Parler du processus analytique à l’œuvre dans le champ de l’analyse sans réifier ce qui relève d’une expérience chaque fois singulière, est l’un des paris de la transmission, si spécifique en psychanalyse, qu’a relevé Danielle Kaswin dans Les Conférences d’Introduction à la Psychanalyse (novembre 2020) organisées par la Société Psychanalytique de Paris. Sa conception du processus analytique dans la cure classique s’est trouvée enrichie du fait de son exercice pluriel, dans les cures classiques, par la pratique du psychodrame analytique, son travail au Centre Jean Favreau et les échanges inter-analytiques très organisés qu’il suppose, et enfin un patient travail d’écriture.
Danielle Kaswin montre comment le parcours analytique résolument singulier se fonde sur le modèle, rigoureux mais vivant, de la cure-type, qui dialectise différentes conceptions du champ analytique. Elle met en perspective le concept de processus et la découverte freudienne de l’inconscient ainsi que des modalités de fonctionnement de la vie psychique : l’écoulement libre de l’énergie propre aux processus primaires, selon le principe de plaisir, et la suspension de la décharge qui favorise l’investissement des représentations propres aux processus secondaires, selon le principe de réalité. La dynamique des mouvements de ces deux principes, entre représentations de choses et représentations de mots, est au cœur même de la séance.
L’idée de processus analytique émerge, quant à elle, dans la pensée de Meltzer, de Bion, de Winnicott, qui développent l’idée d’une dynamique et d’une temporalité propres à chaque cure, tributaires des éléments constitutifs de chaque « situation analysante » particulière, selon la terminologie de Jean-Luc Donnet. Le concept se trouve ici élargi à ce qui précède et inaugure la cure et ce qui la prolonge au-delà des séances, mais il permet aussi la lecture de micro-séquences au sein même de la séance.
Danielle Kaswin reprend les éléments qui fondent la situation analytique conçue comme processus : le dispositif, les aménagements particuliers du cadre devant en assurer la fonctionnalité, l’environnement, institutionnel parfois. Ils inaugurent une situation inédite où la parole associative/dissociative de l’un va rencontrer l’écoute en égal suspens de l’autre et qui favorise le déplacement sur l’analyste de motions pulsionnelles, sentiments, éprouvés jadis mais toujours présents dans l’inconscient du patient.
L’intelligibilité de la situation analytique suppose le repérage de ce qu’elle mobilise chez le patient, de la logique du surgissement de telle pensée, de la remémoration de tel souvenir, de tel passage à l’acte, rapportés à la dynamique du transfert. L’analyse de la signification symbolique des contenus, selon la méthode freudienne, est arrimée à ce repérage de la logique du surgissement. C’est en considérant ces deux axes que l’analyste peut se formuler des hypothèses concernant les pensées latentes et les attentes de l’analysant. Encore lui faut-il apprécier quel chemin celles-ci se frayent dans le discours de son patient et de quelle manière elles concernent l’analyste, autrement dit ce qu’il en est de l’évolution de la névrose de transfert.
Danielle Kaswin permet ainsi d’appréhender ce en quoi consiste la passibilité de l’analyste (D. Scarfone), véritable travail dont les interventions, parfois retenues ou reportées dans le temps, ne sont que la partie visible. Travail par lequel l’analyste doit permettre au patient d’entendre ce qu’il ne sait pas encore dans ce qu’il dit. Son dessein ? Pas uniquement de rendre conscient pour son patient ce qui ne l’était pas, mais qu’il développe un véritable intérêt pour son propre fonctionnement psychique, que son Moi compose avec cette partie de lui qu’il ignore, élargisse son champ de perception et renforce son organisation interne afin de pouvoir assimiler de nouveaux éléments du Ça, tout en conquérant une certaine indépendance vis-à-vis du Surmoi.
Danielle Kaswin nous rappelle que si la connaissance rigoureuse du fonctionnement psychique et les choix techniques de l’analyste lui permettent de préserver une écoute en égal suspens, ils ne doivent jamais entraver son écoute du méconnu qui surgit à la faveur des processus primaires. L’interprétation, qui participe à l’intelligibilité de la situation analytique, permet la survenue de l’insight. Lorsque le patient peut s’identifier à cette écoute de l’analyste, il accède lui-même à cette réceptivité aux processus primaires.
Dans un souci didactique précieux, Danielle Kaswin reprend la question de l’émergence du fonctionnement psychique à la faveur des toutes premières rencontres du nourrisson avec l’adulte, dissymétriques, traumatiques, vectorisées par l’autoconservation : elle nous permet ainsi de mieux appréhender ce qu’il en est de la reviviscence de ces états initiaux méconnus, dans la situation analytique. Elle souligne le caractère fondamentalement conflictuel de la souffrance psychique, entre pulsion sexuelle et pulsion du moi (1ère topique), entre les exigences du Ça, du Moi et du Surmoi (2ème topique) et leur confrontation à la réalité. Conflit qui tente de se résoudre par le recours au compromis de la défense qui engendre cependant de l’angoisse, des symptômes, de l’inhibition. Dans la situation analytique, l’analyste, à la fois adresse et cause du transfert, se retrouve pris dans cette conflictualité. A l’écoute de son contre-transfert, également conflictuel, et parce qu’il a lui-même fait une analyse, il peut être à l’écoute du patient et analyser la dynamique du transfert. Toute intervention de l’analyste qui produit un déséquilibre économique et topique, et oblige à des remaniements psychiques transformateurs à la fois chez l’analysant et chez lui, a une valence traumatique.
Danielle Kaswin se propose alors de repérer le processus à l’œuvre dans quelques séquences cliniques : dans la première, un patient qui commence par refuser une assertion de son analyste fait immédiatement après un lapsus qui vient corroborer le dire de l’analyste. Bien qu’ayant entendu son lapsus, il ne s’y arrête pas et cherche plutôt à corriger ce qu’il perçoit comme une erreur, comme si, à ce moment précis, il n’était pas encore en mesure de le considérer comme une émergence inconsciente signifiante. La dénégation première peut cependant être comprise comme la première étape d’une appropriation subjectivante non aliénée à la parole de l’analyste. Le patient, sous l’emprise de ses imagos, s’efforcerait ainsi de se dégager de l’emprise de l’objet analyste. Par la négation, il atteste néanmoins d’une levée partielle du refoulement.
Une seconde vignette rend compte de l’impact d’une intervention de l’analyste sur une patiente qui lui reproche une construction, au motif qu’elle ne saura jamais si elle est sienne ou si elle appartient à l’analyste. Elle poursuit : « C’est comme un viol ! », ce qui produit une effraction de l’espace analytique. S’agit-il du surgissement d’une problématique d’effraction traumatique ? S’agit-il d’un élément de l’histoire de la patiente qu’elle ignore, parce que refoulé ou clivé ? S’agit-il de l’actualisation d’un vécu transférentiel ? S’agit-il d’un conflit transféro-contre-transférentiel évoluant à l’insu de l’un, de l’autre, ou des deux à la fois ? Ou d’une condensation de plusieurs éléments ? L’analyste est à l’écoute de cette relance associative complexe que son interprétation a générée, pour comprendre si la patiente, à cet instant de la séance, investit plus la prise de parole de l’analyste que l’énoncé lui-même. Elle permet, à travers la prise en compte de cette complexité, d’accéder à l’affect en jeu dans la configuration transférentielle du moment. L’agir de parole de la patiente, qui témoigne d’un vécu d’effraction de son espace psychique, amène l’analyste à une élaboration de son contre-transfert, des motivations de son intervention et de l’accueil qui en a été fait, afin de mettre l’enjeu de la séquence au service du processus.
Avant de conclure son propos, Danielle Kaswin évoque le cas particulier des consultations thérapeutiques, lorsque le consultant ne sera pas l’analyste du patient : il s’agit alors d’explorer une potentialité analytique qui permette d’évaluer chez le patient les aptitudes à la symbolisation et à l’investissement de la méthode analytique à travers l’éventualité d’un transfert sur la parole. Elle met en lumière la problématique de la rencontre analytique, expérience psychique réciproque, qui consiste en un travail de transformation reposant sur l’analyse des conditions mêmes de la situation analytique, en lien avec la vie pulsionnelle et ses complexités.
Ces réflexions fécondes sur le processus analytique ont beaucoup inspiré un public très nombreux ce soir-là grâce à la transmission vidéoscopée de la conférence.
Jeanne Ortiz
psychanalyste AEF/SPP