Suite à la parution dans Nature Neuroscience (Gervais et al., Août 2004) d’un article intitulé Abnormal cortical voice processing in autism, et des réactions en chaîne qu’il a suscité au niveau des médias (de gros titres s’étalaient dans les journaux : “Le cerveau livre ses secrets” et “Le cerveau des autistes hermétique à la voix” Le Figaro, 21 Août 2004, “Une anomalie cérébrale empêcherait les autistes d’identifier la voix humaine”, Le Monde, 24 Août 2004, “Des aires de la perception de la voix inactives, un progrès dans la compréhension de l’autisme”, Le Quotidien du Médecin, 26 Août 2004, “La voix humaine ne parle pas aux autistes”, La Recherche, Octobre 2004 N?379), mais aussi au niveau des familles (plusieurs parents ont été voir des orthophonistes en leur demandant de faire des rééducations qui permettraient d’ “activer” les aires cérébrales de la perception de la voix de leur enfant), certains points nécessitent d’être clarifiés.
Tout d’abord, il paraît important de souligner que les anomalies mises en évidence chez certains patients autistes par les examens neuroradiologiques (IRM, scanner) et électrophysiologiques (potentiels évoqués corticaux ou du tronc cérébral), pourraient très bien résulter d’un effet en cascade de facteurs aussi bien environnementaux que biologiques et n’être pas la cause directe des troubles autistiques. Ceci peut être illustré par l’étude bien connue (Hubel et Wiesel, 1970; Hubel et Wiesel ont reçu un prix Nobel pour leurs travaux) de l’effet d’un environnement anormal, comme celui créé par une déprivation visuelle unilatérale chez le chaton à une période critique de son développement, qui entraîne une cécité de l’œil fermé et des anomalies neuroanatomiques définitives du cortex visuel pourtant parfaitement fonctionnel initialement. De même, le manque de stimulation auditive environnementale portant sur certains sons (comme par exemple, l’absence de certains contrastes phonétiques parmi les occlusives ou les nasales) et survenant à une période critique du développement, provoque des altérations définitives de l’activité fonctionnelle du système langagier avec une perte des capacités de discrimination de ces sons et, par conséquent, de leur reconnaissance et production (Bert, 1994). Il est donc extrêmement difficile, voire impossible, de déterminer si les anomalies cérébrales retrouvées chez les enfants autistes sont des causes du syndrome autistique ou seulement des conséquences apparentes à considérer au même niveau que les comportements autistiques. Ainsi, l’absence d’activation de l’aire spécifique du cortex auditif impliqué dans le traitement de la voix observée en IRM fonctionnelle chez 3 des 5 adultes atteints d’autisme comparés à 8 volontaires sains, est-elle, comme le suggèrent les auteurs (Gervais et al., Nature Neuroscience, 2004), une cause possible des troubles des interactions sociales retrouvés dans l’autisme (Abnormal processing of voice may be one of the factors underlying the social anomalies in autism) ? Ou ne serait-elle pas plutôt une conséquence à long terme de ces mêmes troubles ? On peut en effet se demander si après plus de vingt ans de retrait social (la moyenne d’âge des patients est ici de 25,8 + 5,9 ans), une personne ne finirait pas par développer des anomalies dans le traitement cortical de la voix.
Il aurait été par ailleurs intéressant d’étudier s’il existe ou non une relation entre les troubles des interactions sociales évalués par l’échelle ADI-R (échelle pourtant utilisée dans la recherche de Gervais et collaborateurs) et les anomalies cérébrales décrites par les auteurs. En l’état actuel des connaissances, il nous paraît prématuré de conclure à une implication étiologique des anomalies cérébrales dans l’autisme. Il serait plus prudent et cohérent, même en matière d’imagerie cérébrale, de raisonner en terme de modèle interactif bio-psycho-environnemental et non de causalité linéaire.
Par ailleurs, il est nécessaire de rappeler que les études en imagerie cérébrale ne portent, pour la plupart d’entre elles, que sur des personnes autistes de haut niveau (Quotient Intellectuel supérieur à 100) ou Asperger. La généralisation des résultats à l’ensemble des patients présentant un syndrome autistique est donc discutable, ce d’autant que le nombre de sujets recrutés est toujours extrêmement faible (le plus souvent, 5 ou 6 patients).
Enfin, on peut se demander pourquoi les résultats issus des études en imagerie cérébrale ont un tel impact et de telles retombées aussi bien au niveau des familles que des médias. Cet intérêt est également partagé par d’excellentes revues de psychiatrie ainsi que par les commissions attribuant des financements de recherche aux Etats-Unis, au point que si l’on veut avoir plus de chances d’obtenir une subvention, il est de bon ton de rajouter une “touche” d’imagerie. On a l’impression qu’après l’ère du Tout Génétique, nous vivons aujourd’hui sous le règne de l’Imagerie. Comment expliquer cet engouement ? Relève-t-il d’une simple mode ou correspond-t-il à un phénomène de société qu’il serait alors important d’analyser ?
On peut penser que l’imagerie cérébrale permet de rassurer en donnant des résultats visualisables et concrets, et en paraissant apporter de l’objectivité et du contrôlable face à ce qui est vécu comme incompréhensible et incontrôlable. Par son apparente objectivité, l’imagerie cérébrale semble relever d’une vérité scientifique. On finit même par en oublier que l’image obtenue n’est qu’une image réanalysée par des logiciels, une transformation visuelle de l’activité cérébrale enregistrée et qui n’est pas l’exacte réplique de la réalité, une recomposition qui est donc sujette à caution. Et en effet, les soignants et les parents sont souvent démunis face à des comportements autistiques qu’ils ne comprennent pas, et devant lesquels ils se sentent impuissants. Certains troubles comme le retrait autistique, le regard vide, l’absence de langage, le “désac-cordage” affectif et social, l’apparente intemporalité, nous renvoient même parfois aux confins de l’humain. Il est alors essentiel que l’enfant atteint d’autisme reste pour tous un sujet à part entière au service duquel peuvent être utilisées les évaluations cliniques et paracliniques en fonction des signes d’appel présentés. Il est essentiel que cet enfant ne devienne pas un objet sur lequel nous allons multiplier les investigations lourdes à la recherche d’éléments concrets susceptibles essentiellement de nous rassurer. On pourrait se dire qu’il n’est pas si grave de développer des batteries d’examens complémentaires et qu’il vaut mieux en faire trop que pas assez. Mais indépendamment même du coût de santé publique et du coût psychologique de ces examens complémentaires (certains d’entre eux, comme l’IRM, sont en effet parfois difficilement réalisables ou particulièrement stressant pour l’enfant, et peuvent constituer pour les parents un parcours du combattant dont ils ressortent encore plus abattus et démunis devant l’absence de résultats probants), les batteries d’exploration posent en fait un véritable problème éthique où l’enfant atteint d’autisme passe d’un statut de sujet à celui d’objet. Si certains examens paracliniques semblent tout à fait indiqués à partir de la symptomatologie présentée, il semble cependant important de ne pas entrer dans une escalade d’explorations paracliniques poussées et sophistiquées, visant à démonter les ressorts et rouages cachés d’une mécanique qui dysfonctionnerait et devant laquelle on resterait perplexe.
Plus la technologie est avancée, et plus elle peut entretenir le fantasme que grâce à elle on va enfin pouvoir pénétrer dans la boîte noire et en comprendre le fonctionnement interne. L’IRM et le scanner ne seraient-ils pas un moyen de se représenter à partir d’images recomposées l’irreprésentable ? Les techniques actuelles de génétique sont-elles un moyen d’accéder à un niveau cellulaire et moléculaire ? L’étude anatomopathologique après autopsie cérébrale (telle qu’elle est pratiquée aux Etats-Unis) un moyen de disséquer et de tenter d’analyser au microscope ce qui a échappé durant toute une vie aux examens macroscopiques ?
Le comportement autistique est ainsi réduit à son support organique et le sens même de ce comportement n’est plus pris en compte. Ceci évoque une interview d’André Bullinger en 1995, à qui on demandait ce qu’il pensait des possibles anomalies organiques et bases biologiques de la pathologie autistique. Il avait alors répondu : “D’un côté, on est en train de regarder ce qui est écrit sur un papier en cherchant le sens, et d’un autre côté vous me demandez “est-ce que l’analyse chimique du papier ou de l’encre va me raconter le sens ?”. Je pense que le support a du sens, qu’il joue un rôle important. Mais je ne voudrais pas que l’on confonde l’analyse des propriétés du support avec ce que l’on écrit dessus. Mon travail de psychologue s’intéressant au développement sensori-moteur, c’est d’apprécier la qualité du papier mais aussi de travailler sur le sens. Je pense qu’ objectivement les gens qui analysent ces supports vont nous donner des familles d’explication qui vont éclairer des pans entiers mais je ne suis pas sûre qu’on articule toujours les propriétés du support avec ce qui est écrit dessus”.
Références
American Psychiatric Association (1994). “Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders” (4th edn). American Psychiatric Association Press : Washington DC.
Gervais H., Belin P., Boddaert N., Leboyer M., Coez A., Sfaello I., Barthélémy C., Brunelle F., Samson Y., Zilbovicius M. (2004). “Abnormal cortical voice processing in autism”. Nature Neuroscience, 7 (8), 801-802.
Hubel D.H., Wiesel T.N. (1970). “The period of susceptibility to the physiological effects of unilateral eye closure in kittens”. Journal of Physiology, 206, 419-436.
Mises R., Quemada N. (1993). CIM-10 (ICD-10) et CFTMEA (3rd edn). CTNERHI, Vanves : P.U.F.
Tordjman S. (1995). “Interview d’André Bullinger. Handicaps et Inadaptations”, Les cahiers du CTNERHI, N° 67-68, 59-69.