La possibilité de communiquer la douleur de l’incommunicable.
Je ne suis pas un intellectuel ce qui m’intéresse moi, et en fait personnellement, si je puis dire… je travaille sur le moi corporel.
L’art naît de l’ébranlement du sens, c’est pour cela même qu’il côtoie la folie, et c’est pourquoi le sublime peut générer extase et destruction et que le sacré et le profane cohabitent sur la même ligne de fuite, la même ligne de crête, la même ligne de sorcière. L’art ne naît pas de rien, pour autant il ne naît pas de quelque chose de défini… il est souvent la mémoire d’un oubli ou d’une absence. Il naît de la confrontation du sujet à son petit néant personnel et de ce qui caractérise cette épreuve surhumaine qu’est la traversée du chaos ; c’est-à-dire la renaissance à partir d’un informe d’une forme vibrante et rayonnante, toujours évanescente mais tenue haut et fort par une pulsionnalité vive devenue rythme.
La psychanalyse des sujets limites devrait pouvoir s’appuyer sur ce modèle du processus créatif qu’adoptent, pour se comprendre et se refaire et plus profondément pour se connaître et s’historiciser, certains artistes limites. L’accompagnement du travail de reprise du fonctionnement psychique, défensivement absentifié plus que sidéré par un traumatisme, primitif, loin d’entraver le processus de création (fantasme de bon nombre d’artistes) l’étaye. Les défenses mobilisées par le sujet limite lors de l’expérience agonique primaire (gel alexithymique jusqu’à l’auto-exclusion des affects en soi et aménagements pervers) ont protégé le sujet d’une représentation du traumatisme. Sa re-présentation sur la toile, la feuille blanche… sur le divan est à nouveau une expérience traumatique. La vigilance soutenue de l’analyste au maintien de la cohésion du moi face à cette actualisation d’un retour ne signifie pour autant pas replâtrage identitaire ou consolation narcissique. Elle se veut plus ambitieuse, aussi n’est-elle pas sans risque.
La reviviscence dilacérante et douloureuse (discontinuité de l’être, incohérence, polymorphisme et informe), est entendue et contenue jusqu’à ce que les éprouvés d’effraction et d’absence accèdent à une représentation affectée tenable. Nous sommes là pour soutenir tous les mouvements psychiques de passion violente, de demande régressive, et aussi de haine, les laisser s’exprimer, y survivre sans trop vite les interpréter défensivement.
La création artistique, apanage de bon nombre de sujets limites, et non de tous les sujets limites, tant il est vrai « qu’il ne suffit pas d’être descendu aux enfers pour savoir les décrire »2 renverrait possiblement dans ces états d’absence primaires où le sujet est au plus près de lui-même, à des éprouvés hors sens… inouïs. Adossé au néant (cum-nihilo), l’écriture, la musique, la peinture, la sculpture soutiendraient le sujet en proie à des réminiscences blanches. La création ici ne renverrait plus uniquement à un travail du préconscient liant les unes aux autres les fantaisies du sujet nées à partir des traces de ses réviviscences sensorielles, mais à un « rêve moins éveillé » qui répondrait à un en deçà, un ombilic du rêve…, serait « le songe de la mémoire » de ce qui n’a pas eu lieu d’être et dont le corps, la peau, a gardé la trace sous la forme d’excitations internes aveugles et brutes, blanches car non accordées… Ce rêve sensoriel serait celui des traces corporelles de l’absence de l’objet, l’éprouvé d’un vide constituant… le rêve vivant d’un rêve qui n’advient pas… le souvenir vivace d’un souvenir qui ne revient pas. Quelque chose pousse et pulse sans cesse, mais avorte toujours à trouver une forme de représentation, à l’image de l’expérience traumatique qui n’a pu accéder à un langage signifiant parce que non signifiée par un désir ou signifiée par un désir pervers de la part de l’objet. À relire Freud sur le travail du deuil, ou le travail d’un rêve (« qui ne produit que du rêve ») et à l’associer sur le travail du transfert, à bien mettre en exergue dans les trois cas le travail du et non de, on comprend qu’à ce niveau l’artiste, l’endeuillé, le rêveur, l’analysé limite esseulé, l’analyste éprouvé se laisse traverser et émouvoir et que sa psyché accueillant les images, les sons et les sensations tactiles… il devient médium et visionnaire. Il accepte que son je soit un autre et même plusieurs autres… et de penser affectivement, il peut, alors créer, utilisant la même énergie qui l’entraînait dans le chagrin ou dans la rage… pour cette fois accompagner la métamorphose qu’il subit.
Une création émanant du corps vivant de l’auteur confronté à l’absence, une création autour non de la perte et du manque générés par les défaillances inéluctables de l’objet, mais du vide éprouvé du fait de l’absence de l’objet ?
Comment un sujet « né troué », du fait de la défaillance de transmission de l’objet dans la création de son identité psychique et corporelle, et donc astructuré ou à structuration psychique vacuolaire peut-il créer autour d’une lacune psychique ?
Une « hystérie archaïque » où le message n’est engrammé que dans la mémoire du corps sous forme d’excitation sans but ni même direction, peut-elle accéder à une parole libératrice ?
Voilà trois questions tournant autour de la problématique du statut du « corps de l’œuvre ».
Pierre Fédida, dans sa préface à L’Effort pour rendre l’autre fou de Harold Searles3, nous donne une réponse magnifique quant à la possibilité d’accéder pour l’artiste à son impensé, peut-être son impensable, et a « La possibilité de communiquer la douleur de l’incommunicable » D. Anzieu4. « Ce point gris dont parle Paul Klee, en relation avec l’“étant-néant” et le “néant-étant”, et la chronogenèse de l’œuvre, qui tient précisément du point aveugle, au sens où il concerne l’envahissement par un vu primitif antérieur à toute scène, et porteur des signes corporels de l’absence de l’objet. »
Dans cet exercice négatif de coupure à rebours de toutes les expériences plus tardives, le sujet limite en création, revit l’impensé ou l’impensable lié à l’absence de l’objet, retrouve le sentiment de chute (crainte de l’effondrement des expériences agoniques primaires) et dans cette chute, pour le plus « positif », découvre un élan pour un rebond (une nouvelle histoire de résurrection pour ceux qui en ont les moyens narcissiques), pour le plus négatif sombre dans le nihilisme (une belle histoire masochique pour les possesseurs d’un narcissisme du pauvre).
L’artiste, lui,… au-delà de son narcissisme gonflé par la gloriole du fantasme d’auto-engendrement et qui se dégonflera à la moindre piqûre de rappel du trauma, a besoin de se refaire, non parce qu’il ne se trouverait pas beau tel qu’on l’a fait, mais parce qu’il rêve secrètement de libération et de vérité dans le fantasme de devenir le fils de son œuvre. En jargon psychanalytique : le créateur et l’auteur tentent de traiter comme ils peuvent leur souffrance identitaire hystérico-narcissique.
L’éprouvé d’absence ne s’arrange d’aucune syntaxe et n’est pas le refoulé, le clivé, le forclos mais bel et bien une sensation qui insiste et essaie de dire, en dehors du temps et de l’histoire, dans les limbes d’avant le baptême du sens et du langage, un espace ou l’autre et soi n’étaient pas accordés. Aussi ne se réduit-il jamais à la question du roman familial, de la problématique de filiation et des fantasmes originaires et n’obéira-t-il à aucun des décalogues ou canons d’interprétation en vigueur. Il est la reviviscence, dans l’actuel comme par le passé, de la première rencontre avec la douleur de la séparation. Reviviscence douloureuse d’un partage de soi, face à l’absence de l’objet-tuteur qui cherche à accéder à une certaine figuration-représentation.
Que le fantasme tire son origine de toutes ses questions y compris celles que génère l’absence de l’autre en soi, est indéniable, mais que le fantasme ne poursuive qu’une trajectoire univoque, sans modification et ne puisse sur la feuille blanche que devenir un roman familial ou des origines plus ou moins « réussi », c’est-à-dire pas trop cru en fonction des dispositions perverses de l’auteur, c’est exclure l’imaginaire. Cet imaginaire directement issu du défaut de centre qu’il y a dans tout fantasme et qui est même sa raison d’être : l’imaginaire et non le fantasme est la mémoire de l’absence. Le fantasme est remémoration et plus ou moins réduplication travestie. L’imaginaire est création. L’imagination, et non le fantasme, est la liberté absolue de l’homme, tandis que la liberté dans les fantasmes n’est qu’un fantôme, n’en déplaise aux philosophes libertaires. Ce point est d’importance et l’exclure c’est la même façon de dénier que la force saisissante des rêves est non dans leur structure ou leur sens (plus ou moins intelligible, toujours multiple, incertain, précaire… et toujours si ironiquement le même pour tous) mais bel et bien dans cette formidable potentialité qu’a le rêve d’un devenir ouvert, potentialité qu’il tire du vide constitutif qui l’anime et qui l’ouvre à un champ infini de possibles.
L’imaginaire parvient à grignoter l’espace du fantasme qui même s’il provient du sujet reste dépendant d’un réseau de signifiants tissé comme une toile d’araignée par l’objet. Le fantasme est une lettre adressée à l’objet absent, trop crue de par la frustration et l’avidité qui l’animent, revancharde du sentiment de sa dépendance primaire… toujours un peu triste de se savoir lettre morte puisqu’elle ne peut franchir, à rebours, le temps pour retrouver l’objet primaire… quoiqu’elle soit dans l’espace du hors temps qui est celui de l’inconscient, mais qui ne peut que se diluer car avec le temps ça n’est plus ça.
L’imaginaire est une lettre jubilatoire, en ce qu’elle joue un « bon tour à la folie » triste et quelque peu répugnante, c’est-à-dire tragique, du fantasme, et en ce qu’elle réalise la prouesse de déchirer la solitude puisqu’elle parvient à être à la fois singulière et universelle et non plus stéréotypée comme le fantasme. Elle est écrite à l’encre de la sexualité infantile retrouvée en se dégageant des « rinçures »5… ce que reste la lettre du fantasme cru du sujet limite écrite à l’encre prégénitale. La lettre dictée par l’imaginaire crée son avenir et ne répète plus son passé… celle d’un être qui arrive à « penser là ou il n’est plus ». Il n’y a plus de fatum, de fatalité tragique, le sujet peut se créer une destinée, fût-elle fictionnelle, un avenir fut-il seulement de papier… il se raconte, il s’auto-historicise (plus qu’il ne s’auto-engendre) il n’est plus seulement historisé et sursignifié par l’objet : « À sept ans il faisait des romans de sa vie. »6. Le sujet limite ne reste pas en place car il ne sait pas si c’est sa place et qui l’a placé là, le sujet limite raconte beaucoup d’histoires parce qu’il en a eu beaucoup à subir et qu’on ne lui en a pas raconté assez. Et aussi parce que la seule histoire, la vraie, qu’il pourrait nous rapporter, celle qu’il a au fond de lui-même, est impensable, innommable, indicible. Il raconte donc des histoires… Voilà le pouvoir du psychisme per se, que certains des tenants de la psychologie cognitive de l’ici maintenant et du biologisme ne comprennent pas, quand ils enferment la pensée dans des schèmes ou des arcs réflexes. Extraire biologiquement une pensée, penser effectivement et affectivement en lien avec son tempérament, une pensée qui par sa densité et sa puissance propre devient apte à mener par elle-même une existence autonome… transporte la vivance émotionnelle interne de l’autre côté, dans le monde externe… et crée une ou plusieurs vies parallèles qui sont autant d’historicisation ou de fictions salutaires de soi.
Ce processus nécessaire de création d’identités fictionnelles multiples, d’emprunt ou de compensation, en regard du trou identitaire originaire, quand il est accompagné en thérapie (co-création, co-pensée… appareil psychique élargi) vient en lieu et place du délire de chagrin solitaire. Comme lui, il est amalgame du fond historique du sujet (passé inconscient) et reconstruction. Mais à la différence de lui, il se déploie à l’ombre suffisamment tempérée du thérapeute, se nourrit de l’objet dans le transfert et, évite ainsi le huis clos sans oxygène d’un auto-érotisme mortifère qui tourne à vide autour d’un objet primaire absent.
Le rêve d’une patiente : « J’étais dans le désert, je vois au loin une maison avec deux fenêtres, je rentre par l’une d’entre elles, il n’y a pas de fond… je cherche des trésors cachés ayant appartenu à des nobles, je fouille les meubles… je prends tous les costumes et dans cette pièce sans fond… je suis triste, … et puis je vois trois, quatre, dix portes qui ouvrent sur autant de mondes merveilleux. » La piste qu’elle donne au psychanalyste : « Ne m’aliénez à un seul sens auquel je m’accrocherais comme à mon symptôme… ouvrez-moi à la polysémie qui supprime le sens unique. »7
La psychanalyse comme la création artistique est immersion dans la part non intégrée de soi (« né troué » d’Henri Michaux8), dans la pureté du non-être (Paul Valéry9). Elle est la rencontre avec ses limites incertaines entre rêve et réalité, entre « l’espace infini où je ne suis pas et la suite effroyable où je ne suis plus » (Bossuet10), « dans cet espace noir du fœtus à l’intérieur du ventre maternel avant la naissance » (Federico Fellini11), dans « l’épreuve du vide suprême qui côtoie l’être12 ». Cette part non intégrée, ce vide constituant, a (est) une mémoire infantile sensorielle, archaïque au plus près de la sensorialité des origines rythmiques, corporelles, charnelles. Celle des sens et des sensibles et non celle du sens et de l’intelligible. Celles des sensations physiques premières en particulier dans la relation à l’objet primaire. L’importance majeure que revêt cette mémoire c’est que sa valeur n’est pas fluctuante. Le sujet s’accroche à cette mémoire sensorielle primitive des origines, parce qu’elle émane du partage avec l’objet et qu’elle s’est ancrée dans son corps aux temps des commencements. Elle est le garant d’une histoire sans solution de continuité, donc d’une assise identitaire et d’une base narcissique.
Il y a là une temporalité particulière, à la fois hors temps et hors conscience, dure et douloureuse de la durée, dans la contemplation de cette mémoire des abîmes du passé. La création ne peut en effet se comprendre uniquement par rapport à un passé dont elle ne serait que la répétition et la « résolution », ou par rapport à un futur inexorablement déterminé par les lignes de force qui ont présidé au développement du sujet dans l’enfance. L’homme aliéné a un passé, qui de ne pouvoir toujours que repasser deviendrait une figure du destin, n’écrirait alors que la mémoire de son futur. La création ne peut se réduire à ce qui a précédé et à ce qui va advenir. Au-delà, et en deçà des conflits œdipiens et de la scène primitive, la confrontation à la relation consubstantielle à l’objet primaire marquée d’accords et de désaccords rythmiques et charnels imprime une marque spécifique, que l’auteur tente de circonscrire.
La trace mnésique de cette marque se réactive dans des moments de détresse résonnant avec l’expérience agonique primitive. C’est celle non d’un manque, mais d’une absence de l’objet et (en miroir) d’un non advenu en soi. La trace du trou forgé en soi par l’absence de l’objet et celle, marquée au fer rouge, de son emprise sur soi. Quelque chose a été mis en fonctionnement, en branle, puis a été brutalement interrompu et a interrompu la psychogénèse et le développement corporel du sujet. Le sujet reste en suspens dans un oubli de soi ou une absence à soi en miroir et en écho de l’absence de l’objet. Quelle est cette mémoire de l’oubli ou de l’absence ? La mémoire du rien… la mémoire « d’une défaite sans avenir13 ».
L’artiste comme l’enfant qu’il fut autrefois, joue pulsionnellement avec ses traces primitives d’expériences sensorielles de présence-absence, dans l’aire transitionnelle, bien sûr à l’ombre de ses parents mais aussi et surtout lorsque ceux-ci ne lui font que peu ou pas trop d’ombre14. Les réactions avides de son corps non accordé et de son esprit non lié, dans l’acte créateur, correspondent à un besoin impérieux de retrouver une continuité avec l’objet, colmatant un sentiment de discontinuité… Il est aujourd’hui comme hier en souffrance de composition et d’appréhension subjective du monde. Il doit impérativement trouver « le lieu et la formule15 ».
Dans la création il retrouve bien évidemment l’objet dans l’amour ou dans la haine… Mais dès qu’il le touche celui-ci n’est pas le même que celui qu’il cherchait ou rêvait… il a un autre statut… part perdue du moi, mais aussi parfois extension du soi. Il n’y a pas là qu’imitation, réduplication, répétition plus ou moins déplacée de ses relations instinctuelles à l’objet. Il n’y a pas là non plus que le colmatage de l’absence de l’objet. Il y a chez l’auteur qui résiste à son angoisse de perte, l’élargissement de sa vie imaginative. Le miracle de la création artistique qui renvoie à une transcendance et une spiritualité (non mystique) se désagrège dès que l’on tente de l’enfermer dans le carcan rigide d’une pensée rationnelle. Dans l’aire transitionnelle il y a illusion et imagination, il n’y a pas hallucination. Ce qui s’y crée n’est pas fétiche – béquille soutenante, mais pauvre ombre porteuse. Une certaine intellectualisation psychanalytique peut renvoyer l’imaginaire singulier d’un être, aux fantasmes collectifs, c’est-à-dire paradoxalement au fétiche et au gri-gri anti-pensée. S’en défaire face à une œuvre d’art, permet d’appréhender le proprement impensé de l’auteur. C’est ce que recommandait Masud Khan16 : « Nous voulons à tout prix faire sens de ce non-sens en reconstruisant soit les faits, soit les fantasmes (…) mais cela n’apporte aucune aide et ce qu’il y a de potentiellement créatif dans la folie retombe dans l’oubli. »
Il faisait référence au refoulement primaire, en soulignant que « ce qui succombe à l’oubli n’est pas pour autant perdu, il réapparaît plus tard dans des états de folie privée (…) états que l’on rencontre dans l’art et la littérature ». Voilà le mot lâché, qui sera repris par André Green et qui qualifie le mieux les rapports entre état limite et psychose. L’idée d’un travail sublimatoire qui viendrait mécaniquement maîtriser la désorganisation est une vision névrotique et quelque peu romantique. Dans des relations archaïques indifférenciées où se confondent le moi, l’objet et le désir et/où la destructivité se déploie, on peut être sûr que l’énergie dégagée, même si elle intègre dans sa finalité une direction vers un objet, n’est porteuse en elle-même d’aucun projet. Les effets sur le sujet de cette mise en tension, échappent à toute mesure pour l’observateur comme à tout calcul pour lui, et n’apparaissent pas sous le microscope psychanalytique.
Elle est l’apanage de l’artiste-créateur, en son point d’incandescence, qui ne représente plus, mais présente, qui ne dépeint plus, mais peint, qui n’écrit plus mais dicte, une sensorialité primaire, « le néant follement attifé17 ».
« Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois !
Cela commença sous le rire des enfants, cela finira par eux. (…)
Cela commença par quelques dégoûts et cela finit,
– Ne pouvant nous saisir sur le champ de cette éternité, –
Cela finit par une débandade de parfums.18 »
Le patient lui ne supporte pas cette mise en tension, ne pouvant l’accompagner d’un pouvoir et d’un désir (générés par l’objet) qui orienteraient vers une métamorphose positive, et verse dans la métamorphose négative jusqu’à la liquéfaction et la putréfaction dans la mélancolie. Le sujet normopathe évite comme la peste cette mue peureuse tant il est vrai que « quand on se sonde on risque de verser dans les exagérations malsaines de la peur. ». Pour l’artiste, créer c’est inverser la disparition de soi dans cette métamorphose négative, c’est provoquer la réapparition sensorielle de ce que l’on a été y compris dans l’absence, retrouver l’infans hors langage, le disparu, celui qui était une sensorialité pure dans une innocence rare.
Finissons avec un texte sur un tableau de Viera Da Silva qui dit avec le rythme et la sensorialité requises, ce que nous avons tenté d’élaborer. « Il y avait un lieu, c’est dans ce « il y avait » qu’elle19 se situe, cette absence à explorer qui est une réalité autre, l’absence est une réalité bien sûr. Je regarde et je ne vois d’abord rien, et puis je vois dans ce rien comme un édifice20. Peut-on bâtir sur le rien, cet édifice, cette forteresse, un vide. Je suis au cœur de la transparence21. « Nous sommes au cœur de la transparence, je l’ignorais, cette transparence à notre insu, se veut miroir. Ce rien qui est une réalité, cette transparence, c’est le miroir22. Le miroir à son tour sous nos yeux étonnés, se brise. Nous voyons, que ses brisures se sont des traits d’oubli, l’oubli à sa mémoire, la mémoire du rien, justement de ce rien, sur lequel repose l’édifice de la forteresse. Je lis la légende, jardin suspendu, était-ce donc cela qu’il fallait voir, l’image secrète de ce qui n’est plus que le secret d’une image. ». Je relis la légende « jardin suspendu » : est-ce possible que la couleur puisse ainsi rivaliser avec le parfum, couleur d’un secret d’avant et d’après le secret, couleurs des horizons de l’œil, porte pour l’éternité, repoussée par la mort, qu’est-ce qui a souffert, qu’est-ce qui a rayonné, qu’est-ce qui a saigné, qu’est-ce qui a été saisi de cet insaisissable de il y avait à il y a, c’est le trajet de toute ma vie. »
Notes
- D. Anzieu, « la peau, la mère et le miroir dans les tableaux de F. Bacon », in Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981.
- J.-L. Borges.
- NRF Gallimard, 1977.
- Ibid op. cité.
- Arthur Rimbaud, “Le poète de sept ans”, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1984.
- Arthur Rimbaud, ibid op. cité.
- Lucien Israël.
- H.Michaux, Œuvres complètes, t.I et II Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998
- P. Valéry, La Jeune Parque, Paris, Gallimard, coll. « Poésis », 1984. « Le silence est la source étrange des poèmes. N’est ce point dans un état si détaché que les hommes ont inventé les mots les plus mystérieux et les plus téméraires de leur langage », P. Valéry, Mélange, Paris, Gallimard, coll. « Tel Quel », 1994.
- Bossuet, Sermons, Paris, Mille et une nuits, 1999.
- F. Fellini, Fellini par Fellini, entretiens avec Giovanni Frazzini, op. cit.
- F. Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, op. cit.
- Arthur Rimbaud, Les Corbeaux.
- J. Gillibert, « L’or d’Atalante », Folie et création, Paris, Champs Vallon, 1990.
- Arthur Rimbaud.
- L’Enfant, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1997, p. 274.
- M. Proust, cité par Ph. Sollers in La Guerre du goût, Paris, Gallimard, 2001.
- A. Rimbaud, « Matinée d’ivresse », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1998, p. 130-131.
- Nbp : appel à l’objet.
- Nbp : voilà les défenses qui architecturent mais vont bientôt étouffer le moi.
- « je suis transparent » c’est-à-dire, je ne suis pas perçu, je n’ai pas été reconnu, validé, aimé, investi.
- Si on a bon objet qui nous reflète, c’est un miroir vivant qui nous reflète affectivement. Mais un miroir ralenti, déprimé, un miroir absent, et c’est une transparence qui joue ce rôle de miroir, d’un miroir sans tain, un miroir qui n’est pas assez ancien, pas assez profond, qui ne reflète pas, qui ne réfléchit, pas. Le miroir absent.