Entre rivalité et transmission : voyage thérapeutique à travers le brouillard générationnel
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Entre rivalité et transmission : voyage thérapeutique à travers le brouillard générationnel

Introduction

Un des intérêts de la thérapie familiale est d’avoir accès aux fratries et donc à des attentes différentes de chaque enfant à l’égard de ses parents ainsi qu’à des perceptions et représentations singulières de leur père et de leur mère pour chacun d’entre eux. La mère fait l’enfant et l’enfant fait aussi la mère, chaque enfant dans une même famille a une mère différente. L’enfant porte en lui l’image de la mère idéale, il rêve d’une mère comme la mère a rêvé de l’enfant à venir. Les images idéalisées d’une mère ne sont pas les mêmes pour chacun des enfants. Chaque puîné réactive la rivalité œdipienne qui freine l’accès au deuil de la mère toute-puissante. Et de l’autre côté pour une mère, avoir plusieurs enfants, qu’est-ce que cela modifie dans sa relation avec chacun d’eux ? Dans la fratrie se jouent ou se répètent des modalités relationnelles en écho avec la relation mère/enfant, par exemple la rivalité œdipienne explicite lorsqu’une adolescente se met en position de mère vis-à-vis d’un puiné qui lui retourne « tu n’es pas ma mère ». Dans d’autres configurations, la rivalité fraternelle déniée empêche de reconnaître la jalousie ou la compétition évitant ainsi à la mère et au couple parental d’affronter la culpabilité de ne pas avoir donné la même chose à chacun des enfants.

Pour les filles, en particulier pour les patientes souffrant de TCA, une des questions, serait « qui est la femme derrière ma mère ? » Quelle adolescente, quelle jeune femme a-t-elle été ? Qui est la femme qu’a rencontrée mon père, qu’est-ce qu’il lui a trouvé ? Comment devient-on femme ? Est-ce que ma mère est contente d’être une femme ? Qu’est-ce qui est refusé par l’anorexie : devenir femme ou devenir mère ? La mère se sent-elle coupable d’être femme, de ses désirs à l’extérieur du cercle familial comme par exemple l’investissement dans le travail ?

On dit aux petites filles : « quand tu seras maman » plutôt que « quand tu seras femme » ; l’image mère est alors celle de la femme idéale. La jeune femme découvre une nouvelle facette de sa mère quand elle devient mère à son tour, la relation se transforme. La mère devenue grand-mère permet l’accès à la mère pré-oedipienne. Une fois mère, la jeune femme va demander à sa propre mère, « transmets-moi, apprends-moi » (c’est à la mère pré-oedipienne que la demande s’adresse : la jeune mère est sortie du conflit œdipien, elle s’adresse à sa mère comme mère d’un nourrisson). La femme qui devient mère cherche des références et des identifications. Comme le dit Piera Aulagnier, « Le nouvel arrivant vient prendre place dans un monde qui ne l’a pas attendu pour exister » dans un tissu relationnel et fantasmatique qui s’étend sur plusieurs générations. Notre préhistoire fait de chacun de nous les héritiers des « rêves de désirs irréalisés » des générations précédentes, de leur refoulement et de leurs renoncements, dans le maillage de leur discours et de leurs fantasmes.

Dans le contexte de thérapie familiale, l’histoire des générations précédentes vient s’entremêler avec l’actualité des relations familiales autour du symptôme. Les éléments transgénérationnels éclairent le présent d’une famille en souffrance et permettent que se tissent de nouveaux fils élaboratifs ; les liens peuvent alors se transformer et s’adapter aux situations nouvelles, comme les troubles des conduites alimentaires d’un membre de la famille. Comme l’arrivée d’un enfant.

Marie est l’ainée d’une fratrie de 3 : un frère cadet de 2 ans, et une petite sœur née lorsqu’elle avait 15 ans.

Peu après la naissance de sa sœur, elle déclare une anorexie grave. Elle est suivie dans notre service en consultation par un psychiatre pendant 6 ans et traverse cette longue et éprouvante période en poursuivant une psychothérapie en même temps que le suivi psychiatrique, mais à l’époque, sans thérapie familiale. Plus de quinze ans après le début de son anorexie, elle vit en couple, tout comme son frère Benoit. Le suivi s’est interrompu il y a une dizaine d’années, elle était à cette date normo-pondérale sans TCA et sans troubles de l’humeur. Sa sœur est alors adressée dans notre service pour une anorexie. Cette fois le psychiatre référent les adresse en thérapie familiale car l‘indication s’impose. En effet à l’intérieur de la même famille, l’anorexie de Chloé signale une circulation symptomatique dont la fonction n’a pas été levée.

Lorsque nous recevons la famille, Marie est enceinte. Elle craint les émotions que ces séances pourraient réactiver et souhaite en protéger son enfant à venir. Elle a peur de transmettre du négatif, de la culpabilité, de l’agressivité. Elle est aussi partagée entre sa famille d’origine et la famille qu’elle fonde. Elle est consciente que la naissance de son enfant sera un événement transformateur des relations pour tous. Dès le début de la thérapie familiale le décor est planté : nous avons l’impression de rencontrer deux familles distinctes, les ainés et les parents d’une part, et la plus jeune sœur qui a 17 ans et les parents.

Tout au long de la thérapie familiale, nous aurons l’occasion d’échanger autour d’une préoccupation centrale pour Marie : les parents peuvent-ils être les parents de tous les enfants en même temps. Et par conséquent, est-ce que les enfants de Benoît et Marie auront des grands-parents ? Les TCA de Chloé qui amènent cette famille en thérapie, sont en résonance avec la maladie de Marie à l’adolescence. L’anorexie de Marie est survenue au moment de la naissance de Chloé. La grossesse et la maternité nouvelle de sa mère, alors qu’elle avait 15 ans (et Benoit 13), ont suscité des bouleversements dans l’équilibre familial. L’espace thérapeutique familial permet à Marie de revisiter ce passé et d’interroger sa relation avec ses parents et en particulier avec sa mère. L’opportunité s’offre également à Benoît ainsi qu’aux parents. En écho l’anorexie de Chloé au moment où Marie et son conjoint font un projet d’enfant.

Pourtant, il y a eu de la résistance : la thérapie familiale était surtout portée par les ainés. Marie avait toujours un ton revendiquant qui faisait peur à sa sœur et à leur mère ; Benoît, dans le sillon de Marie, a également mis l’accent sur les carences parentales lorsqu’il était adolescent. Ces revendications mettaient les parents dans une grande difficulté parce qu’ils devaient se défendre contre les attaques par des dénégations ; le sentiment de persécution fermait parfois les portes à l’élaboration. Les craintes de Marie concernant son bébé à venir apparaissaient fondées au vu de l’intensité des éprouvés en séance. A plusieurs reprises il a été question d’arrêter la thérapie familiale, notamment de la part de Chloé. Le cadre thérapeutique a été malmené, nous avons proposé certains aménagements que nous évoquerons plus loin.

La thérapie familiale s’est interrompue au bout de 4 ans, à la demande de Chloé et des parents qui la soutenaient dans cette position. Le soutien est réciproque entre Chloé et ses parents, car si les parents sont soumis à la peur pour la santé et la vie de leur fille cadette, Chloé est, elle, soumise à la nécessité de soutenir la fragilité de la fonction parentale héritée des générations précédentes. En effet, les parents se sont unis dans un contexte abandonnique de la part de leurs propres parents. Ils en ont constitué une alliance de protection qui fait dire à Marie « Les parents c’était toujours un bloc, toujours du même avis, aucune brèche. »

Nous sommes devant deux familles ayant pour intersection le couple parental, lui-même plutôt constitué comme un couple fraternel. Les enfants aînés cherchent l’unité familiale alors que la cadette cherche l’exclusivité parentale. Chloé protège les parents devant les attaques des ainés, attaques qui masquent leurs attentes, comme si Marie et Benoit étaient des étrangers intrusifs qui menacent les parents. Nous sommes en tant que thérapeutes en place de néo-parents des aînés, étayant leur envie de changement en tentant de soutenir la fonction grand-parentale des parents que ceux-ci (en particulier la mère) ont beaucoup de mal à occuper. Ainsi le premier enfant de Marie, celui qui les rend grands-parents, ne réussit pas, par sa simple venue au monde, à leur faire endosser la fonction grand-parentale. Il faudra à cet enfant une cousine (Emma, la fille de Benoît) et un petit frère (Victor, 2ème enfant de Marie) pour qu’enfin sa grand-mère finisse par reconnaître : « je ne peux pas faire la grand-mère car je suis davantage mère que grand mère ». Lors d’un week-end où elle a gardé sa petite fille, la mère nous dit qu’elle s’est rendue compte qu’elle n’était pas à l’aise avec elle, car elle se demande sans cesse si elle fait bien. Elle énonce « je doute tout le temps ; quand Marie était bébé, je l’ai laissée 6 mois à ma mère pour partir voyager avec mon mari, tout le monde faisait ça autour de nous ! Après j’ai toujours pensé que c’était une erreur, que ça a nui à Marie. Cette erreur m’est toujours attribuée ! ». Marie rappelle que sa propre grand-mère maternelle lui a toujours dit qu’elle pleurait beaucoup pendant cette période, comme pour confirmer le sentiment de culpabilité de sa mère. Notre hypothèse est que, pour la grand-mère maternelle, c’est une façon de dire à Marie « ta mère a été une mauvaise mère avec toi ». Quand Blandine devient mère, elle fait de sa mère la grand-mère puisqu’elle peut lui confier son bébé. Mais elle met aussi sa mère dans une position maternelle avec son propre enfant, vu la durée pendant laquelle Marie bébé lui a été confiée.

La dénégation de la tristesse de la séparation de la mère confiant son bébé participe au refus de changer de statut générationnel. Blandine, jeune mère, regarde comment font les autres, ses pairs, comme si elle-même n’avait pas muri ce passage. « Je me disais, c’est ridicule de ressentir de la peine de se séparer de son bébé, les autres le font bien. Je ne me sentais pas coupable de la laisser mais coupable de ressentir de la peine ». Jean-Paul ne s’est pas rendu compte de ce trouble de sa femme à cette période, pas plus qu’il ne perçoit le malaise actuel qu’elle a à s’occuper des ses petits enfants. Devant le malaise de sa mère, Marie s’emporte dans une injonction paradoxale : « sois naturelle » « ce n’est pas une position intellectuelle d’être grand-mère ! » Elle attend que sa mère lâche le contrôle et montre ses affects. A travers sa grossesse et le changement de statut générationnel Marie interpelle sa mère sur la fonction maternelle d’abord, puis grand-maternelle. Elle sera soutenue par son frère, qui devient parent dans la foulée et partage ses attentes à l’égard de leurs parents. Les revendications sont intenses lors des séances après l’arrivée de Hugo et d’Emma. En contre point, la sœur cadette s’enfonce à nouveau dans les TCA et l’inhibition intellectuelle.

Nous pouvons faire l’hypothèse que l’accès à la parentalité des ainés participe peut-être à la recrudescence symptomatique chez la petite sœur, qui a entre autre, pour fonction de permettre aux parents de rester de jeunes parents plutôt que des grands-parents. C’est à cette intersection entre la fonction parentale et la fonction grand-parentale que s’expriment toutes les attaques de Marie envers sa mère. Le sens de cette fonction est de restaurer le sentiment de compétence parentale chez les parents. Au travers de cette répétition des avatars de l’accès à la parentalité de Marie et de sa mère, qu’en est-il de la résonance avec l’histoire transgénérationnelle et la constitution du couple parental ? L’histoire de la mère, Blandine, est tissée de rejets et de comportements maternels incompréhensibles favorisant une certaine méfiance. Sa mère lui aurait dit « tu m’as déçue, je pensais que tu ferais de grandes choses mais tu as des enfants ». Par cette déclaration, la grand-mère, de sa place de mère, disqualifie la maternité de sa fille tout comme la sienne.. Les parents de Blandine sont en conflit permanent pendant son enfance. Les premières années de sa vie, elle a été élevée avec sa sœur cadette par sa grand-mère paternelle. Elle a été très proche de cette sœur (17 mois de différence) qu’elle protège de la violence maternelle imprévisible ; à l’adolescence elles sont chacune envoyées dans un internat différent alors que le petit frère reste avec les parents. Lorsque les parents se séparent, elle a 19 ans et connait déjà son mari. De ce moment elle dit : « c’est la désintégration familiale qui m’a touchée plus que la séparation de mes parents », désintégration qui était déjà à l’œuvre lorsqu’elle était adolescente et envoyée en internat, qui lui a fait perdre la relation quasi gémellaire avec sa sœur.

A l’âge de 14 ans le père, Jean-Paul, est également placé en internat ; il rentrait le week-end dans une grande maison vide, ses parents ayant déménagé avec ses sœurs cadettes pour se rapprocher des soins à son frère aîné schizophrène. L’abandon des parents va jusqu’à ne pas assister au mariage de leur fils avec Blandine, sous couvert d’un désaccord envers cette union. La conséquence en est une rupture entre Jean-Paul et ses parents pendant de longues années. Il essaye de renouer à l’arrive de Marie, 1er enfant mais les grands-parents paternels refusent de la voir ; et c’est seulement la naissance de Benoit, héritier du patronyme, qui suscite la reprise des relations ! Le sentiment d’avoir été rejeté unit les parents dès leur première rencontre. L’alliance du couple est fondée sur l’exclusion et l’abandon ; c’est comme une alliance fraternelle, mais d’une fratrie seule au monde qui va constituer une famille dans l’illusion d’un lien indéfectible, qui dit : « il n’y aura plus d’abandon ». De cette illusion, Marie et Benoît en vivent les effets paradoxaux dans des affects de solitude et d’isolement. Ils ont tous deux le sentiment d’avoir été abandonnés, officiellement, au moment où ils quittent le foyer familial, mais en fait au moment de la naissance de leur sœur Chloé. Moment concomitant avec un déménagement et une période d’insécurité professionnelle pour les parents où la famille s’est retrouvée enfermée sur elle-même. Ce sentiment d’abandon, que les parents ne parviennent pas à reconnaître chez leurs aînés, met à mal le mythe réparateur du couple : une famille unie et rassemblée.

Par ailleurs, les ainés sollicitent les parents dans leur place verticale dans l’ordre de la filiation en leur demandant par exemple de leur dire comment ils doivent réagir quand Chloé quitte la table en raison d’une crise de boulimie : « c’est vous les parents ». Par cette même demande, ils soulignent le défaut de relations fraternelles. Le symptôme enferme et rigidifie les places de chacun et tend à effacer la différence de générations. Les ainés envient la tolérance infinie dont les parents font preuve à l’égard de leur sœur. Benoit se souvient qu’il revenait à la maison le week-end lorsqu’il était étudiant et que sa mère n’avait rien préparé à manger, les placards étaient vides. La mère explique que c’était en raison des crises de boulimie de Marie, mais qu’un jour Benoit lui aurait dit « ce n’est pas ça une mère ». C’est en séance, à l’évocation de cette parole, que Blandine est affectée ; à cette époque elle n’a pas prêté attention à cette remarque de son fils, trop occupée par la petite et par la maladie de Marie ; elle avaitl’impression que Benoit se débrouillait… il annonce aujourd’hui qu’il était extrêmement déprimé et isolé, et prenait des toxiques. Marie dit que ses parents gèrent la famille comme une entreprise, dans le contrôle, ça n’aide pas à échanger sur les affects. Les échanges autour de la question de la nourriture viennent en lieu et place des affects. Les enfants ont un accord, pour dire que leur mère est toujours stressée par la nourriture et qu’en même temps elle ne peut les rassembler pour partager des moments autrement : « la bouffe c’est le truc de maman pour être ensemble, on ne peut rien faire d’autre ».

Au cours du travail thérapeutique, les enfants exprimeront peu à peu des affects qui vont susciter des conflits intenses entre eux, les ainés contre la cadette et réciproquement. Les sentiments d’abandon et de rejet, la colère, l’envie, le ressentiment, la jalousie, se déploient à l’intérieur de la fratrie jusqu’à un Noël, où Chloé n’apportera pas de cadeau au petit Hugo. Marie se sent profondément blessée et soutient que les parents n’ont jamais rien fait pour aider leurs enfants dans ces relations fraternelles douloureuses. Elle attend que les parents fassent tiers entre eux. La réponse est « débrouillez-vous sans nous » : le père pense que les enfants doivent résoudre les problèmes entre eux et qu’il n’a pas à intervenir, la mère répond qu’elle doit protéger la plus jeune parce qu’elle est malade, comme si elle était encore petite. A partir de ce moment-là, la crise est majeure entre les ainés et le trio parents/Chloé. Chloé refuse de venir à la thérapie familiale, les parents disent que ça ne sert à rien de leur répéter leurs erreurs passées et qu’ils ne peuvent rien faire pour les ainés. Devant l’attaque du cadre, nous le modifions : la fratrie Benoit/Marie sera reçue seule une fois ; ils expriment alors leur déception à l’égard de leurs parents avec qui les relations sont rompues. Ils craignent de transmettre ce modèle parental malgré eux : l’abandon, le rejet et la dislocation des liens.

Nous proposons à la suite de cette séance, des séances scindées, recevant les parents avec les ainés d’une part, et les parents avec Chloé d’autre part pour quelque temps. Marie, à cette période, attend un deuxième enfant qui va naitre avant la fin de la thérapie familiale. Dans ce nouveau dispositif, tous reconnaitront leur désir d’amélioration des relations, leur souhait d’une plus grande proximité et leur peur de blesser ou d’être blessé. La mère va pouvoir revenir sur sa grossesse avec Chloé, elle reconnaît qu’elle n’avait pas anticipé la gestion de deux âges si différents, des adolescents et un tout petit ; elle n’a jamais réussi, finalement, elle a le sentiment d’un ratage. Dans une séance avec Chloé, elle explicite les raisons de ce grand écart d’âge : une fausse couche et des problèmes de santé. Chloé lors de cette séance, surprise par ces révélations, rajoute : « et une séparation ! » Les parents se sont effectivement séparés presqu’un an lorsque Marie et Benoit avaient respectivement 10 et 8 ans. Cette séparation met à mal le mythe de l’unité familiale et augmente le sentiment d’insécurité et d’abandon. Ce dispositif scindé a eu lieu pendant un an, le temps pour Marie d’accoucher de son deuxième enfant et que tous soient d’accord pour se réunir à nouveau pour une dernière séance.

Une dernière séance réunit donc toute la famille ; les ainés ont renoué avec les parents. La mère croit avoir compris ce qui clochait : la jalousie dans la fratrie. Elle n’est pas certaine que c’est bien d’arrêter mais les séances la mettent trop mal, ce n’est pas encore assez pacifié. Elle trouve plus facile d’être grand-mère maintenant. De sa place, elle voit des choses qu’elle ne voyait pas comme mère : par exemple, la souffrance d’Hugo depuis la naissance de son frère. Le père souligne l’amélioration des relations avec les ainés, qui sont plus proches. Chloé a le sentiment que la thérapie familiale a surtout aidé les relations de sa sœur Marie avec les parents ; elle pense aussi maintenant qu’on peut s’accommoder de ne pas être proche de ses frères et sœurs. Benoît reconnait l’évolution des relations et est surtout content du rapprochement avec son père. Marie partage le constat général d’une évolution, elle a compris quelque chose depuis qu’elle est mère : « je croyais qu’on faisait des enfants à deux mais en fait on est 30, il y a toutes les familles d’avant ! ». Elle dit « plus j’avance dans mon rôle de parent, plus je comprends mes parents ».

Conclusions

Le processus de l’évolution d’une famille rencontre au cours de son cycle vital certains moments qui fragilisent le groupe et sont porteurs de transformations des relations. Par exemple l’adolescence. C’est par la reconnaissance de sa position dans l’ordre des générations que l’adolescent grandit et peut se séparer. En allant voir à l’extérieur du groupe familial, c’est-à-dire en désirant au dehors il interroge d’où il vient. Ce temps de l’adolescence exige que les parents réexaminent leur propre place dans l’ordre des générations, afin de permettre la succession générationnelle. Le passage à la parentalité des jeunes adultes est un autre moment mutatif, comme nous avons pu le voir dans cette situation clinique. Ce passage à la parentalité, le plus souvent, succède de près à l’adolescence et exige autant de souplesse relationnelle de tous face aux changements. Ce moment de transformation du groupe familial confronte les parents à la reviviscence de leurs expériences passées. Le groupe familial est un groupe aux enjeux paradoxaux, dont l’équilibre instable tient à la possibilité de distinguer et d’articuler les différents types de liens qui le composent : alliance, filiation et fraternité.

Lors du traitement du groupe familial, il s’agit de questionner et d’élaborer, entre autres, ce qui concerne la transmission verticale, ce qui est de l‘ordre de la filiation et de la contrainte qu’elle imprime à chaque membre de la famille. Contrainte qui peut enfermer dans un destin par la répétition et qui en même temps donne forme à l’identité familiale et à chaque sujet issu de cette famille. Robert Neuburger écrit dans son ouvrage Le mythe familial que « Le fatum est une maladie pour le sujet parce qu’il s’oppose à son autonomie et c’est un traitement pour les groupes familiaux parce qu’il soutient leur identité ».

Dans notre situation clinique, ce passage semble répéter un vécu d’angoisse et d’abandon pour la génération des parents : des grands-parents aux enfants. Dans ce processus thérapeutique la mère, à l’intersection des générations, Blandine a réussi à accepter le changement générationnel et à occuper pour ses aînés une place grand-parentale, que le jeune âge de la sœur cadette entravait. D’autre part la jeune mère, Marie expérimentant la position parentale, revisite ses revendications d’enfant. Elle est accompagnée par son frère dans ce processus, puisqu’il devient père au même moment. La sœur cadette, en admettant qu’il n’y a pas de contrainte à être proche de ses frères et sœurs, s’oppose au mythe de l’unité familiale ; la question de la maternité de Chloé reste entière, quelle mère sera-t-elle ?