« (.) il fallait une fois de plus se demander en quoi un dispositif d’accès à des processus et à des formations psychiques inaccessibles autrement ouvre la voie à des développements nouveaux dans la conception psychanalytique de l’inconscient. »
(Kaës, 2007, p. XIII)
« La crise signifie qu’on se trouve devant l’obligation de renouveler les outils. »
(Kuhn, 1962-1970, p. 113)
Qu’il ait été nommé, de façon plus ou moins heureuse, psychanalyse « appliquée », « en extension » ou « hors les murs », l’usage de la méthode analytique dans des dispositifs autres que celui de la cure type ne présente guère de nouveauté. Pratique avec des enfants, des bébés, des groupes ou en institution, à plusieurs, en face à face, dans le champ de la psychose, utilisant la relaxation, le psychodrame ou des objets et techniques supports d’un processus de médiation,
orientée vers le soin ou l’analyse de productions culturelles : on s’épuiserait à faire
l’inventaire des champs d’exercice et des objets que les psychanalystes, au fil des décennies, ont peu à peu faits leurs -en tentant de rester psychanalystes.
Car la question, toujours, insiste : est-ce encore de la psychanalyse ? Cette prudence n’est pas sans légitimité, bien sûr, mais elle fait oublier parfois que Freud lui-même, de L’Interprétation du rêve à Psychologie des masses, du Mot d’esprit à Moïse, ne se priva jamais, pour inventer sa discipline, de chercher ailleurs qu’auprès de ses patients matière et inspiration ; elle fait oublier également que, si la cure type demeure la situation épistémologique de référence pour l’analyse individuelle des névrosés, « La connaissance de l’inconscient n’est pas achevée par l’expérience rendue possible par la cure analytique », comme le souligne R. Kaës (2007, p. 221). Et ce dernier de poursuivre, en toute logique : « Il est nécessaire que la métapsychologie construite soit révisée lorsque se trouve modifiée la pratique de la psychanalyse et que notre connaissance de l’appareil psychique se transforme » (ibid.). Faisant volontiers nôtres ces deux principes, que pouvons-nous esquisser, notamment au vu de ce dossier, comme panorama des recherches psychanalytiques à propos des technologies de l’information et de la communication ?
Chantiers en cours
En premier lieu, notons que les publications « papier » demeurent encore bien timides en la matière : par exemple, une recherche avec le mot clé « Internet » sur le site de la bibliothèque de la Société Psychanalytique de Paris (http://bsf.spp.asso.fr/) ne permet de moissonner que 26 références, dont seulement 15 en français, sur. près de 90 000 indexées dans le catalogue ! Le curieux devra donc se tourner plutôt vers les sites, forums, blogs ou listes de discussion (évidemment moins frileux en la matière), tout en ne pouvant que s’avouer passablement intrigué par la marginalité persistante, dans les milieux analytiques officiels, d’un thème qui fait tant gloser depuis nombre d’années dans d’autres champs de recherche comme dans l’ensemble de la société (Compiègne, 2007). Marginalité d’autant plus étrange, d’ailleurs, que les analystes constituent l’un des groupes professionnels les plus présents sur le Net (Convert, Demailly, 2007).
Schématiquement, les défricheurs ont, quant à eux, développé jusqu’ici leurs efforts (sur Internet ou sur papier) dans cinq directions, dont chacun trouvera facilement des illustrations dans le présent dossier.
1. Le témoignage, plus ou moins théorisé selon les cas, d’une expérience personnelle de ces technologies, utilisées seul ou avec d’autres, et pas seulement dans le cadre d’une pratique professionnelle. Quoi de plus légitime ? Après tout, élaborer les conflits inconscients que génère chez soi une expérience nouvelle, avant de rendre compte de ce qu’elle induit chez d’autres, est au fondement même de la pratique analytique.
2. La tentative de compréhension de ce que l’usage des TIC modifie dans les relations entre les analystes eux-mêmes : structuration et fonctionnement des groupes professionnels, modes de transmission de l’expérience et du savoir (par exemple la question des supervisions par fax ou par mail), processus d’élaboration collective, etc.
3. Le repérage, dans un cadre analytique classique ou psychothérapique, de ce que l’utilisation banalement quotidienne de ces technologies par les analysants ou les patients peut susciter comme mouvements subjectifs, que ce soit sur un registre pathologique (ici, l’addiction remporte assurément la palme du nombre de textes publiés) ou sur des modes plus ordinaires.
4. La théorisation de pratiques thérapeutiques utilisant les TIC. Il faut distinguer ici, d’une part, les usages ponctuels, qui sont bien sûr pris dans le transfert mais ne constituent pas l’élément central du dispositif technique initial (par exemple, a minima, l’échange de mails à propos de l’horaire d’une séance ou, de manière plus radicale, des « séances » téléphoniques au décours d’une hospitalisation), et, d’autre part, les usages plaçant d’emblée l’une ou l’autre de ces technologies au coeur du dispositif. Deux types de pratique ont particulièrement fait l’objet de publications. En premier lieu, l’utilisation des jeux vidéo. Il s’agit là d’un mode classique de reprise, dans le champ thérapeutique, d’activités ludiques ou culturelles antérieurement existantes, que l’on propose comme « médiations », à l’instar du dessin, des marionnettes, de la peinture ou de la musique. Le processus ayant déjà été maintes fois éprouvé, il n’a guère fait débat parmi les analystes, pour la plupart acquis depuis Winnicott aux vertus matricielles du jeu. Il en va bien autrement des expériences de psychothérapie – voire de psychanalyse – par Internet, autrement dit proposant comme support l’échange de courriers électroniques, le chat ou la visioconférence. L’intensité des polémiques et le tranchant des prises de position (pour ou contre) apparaissent ici inversement proportionnels au nombre de travaux réellement consistants parus jusqu’à présent. Les revues traditionnelles francophones sont, dans leur très grande majorité, curieusement muettes à ce sujet. Pourtant, les écarts repérables entre ces types de cadre et celui de la cure type conduisent à soulever des questions théoriques et cliniques essentielles, dont l’élaboration permettrait sans doute de repenser autrement la cure type elle-même, d’une manière comparable à ce qui avait été permis par le développement des pratiques analytiques groupales. La pratique et la théorisation des supervisions alternant séances en présentiel et en distantiel via Internet vont dans le même sens. Plus souvent pratiquées que revendiquées, ces supervisions ont la grande qualité heuristique de ne pas déclencher autant de passion dualiste chez les professionnels.
5. Dernier axe de travail : ce que l’on pourrait considérer comme une sorte d’ « anthropologie psychanalytique » des TIC. Il s’agit là d’observer, rendre compte, analyser les aspects psychiques des nouvelles pratiques individuelles ou, le plus souvent, collectives suscitées par l’utilisation de plus en plus quotidienne et banalisée du Web, du courrier électronique, du chat, du téléphone portable, des listes de discussion, des forums, des blogs, des jeux en ligne, etc.
Le statut de ces travaux est complexe, dans la mesure où le matériel est recueilli dans un cadre méthodologique qui n’est pas celui de la cure ou de la psychothérapie, mais s’apparente davantage à l’analyse de productions culturelles -tout en s’en différenciant sur un point au moins : l’analyste qui interprète une toile de Léonard n’a pas besoin de tenir lui aussi le pinceau, tandis que celui qui interprète la Toile des internautes doit, pour avoir accès aux pratiques de ces
derniers, être lui-même internaute, ce qui induit de fait une position psychique fort différente.
Faute de place, il ne peut être ici question de détailler les thématiques abordées au sein des cinq chantiers que nous venons de distinguer. Nous nous contenterons donc de donner la liste (non exhaustive) de ce qui nous semble apparaître le plus souvent : l’opposition virtuel/réel, qui commence heureusement à laisser sa place au couple bien plus rigoureux du virtuel et de l’actuel de la réalité psychique, avec son cortège de questions relatives à la temporalité (anticipation, « temps réel » et différé, continuité ou discontinuité des liens et des investissements) ; le statut de la représentation, particulièrement sollicité par les rapports complexes de l’image et de l’écrit dans les TIC ; la dimension de la sensorialité (et en particulier ses aspects visuels) dans son rapport avec la dialectique présence/absence ; les relations du sexuel avec la matérialité des corps ; la sollicitation des fantasmes mégalomaniaques et l’équilibre narcissisme/objectalité ; la prégnance, enfin, de la dimension groupale.
Théories virtuelles
L’avancée de la recherche dans un domaine particulier d’exercice de la méthode analytique peut se mesurer à son pouvoir de remise en question des données métapsychologiques orthodoxes à un moment donné et dans un espace singulier. Exemple que nous avons déjà évoqué, emblématique pour notre sujet : le développement d’une pratique psychanalytique groupale, s’appuyant sur un dispositif apte à produire des effets d’analyse et sur une théorisation qui pouvait rendre compte de ces effets, a permis de reconsidérer selon de nouvelles perspectives certaines bases métapsychologiques de la subjectivation.
Le processus aboutissant à une telle remise en chantier ressemble approximativement à ceci :
– simple application de concepts existants à une réalité perçue comme « nouvelle », autrement dit, pour ce qui nous concerne ici, à un domaine inédit d’usage de la méthode analytique ;
– différenciation progressive de ce qui est réellement « nouveau » (c’est-à-dire des processus produits spécifiquement dans/par la situation considérée) de ce qui relève d’invariants du fonctionnement psychique repérables à l’identique dans d’autres situations ;
– première phase de mise en crise du paradig
me1 dominant (Kuhn, 1962-1970), traduisant l’incapacité des concepts disponibles à rendre compte de ce qui les excède (autrement dit de la « nouveauté » de la situation) ; réponse à la crise par adaptation, extension, mutation des concepts existants, voire invention de concepts plus pertinents et construction d’une théorie « locale » ;
– introduction de ces concepts « locaux » dans la théorie générale, ceci conduisant à une deuxième phase de mise en crise du paradigme et à une réévaluation de tout ou partie des fondements de la théorie.
À quelle étape de ce processus en sommes-nous, concernant les technologies de l’information et de la communication ? Probablement aux quatre étapes en même temps, selon les domaines et les auteurs ! Ainsi, par exemple, la transitionnalité winnicottienne demeure employée à tout-va pour caractériser le type d’investissement d’Internet par ses usagers (même si elle peut l’être de manière nuancée, comme chez Civin, 2000) (étape 1) ; les débats relatifs à la possibilité ou à l’impossibilité de l’analyse ou de la psychothérapie par Internet visent à repérer les processus (notamment transférentiels) que ce dispositif favorise ou empêche, en le comparant au dispositif de la cure type (étape 2) ; la contagion, la saignée et le débordement, que Y. Leroux (2005)
distingue comme figures du fonctionnement groupal sur la Toile, constituent des ébauches de concepts locaux (étape 3) ; la notion de relation d’objet virtuelle a pour ambition d’acquérir un statut métapsychologique (étape 4).
Néanmoins, si l’on considère le champ dans sa globalité, la lucidité oblige à reconnaître que la plupart des travaux publiés jusqu’ici se contentent de parcourir les deux premiers niveaux -ce qui n’est déjà pas une mince affaire ! La théorie psychanalytique des technologies de l’information et de la communication est encore très loin de pouvoir prétendre à une mise en crise des fondements de la métapsychologie et demeure, pour une grande part, une théorie virtuelle. Cela ne veut pas dire qu’elle ne possède pas de réalité, mais qu’elle est en cours d’actualisation : « Contrairement au possible, statique et déjà constitué, le virtuel est comme le complexe problématique, le noeud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, un événement, un objet ou n’importe quelle entité et qui appelle un processus de résolution : l’actualisation »(Lévy, 1998, p. 14). En ce sens, l’actualisation apparaît comme « la solution d’un problème, une solution qui n’était pas contenue à l’avance dans l’énoncé. (.) Par exemple, si le déroulement d’un programme informatique, purement logique, relève du couple possible/réel, l’interaction entre humains et systèmes informatiques relève de la dialectique du virtuel et de l’actuel » (ibid., p. 15). Enfin, pour imager davantage encore le couple virtuel/actuel : « Le problème de la graine, par exemple, est de faire pousser un arbre. La graine « est » ce problème, même si elle n’est pas seulement cela. Cela ne signifie pas qu’elle « connaisse » exactement la forme de l’arbre qui, finalement, épanouira son feuillage au-dessus d’elle. À partir des contraintes qui sont les siennes, elle devra l’inventer, le coproduire avec les circonstances qu’elle rencontrera » (ibid., p. 14).
Dispositifs limites
Parmi les « contraintes » et les « circonstances » que la théorie analytique de ces technologies doit prendre en compte pour passer du virtuel à l’actuel, il y a les résistances des analystes eux-mêmes : résistances de ceux qui considèrent que la psychanalyse ne trouvera que motifs de se perdre à se risquer en de telles contrées ; mais résistances, aussi, de ceux qui sont partants pour le voyage mais se demandent -avec raison, parfois- si leur démarche ne les entraînera pas sur des chemins peu praticables. D’autres obstacles relèvent davantage de la nature même de cet objet de recherche, et de ce qui lui fait écho dans le contexte idéologique et culturel du moment. Trois séries d’éléments viennent ainsi se renforcer mutuellement.
Le premier, c’est le brouillage des limites spatiales, temporelles, identitaires de la réalité psychique favorisé par les TIC : entre possible et réel, virtuel et actuel, naturel et artificiel, inconnu et familier, présent et absent, narcissique et objectal, identité fondée sur le modèle de l’organisme (corps propre, frontières intérieur/
extérieur) et identité fondée sur le modèle du réseau (sites, noeuds, liens).
Le deuxième élément, c’est l’extension des limites du champ psychanalytique visée par le fait même d’étudier les TIC et, plus encore, de chercher à construire des dispositifs techniques utilisant celles-ci tout en se réclamant de la psychanalyse -ce qui ne peut que susciter des débats, voire des polémiques, sur la légitimité d’une telle extension. S. Decobert (1986) remarquait que la notion de cadre avait émergé, dans la théorie analytique, au moment où le groupe des analystes, dont les pratiques s’étaient notablement élargies au-delà de la cure type, se posait la question de son identité, s’interrogeait sur ce qui distinguait fondamentalement l’analyse d’autres pratiques comparables. L’extension des limites du champ psychanalytique par l’intégration des TIC comme objet d’étude ou moyen technique, c’est ainsi, forcément, une menace fantasmatique à l’encontre de l’identité du groupe des analystes (donc de l’identité de chaque analyste), et cela ne peut que susciter, au moins dans un premier temps, un antagonisme virulent, majoré par les projections réciproques d’usage, entre irresponsables conquistadores et réactionnaires gardiens du temple.
À ces crispations identitaires suscitées par des mouvements internes au champ psychanalytique, s’ajoutent celles générées par des attaques externes. Le troisième élément est en effet constitué des remises en causes, ces dernières années, de la légitimité de la psychanalyse, au fil d’une évolution politique et culturelle qui tend à privilégier les approches standardisées, quantitatives et normatives des sujets et des groupes, et qui somme les psychanalystes de se définir en se différenciant notamment des « charlatans » et autres gourous sectaires. Un tel contexte, fragilisant politiquement, économiquement et narcissiquement, favorise évidemment davantage le repli sur des territoires connus et partagés que le soutien à des expérimentations dont la validité est loin de se voir reconnue par tous.
R. Roussillon nomme situations limites « des situations qui fonctionnent comme des révélateurs d' »expériences » ou de questions qui ne sont saisissables dans leur plénitude existentielle que dans un certain mode de passage à la limite. Réciproquement, elles permettent de ressaisir autrement certains registres de fonctionnement plus « typiques », ou considérés comme tels, dont elles font apparaître certains aspects maintenus à l’état latent en régime de croisière » (Roussillon, 1991, p. 239). Et il ajoute : « Appliqué à la situation psychanalytique, le concept de situation limite désigne certaines conjonctures transférentielles qui portent l’analyse de l’organisation transférentielle à sa limite, qui « chauffent à blanc » les conditions/préconditions de la pratique psychanalytique, les obligeant ainsi à s’expliciter plus complètement » (ibid.).
Par extension de cette proposition, nous soutiendrons l’idée que les dispositifs analytiques étudiant ou utilisant, ponctuellement ou par définition du cadre, les technologies de l’information et de la communication peuvent être qualifiés de dispositifs limites, en ce qu’ils « poussent à la limite » la psychanalyse à trois titres au moins : ils repoussent les limites techniques du dispositif analytique ; ils portent en eux-mêmes, en n’ayant encore que de manière virtuelle la capacité de la théoriser, la question psychique du brouillage des limites fondamentales des processus identitaires ; ils viennent solliciter de manière angoissante les limites de l’identité groupale des analystes.
Ces mouvements, qui induisent l’accroissement conjoint du désordre, du dérèglement, de la conflictualité, de l’incertitude, en un mot, de la crise (Morin, 1976), nous paraissent, pour cette raison même, prometteurs : si la crise est ce qui tout à la fois révèle et réalise la désorganisation, elle est aussi, et indissociablement, l’indispensable matrice d’une virtuelle réorganisation.
Notes
1- Le paradigme, ou matrice disciplinaire, est la base commune tacitement admise par les chercheurs d’une discipline constituée. Il organise une « vision du monde », exclusive de toute autre à un moment donné de l’histoire de la discipline. Le chercheur l’intègre, au fil de sa formation, davantage par l’assimilation d’exemples significatifs que par l’apprentissage de règles clairement énonçables. Il comprend un mélange inextricable de croyances, de valeurs, de normes théoriques, méthodologiques et techniques. Son acceptation comme paradigme tient à ce qu’il parvient mieux que ses concurrents à résoudre les problèmes considérés comme cruciaux par les spécialistes du domaine concerné. Tant que le groupe y adhère, il définit ce que sont les problèmes, les outils et les solutions légitimes au sein de la discipline. Sa mise en échec, autrement dit son incapacité persistante à permettre la résolution, par les moyens habituels, de problèmes nombreux et/ou jugés importants, conduit à une situation de crise et à l’avènement d’un nouveau paradigme, incompatible avec le précédent.