tard, au lieu de prendre le poste d’instituteur qui m’était désigné, je me trouve un poste de surveillant dans un collège et j’entreprends la toute nouvelle licence de psychologie qui vient d’être créée. Pourquoi la psychologie ? Peut-être parce que, quand j’étais adolescent, j’étais un peu cabochard, ça irritait mon père qui me disait alors “qu’est-ce que tu as donc dans le crâne “! Puis je me suis marié.. avec une institutrice, nous avons eu des jumeaux, puis nous avons divorcé…

Sylvain Missonnier : Quand et comment fais-tu tes débuts au CNRS ?

Roger Perron : Un professeur d’histoire m’a recommandé à Zazzo qui m’a engagé comme collaborateur technique au CNRS. Zazzo à ce moment-là, dirigeait le laboratoire de psychologie de l’hôpital Henri Rousselle, ce n’est que beaucoup plus tard, en succession de Wallon, qu’il est devenu directeur du laboratoire de psychobiologie de l’enfant de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Je faisais des calculs de QI, des courbes de développement, etc. Mais il m’employait aussi à faire bien autre chose que ce pourquoi j’étais fait. Le laboratoire était à double vocation : un laboratoire de recherche EPHE et un laboratoire clinique de consultations, au service de la consultation psychiatrique. Tous les matins on recevait des consultants, c’était presque toujours des enfants en échec scolaire avec leurs parents. Zazzo avait lancé en collaboration avec Ajuriaguerra, un programme de recherche sur les dyslexies, les troubles du langage oral et écrit, dont on était supposé trouver le matériau dans la consultation avec quelques systématisations d’examens par tests. J’ai donc passé des années à faire de la consultation clinique de psychologue la plus ordinaire et j’ai fait passer des centaines de tests de Binet-Simon. Et le reste du temps, j’étais supposé faire de la recherche, celle que Zazzo me demandait. Ensuite, j’ai demandé à entrer comme chercheur et j’ai donc été recruté comme stagiaire. C’est là que j’ai pris ma relative indépendance de chercheur, avec Zazzo comme directeur, et Fraisse comme parrain. Je me suis mis à faire de la psychologie expérimentale.

Sylvain Missonnier : Donc à l’époque, tu étais pétri du paradigme expérimental, l’hypothético-déductif était ta boussole ?

Roger Perron : non pas seulement le paradigme expérimental, en fait il y avait 3 axes :

  1. la psychologie du développement. Zazzo était l’élève de Wallon, et dans notre petit groupe, nous avions tous Wallon comme grand-père. J’avais lu tout Wallon à l’époque et j’avais également lu énormément Piaget. J’ai eu une longue période piagétienne et d’ailleurs je le suis encore un peu. Tout récemment, en réfléchissant à un travail sur la réalité et en retrouvant la définition de la réalité psychique telle que Freud l’avait donnée, je me suis rendu compte qu’il y avait une question développementale sous-jacente en psychanalyse : comment s’instaure la réalité psychique ? Et je suis tombé sur une phrase de Freud disant que pour une part, la réalité psychique, c’est ce qui ne réagit pas directement à la motricité, c’est-à-dire que si une action motrice supprime l’excitation, c’est que c’est dehors, et pas dedans. C’est dommage que les psychanalystes ne s’intéressent pas à Piaget dont toute l’œuvre est de psychologie génétique, c’est-à-dire dédiée à la mise en place de l’appareil psychique au cours de l’enfance.
  2. la psychologie expérimentale avec son idéal de rigueur, de contrôle des variables, un peu surestimé peut-être. J’ai appris assez vite à en faire la critique à force de lire des travaux dans ce champ. Je me suis aperçu qu’il y avait une tendance des gens à « arranger » certains données en laissant tomber les cas aberrants : on ne publiera jamais une recherche qui ne donne rien. En plus, comme j’étais féru de statistiques, j’avais trouvé un certain nombre de procédés qui conduisaient à affiner les résultats et à les maximiser de façon à ce que ça soit plus convaincant ! J’étais devenu très statisticien à l’époque…
  3. la psychologie différentielle, c’est-à-dire tout ce qui procède par test et qui recherche les différences interindividuelles, c’était l’option de Reuchlin. Réellement, j’ai navigué de l’un à l’autre pendant 15 ans.

A cette époque, j’ai publié un article sur La situation de test en tant que mise à l’épreuve de la valeur personnelle, en reprenant alors toute mon expérience de Binet-Simon. Il oppose deux types d’enfants, ceux qui ne sont pas motivés et d’autres qui sont tellement contents de montrer qu’ils sont malins et qui ont donc de meilleurs résultats ! Donc il y a un facteur d’investissement. Un de mes tout premiers livres était d’ailleurs sur les valeurs personnelles des enfants qui s’appelait Modèle d’enfant, enfants modèles aux PUF, sur la base d’un questionnaire où on demandait à l’enfant de classer des valeurs par ordre d’importance, par exemple : être beau, être fort, être intelligent, être loyal, etc., comment tu penses que tu es ? Comment tu voudrais être ? À la suite de cet intérêt pour l’auto-évaluation, l’auto-estimation, l’auto-description (dans une perspective qui n’est pas encore psychanalytique), j’ai publié un livre collectif sur la représentation de soi avec la contribution de thésards que j’ai appelé La représentation de soi chez Dunod.

Sylvain Missonnier : Mais comment donc la psychanalyse a pu faire son entrée dans ce triptyque bien établi d’expérimentaliste/développementaliste/différentialiste ?

Roger Perron : Il y a plusieurs étapes.

Dans toute cette première période, je trouvais que la psychanalyse manquait de rigueur scientifique. En fait je crois que c’est Jean-Luc Donnet qui finalement m’a ouvert les yeux… Il travaillait à l’époque avec Léon Chertok qui animait une recherche sur l’accouchement sans douleur et m’avait engagé comme expert en méthodologie. Nous avions de longues discussions à Rothschild et Jean-Luc Donnet m’a un jour expliqué que l’histoire, ce n’est pas si simple que ça, que ça se refait, ça fait des boucles, ça se re-digère, ça se modifie, ça se métabolise. Je me suis dis « mais c’est vrai ça, il a raison ! » alors que j’avais toujours pensé que l’histoire c’était quelque chose de linéaire et que le souvenir était simplement ce qui s’était passé avant. C’est à ce moment que Michèle Borelli (mon épouse) a commencé son analyse. Je me suis dit, il faut vraiment que j’y aille moi-aussi ! Et c’est là que j’ai demandé à Green de commencer une analyse. Il m’a fait attendre 2 ans, puis un jour il me téléphone alors que j’étais en train d’écouter le Boléro de Ravel, me disant « voilà, j’ai une place, on peut commencer », alors j’ai commencé. J’associe toujours le Boléro de Ravel au coup de fil de Green !

Sylvain Missonnier : Quand tu commences ton analyse avec Green, tu es donc toujours au CNRS. Comment concilies-tu alors tes premières explorations psychanalytiques et ton travail ?

Roger Perron : J’ai changé de laboratoire. J’étais en désaccord avec Zazzo sur le développement de l’intelligence et ses sous-développements dans les déficiences moyennes et légères. Je pensais que beaucoup d’enfants qu’on voit en classes de perfectionnement sont des cas psychogènes et sociogènes et ne sont pas du tout d’origine organique. Je deviens alors directeur (et non plus « chargé ») de recherche, ce qui me rendait libre, j’avais une certaine indépendance. C’est à ce moment-là que Michèle (mon épouse) est embauchée chez Misès pour faire un travail de recherche, et, dans cette dynamique, je suis aussi allé à la Fondation Vallée chez Misès. J’y ai crée un petit laboratoire de recherche qui a duré 15 ans.

Sylvain Missonnier : Comment es-tu amené à travailler sur les troubles de l’enfant, et plus spécifiquement les troubles de l’intelligence, les troubles instrumentaux, les troubles scolaires ?

Roger Perron : Peut-être que l’école m’a rattrapé… Le point de départ, c’est mon activité de consultation au Laboratoire de psychologie de Henri Rousselle où je rencontrais de très nombreux parents désolés parce que leur enfant travaillait mal mais ajoutant volontiers « mais vous savez, moi non plus je ne comprenais rien en classe, moi non plus je n’étais pas bon/bonne, et il/elle est comme moi ». J’avais l’impression d’une énorme injustice pesant sur des gens sociologiquement et culturellement résignés à tout cela, « la grande musique, les romans, les musées, les livres, ce n’est pas pour des gens comme nous ! » Donc il y avait chez moi une rébellion contre cette culture de classe où l’on est résigné à un destin inférieur « parce que c’est comme ça ! ».

Un autre facteur a dû jouer : je me sentais coupable d’être un bon élève, pourquoi moi ? pas les autres ? Les résultats aux tests d’intelligence sont largement déterminés par une motivation de longue date qui s’enracine dans le développement lui-même où les réponses de l’environnement sont essentielles : les premier regards de la mère sur l’enfant qui a dit quelque chose de malin et qui en est toute fière, seront cruciaux. Du coup, je suis devenu un peu militant de la cause des « laissés-pour-compte » du développement intellectuel. Il m’est arrivé d’écrire que, somme toute, l’ennui c’est que l’école est faite par des instituteurs qui sont d’anciens bons élèves !

Sylvain Missonnier : Si tu veux bien, parlons maintenant d’épistémologie. Tu as eu l’amabilité de participer plusieurs années de suite à un enseignement du Master de Paris Descartes intitulé « La psychanalyse est-elle une science ? » et ton livre La raison psychanalytique a largement abordé cette question. Comment pourrais-tu résumer l’essentiel de cet immense sujet ?

Roger Perron : La première idée c’est que, après avoir été un peu touche-à-tout, j’ai eu une période dite scientifique, dont le cœur était probablement la psychologie expérimentale et je n’ai pas de raison de la renier vraiment, quant à la méthodologie, c’est un idéal que je continue à trouver estimable. Tout le problème est de savoir à quoi on l’applique.

La seconde, c’est l’affirmation de la spécificité de la psychanalyse vis-à-vis de la psychologie expérimentale. Elle a une toute autre façon d’aborder la pensée. Dans l’ouverture, elle la laisse se dissoudre ou se diluer en espérant y trouver quelque chose alors que la psychologie expérimentale en fixe les conditions aussi rigoureusement que possible.

J’ai vécu avec ces deux axes simultanément pendant 15 ans, en reconnaissant que c’était quand même embêtant de vivre deux univers si différents. Je vis de plus en plus la psychanalyse, mais je n’ai aucune raison de renier la première – sans quoi il faudrait que je renie 15 à 20 publications – ! D’ailleurs au CNRS, je n’étais pas très bien vu avec la psychanalyse, on m’a toléré parce que j’étais inexpulsable. Je n’ai pas fait carrière au CNRS parce que la psychanalyse était mal acceptée. Je n’ai jamais pu recruter de chercheurs car la commission du CNRS n’était pas favorable à cela. Mais la question m’est restée : à quelles conditions pouvoir penser ensemble ces deux univers ? Et c’est de cela qu’est sorti ce livre La raison psychanalytique. Je suis très ambivalent à propos de ce livre, c’était un effort pour permettre un dialogue pour savoir de quoi on parle, même si on ne peut arriver à un accord. Autrement dit, qu’est-ce que c’est qu’un concept ? Qu’est-ce que c’est qu’une hypothèse ? Est-ce qu’on fait des hypothèses générales et des hypothèses de travail quand on est psychanalyste ? Mais oui bien sûr.

Par ailleurs, j’ai eu pendant tout un temps beaucoup d’intérêt pour la linguistique et je me demandais en quoi la structure de la langue conditionne-t-elle la structure même de la pensée ? Je n’ai pas trouvé vraiment de réponses mais ça a été une ligne majeure pour moi.

Sylvain Missonnier : Existe t-il un pont associatif entre cette Raison psychanalytique, toujours riche de son équilibre instable, et ton goût prononcé, tes publications dédiées aux origines, à la quête des origines ?

Roger Perron : Peut-être que cela vient déjà un peu de cet ébahissement métaphysique du petit garçon qui entend son père lui raconter comment il n’était pas mort à Verdun, et qui se dit : « mais s’il était mort à Verdun, je n’existerais pas » ! Mais c’est un souvenir écran, cela. Je pense que tout le monde connaît cette passion de ces origines, mais disons que je l’ai un peu plus développée !

Wallon et Piaget se sont beaucoup interrogés sur les origines de la pensée, c’est d’ailleurs le titre d’un livre capital de Wallon (Les origines de la pensée chez l’enfant, PUF) et c’est aussi une question posée par Piaget sur les tout premiers schémas sensori-moteurs : « d’où ça vient tout ça ? ». Mais tous deux s’arrêtent évidemment à un certain moment, avant lequel on ne sait rien et où il n’y aurait rien à dire. Wallon appelle cela « la nébuleuse des origines », c’est une comparaison cosmologique, comme la formation d’un système solaire planétaire, c’est flou, et puis ça se cristallise en un pôle central, et une périphérie, le soi et le reste, etc.

« Il n’est pas nécessaire pour faire des hypothèses sur l’origine que ça soit vrai, il suffit que cela soit utile ! », autrement dit, on peut avoir un bon schéma explicatif qui permet de comprendre la suite sans que l’on soit obligé de postuler que c’était réellement comme ça au début, car peut-être on n’arrivera jamais à le penser, autrement qu’en en formant l’idée, mais c’est une hypothèse essentielle dans la genèse de la personne.

Sylvain Missonnier : Dans ta formulation « la genèse de la personne », « la personne » n’est pas un terme de la psychanalyse, qu’est-ce qui te gouverne à aller de ce côté ?

Roger Perron : Le personnalisme est toute une école qui était celle d’Emmanuel Mounier pour qui le mot « personne » avait beaucoup de valeur, mais c’est simplement un terme qui désigne l’ensemble du fonctionnement bio-psychique, peut-être surtout psychique, et de cette caractéristique individuelle, qui fait que chaque personne est spécifique. Autrement dit, c’est l’idée de « globalité », d’« unité fonctionnelle » et de « spécificité individuelle », et c’est le mot qui m’a paru le mieux correspondre à tout cela. L’un de mes tout premiers livres s’appelait Genèse de la personne (PUF) et je commence avec cette définition de la personne que je viens de donner (« globalité », « unité fonctionnelle » « spécificité individuelle ») avec un clin d’œil à Mounier mais aussi le choix de prendre un terme qui n’apparaissait jamais dans la littérature scientifique.

Sylvain Missonnier : Tu es aussi très curieux d’histoire de la psychanalyse. Je pense à ton Que sais-je sur l’Histoire de la psychanalyse (PUF), j’ai plus l’impression en te côtoyant que tu fais de l’épistémologie de la psychanalyse justement.

Roger Perron : Par le bais de l’histoire en partie, c’est vrai, mais ce qui est intéressant c’est le développement de la pensée. C’est toujours un effort pour savoir ce que parler veut dire. Autrement dit, quand j’écris qu’il y a différentes sortes de réalité : réalité psychique, le monde extérieur, la réalité événementielle, qu’est-ce que c’est que la réalité de l’événement ? De quoi parle-t-on quand on introduit tel ou tel mot ou telle ou telle notion ? Quelle est la correspondance des mots et des concepts, et chaque fois qu’on utilise un concept, ou quand on énonce une proposition générale qui combine deux ou trois concepts, prendre la peine de redéfinir ces concepts eux-mêmes et comment on les articule. Autrement dit c’est toujours un effort d’analyse du langage et des démarches de la pensée.

Sylvain Missonnier : De l’histoire à la fiction, il n’y a qu’un pas ! Accepterais-tu de parler maintenant de la fiction qui te passionne ?

Roger Perron : C’est une récréation, c’est pour se faire plaisir. Avec un petit groupe de psychanalystes, nous avions décidé de monter La machine infernale de Cocteau, et nous nous étions beaucoup amusés. La machine infernale, c’est l’histoire d’Œdipe réécrite par Cocteau, c’était ré-ouvrir notre préoccupation de psychanalystes par la fiction.

Alors après, j’ai eu envie de réécrire l’histoire d’Œdipe de Sophocle et après avoir réalisé que c’est un roman policier, j’ai écris Eddy Proy (Ed. EDK) sur ce modèle.

L’écriture de cette fiction a naturellement émergé de mes préoccupations de psychanalyste. J’ai même écrit une suite à ce roman policier intitulée Les enfants de ça. C’est l’histoire des enfants d’Œdipe (Étéocle et Polynice) et de leur rivalité destructrice en m’inspirant de la tragédie Les Sept contre Thèbes. Ce manuscrit est resté dans mes cartons ! Et puis, j’ai rédigé pendant un été il y a 3-4 ans une dizaine de récits que j’ai intitulé Histoires improbables et qui à chaque fois partait d’un postulat impossible mais peu importe, par exemple « l’histoire d’un enfant qui s’élevait dans les airs sans le secours d’aucune machine », une histoire de lévitation, en reprenant exactement l’histoire de Victor, l’enfant sauvage. J’y transpose les documents de l’époque sur l’histoire de Victor, et même le langage de l’époque révolutionnaire, en racontant simplement que c’est un enfant qui s’élève en l’air et qui se fait gronder parce qu’il n’y fait pas attention, et quand il dort, eh bien il faut l’attacher avec une ficelle.

Sylvain Missonnier : En parlant d’enfant sauvage… comment s’est passée ta formation d’analyste ?

Roger Perron : Ma formation, comme le veut le cursus à l’époque, a commencé pendant l’analyse elle-même. J’ai ensuite suivi comme tout le monde les séminaires, les supervisions individuelle et en groupe. C’est là que j’ai connu une bonne partie des gens qui sont devenus ensuite les amis de ma génération, au sein même de la SPP. Je me suis beaucoup engagé dans cette formation et dans la pratique de l’analyse elle-même, surtout à partir du moment où je suis devenu membre de la SPP. Je l’ai maintenue avec mes activités que je faisais à côté : chercheur au CNRS, enseignant à la faculté, directeur de thèses.

Sylvain Missonnier : A partir et au-delà de ton propre cursus analytique, qu’est-ce qui compte dans un parcours de formation d’analyste ? Et aujourd’hui où les dispositifs thérapeutiques psychanalytiques sont nombreux, quelle est ta dette à ce sujet à l’égard du psychodrame que tu affectionnes ?

Roger Perron : La première condition, c’est effectivement l’analyse personnelle. Ce n’est pas toujours évident pour les analysants et certains analystes, que cela soit une vraie remise en question de soi. Cela signifie que, quand on bute sur quelque chose, on ne se dérobe pas. Même si c’est extrêmement pénible, dur, et qu’il s’agit au fond d’un obstacle qui ne sera jamais réellement résolu, on tente d’avancer. On accepte que toutes les billes roulent, et on laisse rouler le plus loin possible celles qui le peuvent.

La seconde condition : beaucoup de lectures… critiques. J’ai mis longtemps à oser vraiment critiquer Freud. J’essayais de le lire en me demandant « quelle était la vérité cachée dans ses textes », et, en fait, il n’y a pas de vérité cachée, je crois qu’il a voulu exprimer quelque chose et qu’on peut le comprendre de différentes manières.

Troisième condition : ne pas dissocier la théorie de la clinique, de la pratique. Autrement dit, une théorie qui gambade pour elle-même, de plus en plus loin de la clinique, cela n’a pas d’intérêt. Cela s’est beaucoup développé chez Lacan lui-même et chez les lacaniens, mais aussi je le crains au sein de la SPP où on voit des gens écrire des articles de pures discussions, à propos de théories, sans qu’il y ait la moindre allusion clinique, ou alors de temps de temps une petite vignette pour faire joli ! Et moi je ne veux pas adhérer à cette psychanalyse-là, pour moi la théorie c’est ce qui sert à comprendre de la clinique.

J’ai d’ailleurs animé pendant 15 ans un groupe de discussions cliniques avec 7-8 collègues, dans lequel chacun apportait ses cas cliniques difficiles. C’était toujours très intéressant et cela m’a beaucoup apporté. C’est aussi cela la formation.

Concernant les procédures de la formation : je crois vraiment que notre système de supervision collective et individuelle est un bon système.

D’abord le système, qui est surtout français, dans lequel on ne fait pas d’analyse de formation et c’est cela qui permet justement une remise en cause de soi. Je crois que faire une analyse uniquement pour devenir psychanalyste, je crois que cela fausse tout au départ, il faut vraiment que l’analyste et l’analysant acceptent que ce soit une analyse comme pour tout le monde, et c’est ensuite qu’il se décidera ou non d’en faire une formation.

Mais ceci étant, je pense que la supervision collective est très importante car c’est là que fonctionne la fratrie. Le groupe des frères et des sœurs qui, si l’atmosphère est bonne, ne cherchent pas du tout à se tirer dans les pattes, ils écoutent ce qu’il se passe, voire contribuent en aidant. En tant que superviseur, on contribue, on aide, mais on regarde ce qu’il se passe, il y a une dynamique de groupe qui vraiment est une dynamique d’entraide.

Par ailleurs, le contrôle individuel est aussi nécessaire car c’est une autre dimension des choses, on peut aller plus loin dans tout ce qui concerne le transfert et le contre-transfert, avec le tact qu’il faut. On peut ainsi attirer l’attention de l’analyste sur quelque chose qui se passe en lui, et entre l’analysant et lui, qu’on ne peut pas dire facilement dans un groupe. Naturellement, le contrôle individuel, c’est un rapport transférentiel et post-transférentiel, beaucoup plus serré, difficile à manipuler, mais justement qui permet aussi d’en parler et d’y réfléchir. C’est une sorte de seconde analyse, ou d’analyse seconde, que nous faisons ensemble, beaucoup plus que dans le « collectif ». Bref, je crois qu’il faut les deux.

Sylvain Missonnier : Un mot maintenant s’il te plaît sur ton point de vue au sujet des relations entre psychanalyse et psychothérapie.

Roger Perron : La cure type reste le modèle indispensable. Hélas, les analystes français font plus souvent du face à face à une ou 2 séances hebdomadaires que du divan à 3 ou 4 séances. C’est très dommage car on risque de perdre ce modèle du divan qui a ses spécifications, à savoir l’attention flottante, le silence relatif, la distance, l’inconnu de l’analyste invisible, en fait, tout un cadrage qui définit vraiment la situation analytique.

Plus on fait de psychothérapie, et pas de divan, plus on perd le modèle, et à la longue, si on ne fait plus que des psychothérapies, je me demande si cela restera de la psychanalyse ! Si on forme les gens à la psychothérapie sans apprentissage de l’analyse et sans qu’ils aient eux-mêmes fait une analyse, je crois qu’il n’y aura plus de psychanalyste ! Cela va se diluer dans une pratique rogérienne, ou tout ce qui se donne une allure dynamique et relationnelle, avec du conflit, avec de la pulsion, etc, mais ce n’est plus de la psychanalyse. La seule chose qui le garantisse est donc pour moi je crois c’est le divan.

Sylvain Missonnier : Dans ton livre qui vient de paraître sur le psychodrame (Ed. Erès, collection Themapsy), la conquête de nouveaux dispositifs psychanalytiques est toutefois jugée importante et intéressante pour l’enrichissement de la psychanalyse elle-même.

Roger Perron : Oui, à condition qu’on se demande en quoi c’est encore de la psychanalyse ? C’est la question que je pose pour le psychodrame. La réponse est que la visée est toujours de dégager d’autres sens derrière le sens apparent, il y a toujours du préconscient et donc de l’inconscient. C’est vrai aussi dans les thérapies mères-bébés, même dans la relaxation psychanalytique telle que l’a fait Monique Déchaux. Il y a toujours l’hypothèse qu’il y a autre chose à percevoir.

Sylvain Missonnier : Le présent et l’avenir de la psychanalyse. On n’est pas très loin, me semble-t-il, de ce que tu as dit dans le texte d’ouverture des Cahiers de l’Herne de Freud, et dans ce que tu as dit aussi dans la définition de la revue Psyché.

Roger Perron : Cela fait 125 ans que cela dure, on a beaucoup vécu sur le passé, sur Freud, sur des commentaires de Freud, sur des successeurs de Freud, sur les successeurs des successeurs de Freud, et finalement cela s’est diversifié en un très grand nombre de courants théoriques, et on se demande ce qu’il y a de commun entre un kleinien, un kohutien, un winnicottien, un bionien, etc. Il y a eu, il y a une dizaine années, à l’IPA un congrès sur ce thème « Quelle est l’unité de la psychanalyse ? », et on peut se demander en effet quelle est l’unité de la psychanalyse ?

Donc je ne suis pas très optimiste, à la fois du côté de la pratique mais aussi en ce qui concerne la théorie. Cela dure depuis la scission de Jung et Freud en 1912, puis ensuite Adler et les autres, mais maintenant cela s’aggrave car il y a beaucoup plus de formes divergentes qui sont, certes, intéressantes même si je ne pense pas que j’ai grand chose en commun avec un psychanalyste de Seattle ! Nous sommes en 2018, la psychanalyse existe encore, qu’est-ce qu’il en sera en 2118 ? Je ne le sais pas, peut-être quelque chose mais plus banalisé. Il y a au moins trois choses qui resteront : l’hypothèse de phénomènes inconscients au sens psychanalytique c’est-à-dire « réprimé », la « sexualité » y compris infantile, et également le couple « pulsion / défense ».

Sylvain Missonnier : « Transfert » et « contre-transfert » ne seront pas des traces persistantes ?

Roger Perron : Si le « transfert » consiste à reporter, sur la personne de l’analyste, des schémas relationnels et des processus installés dans la relation avec le père et la mère, il y a des tas de gens qui peuvent dire cela en dehors de la psychanalyse ! Quand on reporte sur un personnage important, sur un personnage significatif, ce n’est pas très difficile d’adapter les notions de transfert et contre-transfert dans ce cadre-là, qui n’est plus psychanalytique, dans la mesure où il n’y a plus « pulsion » et « défense ».

Sylvain Missonnier : Qu’est-ce que c’est être psychanalyste en fin de carrière ? Tu ne reçois plus de patients. Parlerais-tu d’un sevrage ?

Roger Perron : Je crois qu’il faut répondre avec vérité : c’est un deuil. On renonce à beaucoup d’activités, d’investissements qui avaient de la valeur et qu’on ne peut plus exercer en partie parce qu’on choisit de ne plus le faire. Je ne dirai pas comme Levi Strauss, « la vieillesse c’est un naufrage ! », alors que pour moi ce n’est pas du tout un naufrage, mais c’est un deuil. Donc il y a une perte, et je me rends bien compte que maintenant quand je réfléchis ou que j’écris, je regrette un peu d’avoir laissé s’assécher la source clinique. Les exemples cliniques, qui me venaient à l’esprit, se distancient, et pour moi la clinique est la base indispensable de tout effort théorique, mais elle s’estompe un peu et cela c’est un deuil.

De même pour le psychodrame, le jour où j’ai dû arrêter car c’était trop pénible physiquement, j’ai vraiment fait un sacrifice, d’où ce livre qui est une sorte de testament.

Alors pour moi, comment on subsiste ? Je continue à réfléchir, à penser, à lire et à vouloir en faire quelque chose, c’est-à-dire en mettant en forme par écrit (il faut vraiment la contrainte de l’écrit), et pour le publier parce que, depuis toujours quand je fais quelque chose, je me dis qu’il n’y a pas de raison que je le garde, et le signe que cela existe, c’est de voir le livre.

Sylvain Missonnier : et quand le livre existe, c’est une matière partageable.

Roger Perron : Quand quelqu’un me dit, « j’ai lu votre livre, et ça m’a intéressé », cela me fait plaisir, c’est une récompense pour moi quand quelqu’un témoigne que ce livre lui a inspiré quelque chose, car quand on l’écrit, on ne sait pas du tout quel sera son destin.

Sylvain Missonnier : Je te remercie cher Roger de ta généreuse disponibilité pour cet entretien…

Roger Perron : … c’était aussi un moment fort et un moyen d’exister encore un peu.

Bibliographie (non exhaustive)

En scène au psychodrame. Clinique psychanalytique, Erès, Coll. Théma/Psy, 2018.

Psyché, Revue dirigée avec Sylvain Missonnier. L’Herne, 2017.

Le complexe d’Œdipe. Avec Michèle Perron-Borelli, PUF, Coll. Que sais-je ?, 2016

Sigmund Freud. Avec Sylvain Missonnier, L’Herne, Coll. Les Cahiers de l’Herne, 2015.

Histoire de la psychanalyse, Coll. Que sais-je ? PUF, 2014.

Une psychanalyse, pourquoi ?, Dunod, Coll. IDEM, 2013.

La quête des origines. Être et ne pas être, De Boeck Supérieur, Coll. Oxalis, 2013.

Eddy Proy, EDK, Coll. Pluriels de la psyché, 2012.

La raison psychanalytique. Pour une science du devenir psychique, Dunod, Coll. Psychismes, 2010.

La recherche en psychanalyse, avec Michèle Emmanuelli, PUF, coll. Monographies et débats de psychanalyse, 2007.

Psychanalystes, qui êtes-vous ?, InterEditions, Dunod, 2006.

L’enfant en difficulté : l’aide psychologique à l’école, Avec Jean-Pierre Aublé et Yves Compas. Dunod, Coll. Enfances, 2005 (4 e édition).

La pratique de la psychologie clinique (coll.), Dunod, 2006.

Dictionnaire international de la psychanalyse, en 2 volumes, sous la dir. d’Alain de Mijolla, avec Bernard Golse, Sophie de Mijolla, Hachette, Collection Grand Pluriel, 2005 (édition revue et augmentée).

L’intelligence et ses troubles. Des déficiences mentales de l’enfant aux souffrances de la personne, Dunod, Collection Enfances, 2000.

Epître aux enfants qui se cachent dans les grandes personne s, PUF, Coll. Epitres, 2000.

Construire l’histoire, Avec Georges Pragier et Diane Lheureux Le Beuf, Coll. Monographies et débats en psychanalyse, PUF, 1998.

Psychanalyse, neurosciences cognitivismes, Avec Catherine Couvreur, Agnès Oppenheimer et Jacqueline Schaeffer, Coll. Monographies et débats de psychanalyse, PUF, 1997.

Les enfants inadaptés, Coll. Que sais-je ?, PUF, 1996 (6 e édition).

Retards et troubles de l’intelligence de l’enfant , Avec Roger Misès et Roger Salbreux, ESF éditeur, 1993.

Angoisse et complexe de castration. Avec Annick Le Guen et Agnès Oppenheimer, Coll. Monographies et débats de psychanalyse, PUF, 1991.

Genèse de la personne. PUF, Coll. Le Psychologue, 1986.

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L'œuvre de Roger Perron