Etait-il possible, sans entrer à nouveau dans les polémiques sur l’étiologie de l’autisme infantile, d’étudier la fréquence de survenue d’une dépression maternelle, dans les premiers mois de vie d’un enfant autiste ou psychotique et d’essayer d’en comprendre la place éventuelle, au sein d’un processus autistique ? Le risque était grand de se laisser engager dans une polémique où serait à nouveau posée la question d’une psychogenèse de l’autisme, à partir des psychés parentales, polémique dont on sait qu’elle a été douloureusement ressentie par les parents d’enfants autistes, se vivant comme responsables de l’affection de leur enfant. La position des auteurs lacaniens sur la place qui serait occupée par l’enfant autiste dans l’inconscient maternel (l’empêchant d’accéder au statut de sujet) et la position de B. Bettelheim sur la «situation extrême» à laquelle très précocement «l’enfant aurait été confronté du fait de la perception d’affects négatifs venus des personnages les plus significatifs de son environnement» ont légitimement suscité la révolte des parents. Etudier la place de la dépression maternelle dans l’autisme infantile exigeait donc de se placer délibérément hors de toute prétention étiologique. Il s’agissait donc (comme le proposait D. Rybas) de mettre en suspens la question de l’originaire dans l’autisme pour privilégier l’étude des fonctionnements psychopathologiques de l’enfant et de la mère et tenter d’en penser l’articulation possible.
C’est dans cet état d’esprit que nous avions tenté, il y a quelques années, d’appréhender, dans une perspective épidémiologique, la prévalence de la dépression maternelle, dans les premiers mois de la vie d’un enfant autiste, et que nous avions essayé, dans une optique psychopathologique, de comprendre l’articulation des processus dépressifs et autistiques.
Nous avions été sensibilisés, à cette question, par notre expérience personnelle, mais aussi par les remarques sur ce sujet de plusieurs auteurs. Ainsi C. et P. Geissmann avaient estimé antérieurement qu’une «dépression narcissique» était présente chez presque toutes les mères d’enfants autistes très précocement. F. Tustin, tout en critiquant les descriptions stéréotypées de mères d’enfants autistes, se disait néanmoins frappée par l’impression que donnaient les mères d’avoir eu à déployer beaucoup d’énergie et de courage pour tenir en échec leur dépression. «Si j’en crois mon expérience, disait-elle, les mères de ces enfants ont souvent douté de leur capacité d’être mères et ont connu un état de confusion, de trouble et de tristesse».
L’enquête épidémiologique, à laquelle nous avons procédé portait donc sur 65 mères d’enfants atteints de psychose précoce, comparées à un nombre égal de mères d’enfants «normaux» appariés suivant l’âge et le sexe. Elle visait à apprécier la prévalence de la dépression chez ces mères, durant la grossesse et les premiers mois de la vie de l’enfant. Comme toute étude de ce type, une telle étude n’est pas exempte de possibles critiques méthodologiques portant notamment sur les difficultés à effectuer un diagnostic rétrospectif de dépression à plusieurs années de distance.
Malgré cela, et même si les résultats de cette étude ne peuvent être généralisés à l’ensemble des enfants psychotiques, sans que soient effectuées d’autres recherches complémentaires, il nous paraît intéressant de relever que les épisodes dépressifs majeurs apparaissent comme 3 à 4 fois plus fréquents chez les mères d’enfants autistes que chez les témoins. A partir de ces résultats, quelles réflexions peuvent être avancées ?
M. Soulé avait, il y a plusieurs années, montré dans son article «l’enfant qui venait du froid», comment, chez des mères d’enfants autistes plus âgés, la dépression maternelle pouvait apparaître comme secondaire à la déprivation en stimulations interactives que l’enfant autiste inflige à sa mère, et au vécu persécutif qu’induit cette déprivation.
Dans notre étude la dépression maternelle était étudiée dans les 18 premiers mois de la vie de l’enfant avant que n’ait été posé le diagnostic d’autisme infantile, avant donc que ne soient apparus les signes cliniquement décelables de l’affection. Serait-il dès lors possible que la psyché maternelle ait pu percevoir, avant que ne soit constitué la tableau clinique, quelques signes infra-cliniques d’un processus autistique en cours de constitution (un échappement du regard, un bref repli, un accrochage auto-sensoriel). La perception de ces signes fugitifs et non clairement identifiés pourrait cependant constituer pour la mère les bases d’une atteinte narcissique susceptible de la déstabiliser dans ses capacités à se sentir une mère pleinement et suffisamment interactive.
Dans une autre perspective, la dépression maternelle, par la défaillance des forces liantes de l’attention qu’elle induit, pourrait peut-être contribuer à ancrer, voire à pérenniser les processus d’accrochage auto-sensoriel de démantèlement et de brève suspension de l’activité mentale si caractéristique des états de retrait autistique. On rejoint là certains aspects des études de Tronick sur le « still face ».
La prévalence de la dépression maternelle dans les premiers mois de vie d’un enfant autiste est, de façon statistiquement significative, nettement accentuée. Cependant bien entendu, cette dépression ne peut-être considérée comme une cause de l’autisme : elle n’est liée à ce trouble par une relation ni nécessaire ni suffisante (si nous avons trouvé dans notre étude, la présence de la dépression maternelle chez 45% des mères d’enfants autistes, celle-ci n’était bien sûr pas présente dans les 55% restants).
La dépression maternelle paraît ainsi pouvoir être induite chez la mère par la perception de signes infra-cliniques chez l’enfant, d’évitement relationnel ou d’accrochage auto-sensoriel et en retour, elle paraît pouvoir favoriser la pérennisation, voire peut-être l’émergence de tels processus chez celui-ci.
A ce titre, la dépression maternelle peut trouver sa place, au sein du modèle proposé actuellement par les généticiens : «modèle de transmission polygénique multifactorielle à seuil». Ce modèle fait intervenir plusieurs gènes (isolements considérés comme mineurs) mais constituant chacun un facteur de risque et une composante environnementale dont les interactions conduiraient à développer la maladie. Aucun facteur pris isolément n’est ni indispensable, ni suffisant pour faire apparaître la maladie, celle-ci n’apparaissant que lorsqu’est atteint un seuil défini par l’action additive d’un certain nombre de facteurs de risque.