La psychanalyse est fondée sur le postulat de forces intra-psychiques qui s’affrontent, Sigmund Freud s’étant attaché à théoriser une dynamique à côté des logiques de dégénérescence qui pouvaient prévaloir à son époque en tant qu’étiologies des troubles psychiques.
Ses propositions n’ont cessé de définir des couples d’opposés destinés à se croiser dialectiquement, ainsi les couples amour et haine, plaisir et réalité, pulsion sexuelle et pulsion d’auto-conservation, puis pulsion de vie et pulsion de mort lorsque Freud, introduisant l’amour de soi et rangeant l’auto-conservation dans la pulsion de vie, s’est trouvé proche d’un monisme pulsionnel.
Freud décrit le conflit entre le Conscient et l’Inconscient (avec l’interface du Préconscient), le conflit du Moi avec le Ça (racine de la névrose), le conflit du Moi avec le monde extérieur (racine de la psychose), le conflit du Moi avec le Surmoi (rémanent… central dans la mélancolie), mais, si les conceptions topiques peuvent évoluer au fil de l’évolution de la théorisation métapsychologique, il lui importera toujours que reste l’hypothèse du conflit structurant. Le conflit, c’est ce qui permet de ne pas perdre la face.
Plus… point nodal, le conflit psychique renvoie peu ou prou à une revendication du soi… de l’être au monde (Dasein) et de l’être avec (Mitsein), face au malaise dans le couple, la famille, la société, la culture, qui le maltraite voire le violente. Le conflit participe ainsi fondamentalement à l’évolution humaine vers plus de démocratie et d’éthique, tant il est évident que la vérité s’approche plus par ce qui déborde (que par ce qui est enfermé)… ce qui verse ou choit dans un lapsus, un oubli, un rêve, un acte manqué ou un symptôme. Ceux-ci témoignent en effet d’une critique inconsciente de la continuité des choses dans la vie comme elle va du sujet ! Et c’est ainsi que la crise dans le développement et les conflits qui en résultent, éclairciront le cours dit « normal » des choses, celui de la communication socialisée… parfois trop formatée. Le conflit, c’est ce qui permet d’éviter le vide, le blanc, le faux-self.
Pourtant, la visée psychanalytique n’est pas qu’un conflit doive s’exprimer (que ça sorte ! que ça tombe – le symptôme qui choit ! qu’il pleuve, pleure enfin là-dedans), pour tourner la page ou passer à autre chose, avancer…, comme on dit.
Que conflit se fasse ne veut pas dire que conflit se passe ; ici réside un même contresens possible qu’avec le deuil et l’expression devenue populaire autant que performative, de faire son deuil qui confine à l’injonction de rapidement s’en débarrasser ou d’y remédier (cognitivement). Le DSM V vient d’introniser une nouvelle norme, sociale plus que scientifique, une durée maximale de quinze jours d’une symptomatologie dépressive dite majeure pour cuver son chagrin… deuil compris. Voilà que ce qui nait du rythme créatif du deuil lui-même se réduit comme une peau de chagrin. Faut-il rappeler que la peau de Sagrin rétrécit en séchant et non en mouillant. Voilà que l’idée du temps nécessaire pour la perlaboration et l’élaboration (tant chez le patient que chez le psychiatre) entre autres choses de l’ambivalence vis-à-vis du disparu, se réduit à une pragmatique relationnelle des plus minces qui aboutit immanquablement à une sédation des conflits par une prescription médicamenteuse.
Même pas le temps de voir se lever le refoulement et l’amnésie infantile ! Même pas la « chance » de l’opportunité d’explorer les zones souterraines obscures de sa propre vie psychique à l’origine de la compulsion de répétition. Il vaudrait désormais mieux faire (et rapidement) son deuil d’un individu sans deuil ni conflit car vouloir tourner la page, toujours, menace d’occuper durablement la psyché avec un livre de plus en plus ennuyeux à force de répétition et donc paradoxalement de plus en plus mince sinon racorni.
Or, c’est le conflit qui nous fait, de même que le travail du deuil nous fait ne pas totalement nous oublier quand on devient brutalement étranger à nous-mêmes.
Avoir un conflit, c’est être en différend et, jamais un coup de dé n’abolissant l’étymologie, ce différend renvoie bien à la question de la différence qui nous structure et nous densifie. Le conflit psychique s’apparente toujours à un conflit immunitaire entre agent externe et homéostasie de la cohérence interne subjective : tout doux donc sur la différance (au sens de différer) chère à Derrida. Il va bien falloir non éviter mais s’enrichir dans la confirmation à la théorie de l’esprit de l’autre. La dialectique est le fait de deux forces qui peuvent s’écarter, et ainsi sembler en autonomie l’une par rapport à l’autre, mais se rassembler aussi. Souvent le conflit est ainsi rendu nécessaire permettant de s’écarter, grâce à lui, de la ressemblance faisant courir le risque de grand remplacement, comme de la menace dépressive sur fond d’épouvantable solitude… voire d’esseulement.
L’enjeu de l’adolescence, ou de la crise du milieu de vie par exemple, ou de tout moment de traversée existentielle, peut se décrire comme celui de pouvoir ré-advenir au conflit, c’est-à-dire au différend qui structure.
Mais… le problème du conflit c’est évidemment que tous n’en n’ont pas la même définition. Ici s’impose, puissamment, une donnée transgénérationnelle, la manière dont ça s’est passé (transmis) : ce que nous appelons conflit, conflictuel, vie de l’esprit donc, peut être ressenti destructivité, menace non pas tant de lien (sauf si en excès) mais de rupture, cassure, violence fondamentale (Far and Wild West : l’un de nous est double ou trop différent et donc de trop dans cet espace et doit disparaître… pour que vive le narcissisme des petites différences). Ici se tient toujours le manque, à un certain étage de la transmission, le manque du tendre qui aurait permis de contenir la violence d’un éprouvé légitime.
La lignée, le mandat transgénérationnel peuvent orienter vers l’écrasement, à toutes forces, des conditions de la dialectique : tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, ou bien plus sûrement faux-self, vie opératoire, précarité psychosomatique par manque d’épaisseur psychique, écrasement du Préconscient, dualisme serré en lieu et place d’une souplesse, pensée irrésistiblement polarisée en blanc ou noir (clivage), persécution par l’extérieur dans la mesure même où le conflit (intérieur) voulait être évité – c’est un comble. Bref pas de jeu possible.
Au fond, quel crédit (ironique ?) l’écrivain Michel Houellebecq porte-t-il à sa créature Michel, telle qu’elle est dans ses romans et qu’elle paraît se livrer médiatiquement ? La question est, pour l’heure, insoluble. Mais la créature houellebecquienne est volontiers celle de l’absence revendiquée de conflit au bénéfice des besoins si ce n’est de l’avidité de jouissance.
Intérieurement, elle est comme débarrassée de la notion de conflit. Une indifférence ? feinte ? Il y aurait là une proximité avec L’étranger de Camus, dont on oublie assez facilement le leitmotiv « C’est égal », lequel ne dit pas qu’il n’y a rien mais, au contraire, qu’il y a des forces, des pulsions, dont l’intensité réciproque peut conduire à une apparente annulation.
Plate-Forme par exemple, qui ouvre non pas sur la mort de la mère mais sur celle du père. Le narrateur va à l’enterrement (comme L’étranger, il ne veut pas voir le corps), il fantasme en cet endroit la scène primitive, sa mère et son père, dans une expression au plus dépouillée de symbolique, c’est à dire de déplacement, de travestissement : « ta grosse bite dans la chatte de ma mère ». On ne saurait plus mal dire. Ainsi progresse le cru s’il n’y a pas le cuit, soit le mijotage du conflit avec une limite, une instance. Pourquoi effectivement développer des fioritures ? Sus au réel ! le mélancolique voit les choses telles qu’elles sont disait Gérard de Nerval. Le réel et non la réalité comme tout un chacun. Ainsi l’écriture sans filtre de Houellebecq piste et reste dans le banal : Plate-forme peut se lire forme plate (hypothèse de l’ironie, nous voudrions croire que l’auteur nous aura d’emblée averti d’une inversion).
Cependant, les écrits de Michel Houellebecq finissent en règle plutôt mal ; au fil de l’œuvre il est même invariablement question d’un conflit, géopolitique, comme si le narrateur devait l’éprouver sur un plan réel et en se saisissant fétichiquement de la macro-culture du socius dans lequel il lui a été donné de naitre, plutôt que de la micro-culture de son jardin intérieur – pour paranoïaquement parler de sa Soumission en faisant craindre celle du monde (Camus a écrit, lui, L’Homme Révolté). Un réel qui déborderait toute littérature… soit tout jeu narratif avec ses croyances et ses interprétations du monde. Probablement à son corps défendant, Houellebecq est le romancier qui nous dévoile le plus les conséquences possibles de l’absence revendiquée de conflictualité. Et ce qu’il exhibe c’est son corps, décharné, tout comme le conflit interne et le symbolique sont dépressurisés, vidés de leurs forces… livrés à un devenir de baudruches aplaties. Déjà Georges Bernanos nous avait présenté l’aconflictuel Monsieur Ouine dont « le corps est aussi mou que la souffrance est terrible ».
Du corps oui, corps et accords, tendresse ; de la musique certainement et avant toute chose ; des qualités d’accordage surtout… telles celles que l’acte sacré d’écrire (qui rend possible la computation du temps) permet. Une balance entre le oui et le non, entre l’amour et la haine, c’est là la musique du conflit, c’est-à-dire celle de l’ambivalence des affects.
Nos théorisations doivent admettre des bases musicales puisque nous savons comment l’harmonie ne tient que d’une qualité de différends… des sons et des silences induisant un rythme. Le conflit, au fond, c’est de devoir se rendre compte que l’amour seul ne nourrit pas.