La dépression du nourrisson est-elle une dépression ou un état de détresse ? C’est le questionnement auquel invite le fait de mettre en rapport émotion et dépression. S’agit-il vraiment d’une dépression ? Une problématique de la perte est-elle en jeu ? Ou s’agit-il plutôt d’une situation traumatique, entre stress et détresse ?
On peut voir l’état de détresse du nourrisson comme la situation de l’enfant à l’aube de la vie, désemparé face à l’excès du vivant qui l’habite. Il est pris par l’émoi, submergé, dépassé dans ses capacités de faire face à quelque chose qui le déborde. Une des caractéristiques du petit d’homme est de naître dans l’inachèvement. Il naît inachevé de naissance. L’inachèvement, c’est son statut qui le fait désemparé tant par rapport à ce qui l’entoure, que par rapport à ce que manifeste son corps, qui s’impose à lui. Le vivant qui le constitue lui apparaît tout aussi extérieur à lui-même que le monde dans lequel il est tombé.
De l’inachèvement à la détresse
L’inachèvement amène à cette forme de chaos des effractions intéroceptives et extéroceptives qui submergent potentiellement le nouveau-né, le plongeant dans la détresse (Hilflosigkeit). Le petit d’homme est en effet le plus néoténique des vivants. Ainsi, au commencement est la détresse, une détresse dont il ne peut advenir seul. Il lui faut l’action spécifique de l’autre, du Nebenmensch comme le dit Freud, pour décharger l’excitation qui l’habite, pour passer du déplaisir au plaisir. C’est ce qui est au centre de la première expérience de satisfaction. De ce passage, de cette décharge, résulte une trace, associant une représentation à un état somatique, à un émoi, à un plaisir qui est d’abord un non déplaisir.
Dans la détresse, la question de l’excès du vivant est centrale. La trace est nécessaire pour traiter cet excès. Elle a d’abord une fonction homéostatique par rapport à la destruction potentielle portée par le vivant. Et la trace résulte de l’intervention de l’autre, qui permet la décharge et fait entrer le petit d’homme dans le monde du langage qui le précède. C’est un fondamental pour naître humain. La détresse est paradoxalement nécessaire même si elle est potentiellement destructrice. Cette double dimension est une problématique essentielle pour appréhender le bébé, plus exactement le passage du bébé néoténique au sujet. Désemparé face au vivant qui le constitue, il doit trouver un moyen de s’arrimer dans le monde de l’autre, afin de parvenir à “traiter” le vivant. De ce procès résulte le sujet, comme défense contre le réel, comme réponse face au réel. Cette dynamique, sur fond de détresse, est fondamentale par rapport à l’émergence du sujet, à la naissance du psychique, à l’installation du circuit de la pulsion, à son bouclage, nécessaire pour articuler le vivant au langage, à travers le traitement du vivant par la trace inscrite.
La détresse du nourrisson n’est pas qu’une hypothèse. Il y a une clinique de la détresse que l’on peut observer chez l’enfant, qui se manifeste sous forme d’un état de stress. Le stress périnatal est un autre nom de l’état de détresse. Il résulte du débordement, d’un système nerveux bombardé en permanence par toutes sortes d’afférences qui dépassent ses capacités de les traiter. C’est pourquoi, pour Freud, les fonctions de protection sont plus importantes que les fonctions de réception2. L’état de détresse du nourrisson, tel que Freud l’a défini, est revisité aujourd’hui par des chercheurs comme Als, et tous ceux qui s’occupent du bébé depuis Brazelton, qui peuvent repérer toute la série des signes de stress et de détresse sur le plan neurovégétatif, les pauses respiratoires, les apnées, les tachycardies, les bradycardies, les doigts écartés, les trémulations, la flacidité, les protrusions, les perturbations des alternances veille-sommeil, etc.
Face à cet état de détresse et à la destruction propre au vivant, la seule issue possible est donc l’acte de l’autre, l’intervention de l’autre, l’action de l’autre. Dans l’Esquisse, Freud fait remarquer que l’organisme seul ne peut pas résoudre l’excitation qui l’habite. Il lui faut l’intervention de l’autre, pour permettre la décharge de l’excitation, le passage de la détresse au plaisir et l’inscription d’une première trace, qui du même coup se trouve associée à un état somatique de plaisir lié à la décharge, que réalise l’incidence de l’autre humain.
Au début, il y a le cri du vivant qui se transforme en appel, en demande, par l’effet de la réponse de l’autre. C’est ainsi que l’enfant entre dans le monde qui l’entoure, qu’il s’arrime au monde du langage qui lui préexiste. C’est ainsi que se réalise l’émergence du sujet, sur un fond de détresse. Ce qui est important dans ce schéma de l’expérience de satisfaction, c’est qu’elle donne à la trace elle-même une fonction homéostatique, une fonction nécessaire à l’équilibre et à la sortie de l’état de détresse. Considérer la trace comme le résultat du traitement du vivant est tout à fait central. C’est là que se nouent dépression, plus exactement détresse, émotion et cognition, pour reprendre l’intitulé de la table ronde où se situe cette intervention.
Le traumatisme par non événement
En l’absence de réponse de l’autre, c’est l’inachèvement et la détresse qui priment, comme en témoigne toute la clinique des enfants abandonnés à la naissance. L’absence de réponse de l’autre implique que la tension reste sans solution, soumettant l’enfant au stress de l’excitation non résolue de l’état de détresse. Il s’agit là d’une situation de traumatisme par non événement, par défaut de la réponse, par défaut de la rencontre, et plus précisément de la première rencontre subjectivante qui permet au sujet d’advenir. Nous pouvons donc dire que cette situation met en jeu le traumatisme de façon tout à fait classique, le traumatisme par effraction. Mais c’est d’abord l’effraction d’une excitation interne qui le submerge, une effraction interne suite à un défaut de protection interne, au non événement de la réponse de l’autre. Au commencement est l’inachèvement et donc aussi la réponse de l’autre. Ce défaut de la réponse engendre des situations de souffrance du bébé qui constituent toujours aujourd’hui un grand enjeu de santé publique autour de la toute petite enfance et des naissances dans des situations difficiles.
On retrouve notre question sur la dépression du nourrisson : faut-il penser la clinique des enfants abandonnés, soumis à des situations extrêmes, en terme de dépression ou en terme de détresse, voire d’angoisse du nourrisson ? – même si par rapport à la détresse, l’angoisse est déjà une protection, l’attente de quelque chose, d’une réponse, et pas seulement une attente dans le vide, sans représentation, sans trace, une attente sans attente, sans anticipation, sans hallucination de quelque chose qui puisse être satisfaisant, qui puisse faire sortir de l’en-trop. On voit bien qu’il s’agit d’autre chose qu’une dépression par perte, mettant en jeu l’objet et l’investissement. Il s’agit plutôt de stress et de détresse, donc d’une clinique à situer plus du côté du traumatisme que de la dépression.
Trace ou défaut de trace ?
Nos travaux avec Pierre Magistretti3, entre neurosciences et psychanalyse, sont centrés sur la plasticité neuronale. La plasticité, c’est le fait que l’expérience laisse une trace dans le réseau neuronal. Est-ce le cas pour l’expérience qui traite l’excitation propre au vivant. A ce propos, on peut se poser la question suivante : l’excès d’excitation propre au vivant, présent dans ces situations précoces de détresse, laisse-t-il une trace, une trace de l’expérience traumatique, ou au contraire l’effraction empêche-t-elle la formation d’une trace ? Tout pourrait résulter de l’impossibilité de former une trace. L’effraction propre au vivant, le débordement, le stress de la détresse aboutirait à une impasse dans la constitution d’une trace, une absence de trace, par défaut de traitement homéostatique du vivant ?
La souffrance liée à la détresse du nourrisson et aux défauts de réponse de l’environnement aboutirait à une absence de trace, à un trou, une impasse non inscrite, ou paradoxalement inscrite par défaut d’inscription. Un défaut d’inscription, de constitution de traces, sur lequel le sujet peut toujours buter, de la petite enfance à l’adolescence, dans des moments décisifs de son existence. Du bébé à l’adolescent, se véhicule le non traitement du vivant. Ce qui ne s’est pas noué dans la petite enfance, on le retrouve à l’adolescence. Selon cette optique, l’expérience du vivant qui serait non traitée psychiquement persisterait au noyau de l’être, le confrontant de façon répétitive à des excès d’excitation, suite à un défaut inaugural qui peut expliquer des effondrements survenant ultérieurement. Cette hypothèse va contre l’idée courante qui suppose que le traumatisme devrait laisser une trace, une cicatrice. Au contraire, les situations traumatiques à l’aube de la vie, suite au traumatisme interne par l’excès d’excitation qui fait effraction depuis le vivant, posent le problème de l’impossibilité qu’une trace se forme. Le stress rendrait impossible la constitution d’une trace.
Destins de la détresse
L’hypothèse qu’on voudrait faire serait donc que suite au stress, il n’y aurait pas constitution d’une trace. La pression du vivant resterait en excès. Ce que laisserait l’expérience serait paradoxalement une absence de trace. Quel est le destin de cette absence, de ce défaut de trace ? Que devient l’expérience ? Se conserve-t-elle ? En a-t-on une mémoire ? Ou seulement des états somatiques qui lui étaient associés ? Cette série de questions peut être éclairée par les travaux neurobiologiques contemporains sur les mémoires des émotions.
Dans son livre, Le cerveau des émotions4, Ledoux fait une revue passionnante sur les mémoires et les émotions. Il distingue la mémoire émotionnelle amygdalienne, implicite, de la mémoire hippocampique, déclarative. Selon lui, la mémoire hippocampique renferme les souvenirs explicites des situations émotionnelles tandis que la mémoire amygdalienne serait davantage liée aux émotions proprement dites – le noyau amygdalien étant d’ailleurs en connexion très étroite avec les noyaux végétatifs. Un événement traumatique, par l’effet du stress, a un effet neurotoxique sur l’hippocampe, comme cela a pu être montré à propos des situations de stress post-traumatiques chez les vétérans de la guerre du Vietnam ou de celle du Golfe. De même, un traumatisme précoce pourrait ne pas laisser de trace, c’est-à-dire impliquer une atteinte concrète de l’hippocampe, résultant en un défaut de mémoire explicite. Par contre, le stress entraîne une inscription amygdalienne renforcée, donc une mémoire implicite, non consciente, qui se trouve donc associée à un défaut de mémoire explicite. Ceci amène à faire retour sur l’amnésie infantile. Celle-ci est liée à l’immaturité du système hippocampique, qui se développe progressivement jusqu’à quatre ans environ. Par contre, le système amygdalien de mémoire implicite, est en place dès avant la naissance. L’amnésie infantile serait donc une amnésie explicite, déclarative, hippocampique, sans amnésie amygdalienne, implicite. Tout événement précoce laisserait ainsi une trace implicite amygdalienne, sans trace explicite.
Ceci est encore plus marqué en cas de stress périnatal où l’inscription émotionnelle amygdalienne implicite est déjà possible, ce système étant déjà en place et actif, tout en s’accompagnant d’une altération concrète de l’hippocampe. Cela pourrait vouloir dire qu’en cas de stress périnatal, le traumatisme lié à la pression du vivant s’inscrirait dans le système amygdalien mais serait associé à un défaut de trace hippocampique. On aurait une mémoire de l’émotion sans mémoire de l’événement : un état somatique sans représentation. On aurait donc un état somatique sans trace, un état somatique associé à une absence de trace, paradoxalement une sorte de trace somatique d’une non trace psychique. Il s’agirait d’une sorte de mémoire du corps, une mémoire somatique déjà là, en deçà de tout traitement subjectif des phénomènes du vivant par des représentations. Cette mémoire implicite serait déjà active en prénatal. On pourrait ainsi aller vers l’hypothèse de traumatismes prénataux : ce serait en tout cas une voie nouvelle à explorer.
Tout cela implique d’entreprendre une réflexion nouvelle sur l’inscription des expériences précoces, pour mieux saisir l’effet des situations traumatiques à l’aube de la vie. L’étude approfondie de cette mémoire amygdalienne et de ses relations avec le système neurovégétatif, au carrefour du psychique et du somatique, pourrait aussi jouer un rôle dans l’abord de pathologies médicales comme le diabète, l’obésité ou l’hypertension. Aujourd’hui, nous découvrons un carrefour périnatal, voire même prénatal, entre notre champ et celui de la médecine du développement : en tout cas des voies nouvelles à explorer à partir de la question du stress périnatal.
La sortie de la détresse
La question est donc aussi celle du destin des expériences traumatiques précoces qui n’auraient pas été traitées psychiquement, qui n’auraient pas laissé de traces, et qui potentiellement restent toujours actives ou activables. Les stress ou les traumatismes précoces peuvent persister sous forme de noyaux d’états de détresse. Et le destin de cette détresse est de resurgir ultérieurement, suite à des situations qui réveillent le traumatisme ou la détresse dans un après-coup même éloigné. Le réel du traumatisme, non subjectivable, inabordable, peut soudainement être à nouveau dévoilé, remis en jeu par la contingence – comme cela peut si facilement se produire à l’adolescence, où ce qui est resté dans l’impasse traumatique depuis la toute petite enfance peut s’actualiser. Le surgissement du réel du traumatisme déclenche à nouveau la détresse, au-delà de ce qui a été vécu dans la petite enfance, sur la base de ce qui est resté non traité, enkysté et toujours actif au noyau de l’être.
Ce deuxième temps d’un traumatisme qui a eu lieu dans la petite enfance n’est pas qu’une fatalité. Il peut être parfois une chance, devenir l’occasion d’un traitement dans l’après-coup du réel mis en jeu par le traumatisme, de ce qui est resté gelé et véhiculé au cours du temps, offrant une possibilité tardive mais propice de réaliser une sortie du traumatisme, pour trouver enfin une issue au-delà de l’état de détresse toujours présent depuis la petite enfance. Il y a toujours une discontinuité possible dans le devenir, l’occasion d’une coupure. Tout n’est pas pris dans la continuité d’un déterminisme linéaire. On peut miser sur la discontinuité, miser sur la contingence, pour permettre au sujet de se séparer de ce qui l’a déterminé jusque là de façon contraignante. Cette discontinuité dans le devenir provient de la capacité du sujet d’être toujours capable de produire un acte, un acte de liberté. La discontinuité est l’œuvre du créateur imprévisible qui sommeille en chaque sujet, de sa capacité de réponse, d’invention par rapport à ce qui s’impose à lui, au delà de ce qu’il a vécu. Le sujet reste l’interprète de son propre désir d’exister, ce qui fait que le pire n’est pas toujours sûr. Même sur le plan biologique, on peut montrer qu’on est déterminé pour ne pas l’être complètement : c’est la leçon de la plasticité, du changement permanent qu’elle permet au-delà de ce qui s’est produit, de la discontinuité qu’elle introduit paradoxalement5.
D’expérience en expérience, de trace en trace, le lien avec l’expérience se perd dans des associations nouvelles, qui peuvent aussi créer un pont au-dessus du trou laissé par le traumatisme, lui permettant d’aller au-delà de ce qui n’a pas pu s’inscrire par le fait du traumatisme précoce. Bref, il y a de la place pour le sujet et sa liberté au-delà de ce qui le détermine sur la plan psychique ou biologique, au-delà de toute la dialectique des émotions, pour que s’ouvre à nouveau un espace pour l’imprévisibilité du devenir.
Notes
- Texte transcrit de l’enregistrement, avec l’aide de François Hentsch et de Sarah Jourdain, retravaillé sous une forme réduite par l’auteur.
- “Pour l’organisme vivant, la fonction de pare-excitation est presque plus importante que la réception d’excitations” Freud S., Au-delà du principe de plaisir (1920), In: Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1981, p.69
- Ansermet F., Magistretti P. (2004). A chacun son cerveau, Plasticité neuronale et inconscient. Odile Jacob, Paris.
- Joseph Ledoux (2005). Le cerveau des émotions. Odile Jacob, Paris.
- Ansermet F., Magistretti P. (2004). A chacun son cerveau, Plasticité neuronale et inconscient. Odile Jacob, Paris.