L’approche psychanalytique du handicap consiste entre autres à considérer le handicap comme un contexte attracteur de certains aspects de la réalité psychique, de la subjectivité, pour le sujet comme pour son entourage. On peut dire que le handicap d’un sujet, d’un enfant, est objet ou cible de projections de la part du sujet et de son entourage, et que par ailleurs il attracte ces mêmes projections. Le handicap est lieu d’attraction de conflictualités ou de scènes psychiques diverses.
Pour le sujet lui-même, on peut dire que le handicap – lorsqu’il concerne le corps – représente une forme de ce que Freud appelait la « complaisance somatique » : le corps se prête pour donner forme à certaines scènes psychiques, certaines conflictualités psychiques. On peut dire la même chose de tout contexte corporel, comme la maladie somatique, par exemple (il n’est évidemment pas question là de liens de causalité). Si c’est l’hystérie qui a inauguré ce modèle du transit de la réalité psychique dans la réalité du corps, on peut dire que tous les contextes corporels se prêtent, d’une manière ou d’une autre, à ce transit, tous les contextes corporels – comme d’autres contextes d’ailleurs – sont attracteurs de certains pans de la réalité psychique.
Dans le contexte du handicap, que concernent ces projections, quelles expériences produisent-elles et quelles traces inscrivent-elles ? Que se passe-t-il, d’une façon générale et pour le bébé en particulier, lorsque le corps est abîmé, lorsque le bébé présente une anomalie ? Quelles réalités psychiques attractent le handicap, et que représente ce dernier ? J’envisagerai quelques-unes de ces traces potentielles en commençant par les plus évidentes.
Le traumatisme
Il est tout d’abord évident que le handicap, la marque sur le corps, le stigmate, est une trace, pour l’enfant et pour son entourage, de la catastrophe originelle, du traumatisme inaugural qui inscrit son empreinte à jamais, et qui donne sa particularité au travail de deuil, dans la mesure où l’événement traumatique est persécutoire par son omniprésence : le handicap est toujours là, toujours visible, rappelant en permanence la catastrophe originelle. Il y a là un effet que j’ai appelé « effet de déception originaire », déception fondatrice du lien, et qui va se répéter indéfiniment. En effet, le moindre problème rencontré dans la vie avec ce bébé, cet enfant, ramènera à l’origine traumatique.
La culpabilité et la honte
Il est classique, aussi, de dire que le handicap, l’anomalie, le trouble chez le bébé ou l’enfant produisent de la culpabilité et de la honte. Le stigmate corporel est le signe, la figuration d’une sexualité coupable ou honteuse, d’une scène primitive monstrueuse. Il est l’inscription, la marque, la trace de la faute. L’exposition au regard d’autrui convoque par ailleurs l’analité. Le handicap est ainsi potentiellement la trace de l’analité exposée. Et l’affect de honte est tout particulièrement lié à l’analité exposée – exposée au regard d’autrui ainsi qu’au regard de son propre idéal sur soi-même.
Les souffrances narcissiques
On peut dire aussi que si le handicap est un attracteur de subjectivité, il attractera plus particulièrement les aspects les plus archaïques, les plus narcissiques de la subjectivité, pour le sujet comme pour l’entourage. Le handicap est le siège potentiel de traitements des souffrances les plus archaïques, narcissiques. Il présentifie la blessure narcissique, le manque. Il en est la cicatrice qui rappelle en permanence la douleur.
Le parent interne abîmé
Le handicap va attirer, attracter, non seulement les aspects narcissiques, mais aussi les imagos parentales. Le handicap peut souvent s’envisager comme représentant ou se prêtant à la représentation du parent abîmé, de l’imago du parent abîmé. Et le rapport que l’enfant entretiendra avec le handicap sera tributaire ou racontera quelque chose du rapport qu’il entretient avec ses imagos parentales narcissiquement et fantasmatiquement abîmées par l’expérience de rencontre traumatique avec le handicap. On peut rapprocher cette idée de celle énoncée par certains auteurs, théoriciens de l’adolescence, qui font l’hypothèse selon laquelle le corps pubère de l’adolescent représenterait le parent potentiellement incestueux et dangereux, le rapport au corps étant ainsi tributaire du rapport fantasmatique au parent incestueux. On peut dire la même chose du handicap : le handicap est une représentation corporelle ou corporéisée du parent détruit, qui ne tient pas, qui ne contient pas (dans le cas de handicap moteur, par exemple).
La partie du corps abîmée représente le parent interne abîmé. Elle représente le lien à un parent interne abîmé. On observe cela, par exemple, avec certains enfants qui, dans leurs jeux, symbolisent leur handicap avec un même symbole qui représente aussi une image parentale, abîmée, déprimée.
Les identifications forcées, les imagos ancestrales
Le handicap, en outre, est un attracteur aussi pour les histoires traumatiques passées, qu’il réveille, réchauffe, rappelle à la mémoire. Et il attracte potentiellement tout particulièrement des imagos d’ancêtres porteurs d’un stigmate, dont l’anomalie de l’enfant actuel représente une trace phylogénétique, pourrait-on dire. Le handicap est la trace d’histoires passées, de tares héritées de différents ancêtres. L’enfant, le bébé, fera ainsi fréquemment l’objet d’identifications forcées, que beaucoup ont explorées et que j’ai moi-même décrites sous les termes d’ « empiétements imagoïques ». Cette recherche ou cette contrainte d’identification forcée répond en partie à la rupture du lien de filiation, à la rupture du lien généalogique, telle que la produit le handicap.
Une mère d’un enfant IMC (Infirmité Motrice Cérébrale), par exemple, avait dans sa généalogie un grand-père héroïque, qui avait perdu un bras à la guerre, et qui avait surmonté ce handicap, réalisé des travaux spectaculaires, comme construire seul sa maison, par exemple, et cette mère projetait sur le bébé cette imago héroïque, cette figure d’handicapé héroïque, de héros méconnu, ce qui bien sûr surchargeait l’enfant d’un fardeau supplémentaire et l’exposait à de nouveaux effets de déception, ce que l’on pouvait observer très directement dans les interactions mère-bébé. En effet, chaque fois par exemple qu’une représentation du handicap apparaissait sur la scène de l’interaction – par exemple, l’enfant était souvent intéressé par une figurine d’animal, mais qui avait une patte cassée et ne tenait pas debout –, la mère éloignait systématiquement, sans même s’en apercevoir, l’objet évocateur du handicap, la représentation du handicap, tout en parlant de choses et d’autres, et en particulier tout en objectivant les progrès de l’enfant, dans un discours maniaque qui mettait en scène un bébé idéalisé, grandiose. Le bébé alors s’absentait, ou bien manifestait un mouvement auto-agressif (il se frappait), ou bien encore babillait des sons incompréhensibles, et la mère, agacée, confrontée à une déception répétitive, le disqualifiait et se montrait intrusive : « Tiens-toi droit ! », hurlait-elle à son encontre, par exemple.
On voyait comment l’enfant ne pouvait honorer un tel « contrat narcissique » : reprendre à son propre compte l’idéal de l’ancêtre, se tenir droit malgré le manque, comme le grand-père héroïque.
Cette projection identificatoire, cet empiétement imagoïque avait pour fonction, outre la gestion des conflictualités œdipiennes, de suturer le lien de filiation brisé par le handicap, de restaurer le lien généalogique. L’enfant, identifié au grand-père handicapé héroïque, est bien dans la généalogie, lui dont le handicap produit une altérité brutale et absolue, le situe hors génération, hors généalogie, produit une « dé-génération ».
Le fantasme de transmission, trace de la généalogie
Cet empiétement imagoïque, par ailleurs, et suivant cette même logique, soutient la construction de ce que j’ai appelé, après René Kaës, des « fantasmes de transmission » : la tare est souvent transmise, dans le fantasme, par l’ancêtre stigmatisé, ce qui là encore suture la généalogie, et soutient l’appropriation par le sujet, le parent, de cette histoire traumatique – dans le même mouvement qui le conduit à s’en dessaisir, à s’en innocenter (ça ne m’appartient pas et je n’y suis pour rien puisque ça ne vient pas de moi mais d’un ancêtre, mais comme c’est mon ancêtre, c’est bien mon histoire et ça m’appartient bien).
La construction de fantasmes de transmission représente donc une modalité de suture de la rupture du lien de filiation. La tare, qui brise la généalogie, est en même temps ce qui permet de la restaurer. Le handicap porte ainsi la trace du généalogique.
Les communautés de déni et autres pactes inconscients
Le handicap peut faire l’objet d’une méconnaissance ou d’un déni parental, et l’enfant peut reprendre à son propre compte le déni. Le handicap sera ainsi la trace des communautés de déni et autres pactes inconscients. Le déni peut produire – et être soutenu par – des fantasmes de toute-puissance. Nombre d’enfants porteurs de handicap nourrissent des projets exceptionnels, omnipotents (être champion de karaté, aviateur…). Éprouver la détresse, l’impuissance, la vulnérabilité peut conduire à l’illusion de toute-puissance. La partie du corps siège du handicap peut être non pas déniée mais vécue comme mauvaise, persécutrice, et faire l’objet d’un mépris, d’une « maltraitance » par les parents et l’enfant lui-même, qui développera une image spatialement clivée de son corps, ou l’image d’un corps présentant un appendice monstrueux qu’il faudrait détacher, jeter à la poubelle, etc. Cette partie du corps peut aussi être hyperinvestie, hyperreprésentée, par les parents et l’enfant : on peut voir des enfants sourds par exemple dessiner des bonhommes avec d’immense oreilles, etc.
Le déni peut aussi ne pas être partagé, n’être utilisé que par l’enfant et correspondre chez lui au pouvoir qu’il entend détenir sur son corps, et qu’il n’entend pas laisser aux adultes. L’enfant affichera alors une opposition systématique : refus de toute approche rééducative, de toute prothèse, etc. Le déni peut aussi n’être l’œuvre que des parents (déni du handicap ou plutôt déni des affects à propos du handicap). L’enfant pourra alors revendiquer le handicap, par exemple, dans un mouvement maniaque, ou dans un renversement de la honte dont je parlais plus haut (la sienne ou bien celle de ses parents).
Un enfant sourd, par exemple, dont la mère s’évertuait à cacher les oreilles en lui laissant pousser les cheveux, pour masquer les appareils auditifs, stigmates de son handicap, réclamait lui, haut et fort, des appareils de couleur rouge fluo…
L’enfant dont les parents dénient le handicap ou ses effets peut aussi « ramener son corps handicapé » au moment où celui-ci fait l’objet d’un déni parental : il peut se mettre à régresser, à convulser, ou bien à développer des comportements ou des jeux qui témoignent du poids subjectif du handicap. Dans tous les cas, le rapport au handicap racontera la manière dont l’enfant se débrouille avec les pactes et alliances inconscientes qu’il noue nécessairement avec ses parents.
Un enfant de 4 ans, par exemple, porteur d’une infirmité motrice cérébrale, particulièrement tyrannique avec sa mère (une mère très blessée et qui dénie toute dépression) et particulièrement réfractaire à toute rééducation, exprime lors d’une séance son sentiment d’être dans un « piège » d’où il veut sortir. Après cet énoncé, il raconte l’histoire de sa naissance, histoire qu’il a entendue et dont il a reconstruit la scène : il était dans une couveuse, parce que trop petit et trop froid ; dans sa couveuse il avait « des tuyaux pour manger et des tuyaux pour faire sortir le pipi et le caca », dit-il. Il explique ensuite que de toute façon sa maman n’avait pas de chagrin, les mamans ne pleurent pas, seuls les bébés pleurent.
Cet enfant, qui montre quotidiennement que son handicap ne le concerne pas, décrit là l’image d’un corps traversé par des tuyaux, dès l’origine, corps froid et passif, corps traversé par une histoire qui lui est étrangère. On peut se demander quelles traces a-t-il de cette histoire. On peut aussi dire que par le fait même de se raconter, et de se raconter étranger, l’enfant s’approprie cette histoire, il s’approprie cette étrangeté, il devient sujet de son histoire. Mais ce mouvement d’appropriation, de subjectivation contient un risque : celui de faire déprimer la mère, de lui donner du chagrin, de la faire pleurer, de la détruire, de la rendre froide et passive à son tour. C’est cela le piège dans lequel l’enfant est pris, captif de cette situation paradoxale et sans issue, situation où le moi doit choisir entre perdre l’objet ou se perdre lui-même, sachant que chacune des positions a pour effet l’autre.
C’est aussi la trace de cette perte qui s’est inscrite avec l’inscription ou le marquage du handicap.
Voilà quelques-unes des traces que le handicap peut contenir, ou quelques-uns des éléments ou des processus qu’il peut attracter et dont il peut être la trace.
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