La résidence alternée est un sujet délicat puisqu’il touche à l’autorité parentale, partant de la parentalité pour aboutir aux enjeux de la filiation, axe de travail particulièrement riche qui fonde notre pratique quotidienne. Ma pratique repose sur une pratique clinique autour des enjeux de la parentalité : consultations pour l’enfant et la famille, situations adoptives, expertises médico-psychologiques sollicitées par l’Aide Sociale à l’Enfance, les tribunaux (juges pour enfant, juges aux affaires familiales) dans les situations de placement de résidences d’enfant ou de conflits autour de l’autorité parentale. Avec notre équipe au sein de la consultation (Cofi-Cmp) nous axons toujours notre réflexion à partir des enjeux filiatifs pour l’enfant et de ce qui lui permet, ou non, de construire sa position de fils ou de fille, de l’un et l’autre parent, quand bien même ceux-ci sont en conflit.
La clinique de l’adoption montre avec une grande acuité comment les positions de mère et père sont différentes, complémentaires et profondément asymétriques pour l’enfant. Les interactions précoces avec l’un et l’autre et le positionnement différencié de chacun n’ont pas la même valeur contenante auprès de l’enfant, donc élaborative quant à ses repères identificatoires. Un père ne sera jamais une mère comme les autres, les interactions du bébé à son père et à sa mère sont chacune spécifiques, complémentaires, ont un rythme propre, une intensité très différente, très « inégalitaire » : le bébé a besoin pour un développement optimal d’une relation stable et continue, source de sécurité, avec une figure principale, laquelle s’instaure dans un premier temps avec la mère dans la continuité du lien prénatal, et dans les conditions habituelles du développement. En effet, dans les phases précoces de développement, plus l’enfant est dans une relation duelle, répétée, prévisible, connue, rassurante, plus il lui sera facile par la suite de trianguler la relation avec une figure différente sans éprouver d’angoisse.
Nous remettons à l’honneur les termes de maternalité et paternalité en dette et hommage à Racamier, pour différencier les deux processus conscient et inconscient chez le père et la mère, donc chez l’enfant ; et ne plus employer le terme valise de parentalité qui évacue cette différence. Tous les travaux cliniques et scientifiques depuis plus de 20 ans, les enregistrements vidéos des interactions avec le bébé montrent des interactions spécifiques de la part du bébé qui différencie dès sa naissance, dans un contexte de soins précoces, son père de sa mère. Notre travail quotidien auprès des parents et des enfants nous amène à appréhender le juridique à travers ses implications et ses déterminations par le sociologique et le psychique. La réflexion sur la nature des liens familiaux, sur les modalités de leurs vécus, sur les différentes fonctions des parents qui leur incombent définit pour nous les enjeux de la Parentalité. Il n’y a pas de séparation sans une redéfinition de la parentalité à tous les niveaux. Bouleversement susceptible de redistribuer, de redéfinir les liens, les places et la nature des fonctions de tout un chacun. L’élaboration pour l’enfant de ce conflit est déterminante pour son avenir psychique. L’enfant ne peut pas faire comme si de rien n’était. Ce conflit est indissociable de l’expérience subjective de la filiation psychique qui conditionne sa perception de l’autorité parentale. A la différence de la filiation instituée, sa valeur, sa consistance n’est jamais établie définitivement, elle se rejoue sans cesse durant la vie, en particulier elle est redéfinie lors des séparations pour prendre une autre consistance.
Ce n’est pas à travers la notion floue de « l’intérêt de l’enfant » que des conflits de droits individuels (droits de la femme, droit de l’homme, droit de l’enfant) trouveront une solution qui puisse faire loi pour tous. A l’inverse, « l’intérêt de l’enfant » peut être utilisé comme alibi honorable et hypocrite de la satisfaction pure et simple de l’intérêt des adultes, en particulier en absence du sentiment de parentalité ou en présence d’une dysparentalité sévère. La notion de résidence alternée découle d’une conception « sociologique » de la famille en découpant l’enfant d’une façon arithmétique « à temps égal, parent égal ». Que se passe-t-il : si ces droits vont à l’encontre de son équilibre affectif ? Si les relations personnelles de chacun des pères et mères avec l’enfant sont artificielles, pathogènes pour l’enfant ?
La loi ne peut à elle seule « créer du père ou créer de la mère ». Elle ne peut transformer un individu en parent alors même que dans le couple aucun processus de parentalisation n’existait. Certains parents peuvent utiliser à leurs fins personnelles l’enfant comme arme contre l’autre, sans se sentir parent de l’enfant. La résidence alternée entraîne l’illusion qu’il n’y a rien à dire sur la séparation car tout le monde joue un rôle identique et que rien ne change pour l’enfant : il verra toujours « autant » ses parents. Pourtant l’enfant peut établir la présence de l’autre dans sa tête, même en son absence. C’est la base de la pensée que de s’établir dans la discontinuité, l’espacement, l’alternative présence-absence. Condition pour la différenciation, l’individuation. Travail de séparation : séparation possible si l’on a suffisamment de présence satisfaisante de l’autre en soi. La continuité persiste dans la qualité de la discontinuité, de l’espace de création aménagée, de la présence indirecte de l’autre. Les parents resteront toujours les parents dans la tête de l’enfant en cas de séparation s’ils se nomment et sont nommés comme tel par l’enfant, s’ils continuent de transformer les émotions et les affects douloureux de l’enfant en un sentiment d’apaisement, parfois en donnant un sens aux choses de la vie. Cela passe par le renoncement à la toute-puissance sur l’enfant ou à l’instrumentalisation de l’enfant au profit du conflit de couple. Lorsque la confiance en lui et en l’adulte n’est plus respectée, l’enfant devient anxieux à l’idée de s’éloigner de sa mère et se « colle » à elle.
Ainsi, notre expérience montre invariablement qu’une alternance symétrique en temps chez un enfant de moins de 6 ans empêche l’intériorisation de la figure maternelle la plus habituelle et primaire pour l’enfant, en raison d’un temps d’ajustement pour l’enfant à rejouer à chaque éloignement. Cette phase est comme une transition, un « sas de décompression » où les affects de colères, de haine empêchent un apaisement immédiat lors de la restauration du contact. Cette période où le bébé, où l’enfant est mal, agressif voire caractériel est incomprise aussi bien par le père que la mère : le père accusant la mère de ne pas être une « bonne mère », voire donnant en exemple ce malaise de l’enfant comme une preuve « qu’il a plus besoin de son père » et « ne supporte pas sa mère « incapable de l’apaiser ». La mère vivant cette période de retrouvailles comme un rejet est incapable de re-consoler son enfant qui la tient à distance d’une façon hostile. Pourtant, l’agressivité de l’enfant lors de son retour chez sa mère témoigne au contraire de sa capacité à haïr la personne avec laquelle il peut éprouver cette haine sans crainte de rétorsion de sa part et dans l’attente de la consolation ultérieure qui survient de quelques jours à quelques heures après. Pour l’enfant, c’est toujours la mère qui est responsable de son malheur et d’un éloignement qu’il vit comme un abandon, lorsqu’il n’est pas prêt à cet éloignement qui n’est pas en phase avec son horloge psychique d’alternance « présence-absence » de sa mère, réglée sur une période 10 à 100 fois plus courte d’absence ou de présence, en fonction de son âge. A l’inverse, ces mêmes enfants pourront avoir une attitude « hypersage » avec le père, comme si leur attitude était celle d’une suradaptation à ce milieu où ils savent que leurs affects d’angoisse voire de tristesse n’auront pas le même traitement psychique. L’enfant a peur de « prendre le risque d’aller mal » par peur de ne pas être apaisé. D’où les réflexions fréquentes du père « avec moi, il n’a aucun problème », accusant alors la mère d’être « trop fusionnelle » avec lui ou bien de « tout lui céder »… Ce n’est que dans une étape ultérieure, lorsqu’il se sentira plus en confiance avec le père, qu’il pourra aussi « être mal » chez lui et enfin pouvoir exercer sa colère voire sa haine à son égard, ce qui représente un signe de croissance psychique précieux.
Le déséquilibre propre à l’alternance symétrique est accentué en cas de conflits, il n’existe plus de respect du lien à l’autre et les rencontres lors des passages de l’enfant sont difficiles à vivre pour tout le monde, voire violentes. On observe alors des effets traumatiques sur l’enfant par au moins trois mécanismes :
1. Irruption dans l’intimité de son espace psychique de scènes, de propos, d’émotions au-delà de son élaboration émotionnelle, intellectuelle, fantasmatique : scènes irreprésentables, voire absence de représentation. Cela entraîne une sorte de débordement, de brouillage émotionnel par rapport au parent agresseur/victime concernant la source des frayeurs qui deviennent imprévisibles, indifférenciées. Ce traumatisme l’est d’autant plus que l’enfant se sent impuissant à le faire cesser.
2. Attaque de la relation symbolique et relationnelle aux parents avec des conséquences différentes et sévères lorsque c’est la figure maternelle qui est atteinte par la violence. L’atteinte de cette figure parentale à forte valeur fantasmatique, et qui possède une fonction contenante, a toujours des effets délétères sur l’enfant. En effet, c’est une double atteinte des fonctions élaboratives et protectrices du parent. Sa fonction globale devient alors inadéquate, indisponible à l’enfant. L’enfant ne peut plus « utiliser » le parent, ou la mère, pour ses besoins de croissance psychique. Cette indisponibilité, en particulier chez le nouveau-né, bouleverse la succession et le rythme des soins maternels, et la permanence d’une fonction de rêverie maternelle.
3. Incorporation, enkystement, clivage défensif de la pensée, des affects : désinvestissement du monde, gel des affects par restriction de l’économie pulsionnelle de l’enfant. Nous observons alors un vécu d’annihilation de la capacité de satisfaire le parent : l’enfant « devient » le « mauvais objet » par identification à l’agresseur du parent. Les angoisses déliées, multiples se déplacent sur d’autres situations, plus ou moins en lien avec le traumatisme. Dans les cas les plus sévères, on observe une instrumentalisation de l’enfant contre le parent, enfant objet utilisé dans le conflit. Dans ces cas, le parent utilisant l’enfant, plus ou moins consciemment, ne lui reconnaît aucune altérité, prolongement narcissique de son combat contre l’autre. Ni altérité, ni intériorité, parfois banalisant tous les symptômes de malaise de l’enfant : « ce n’est rien, il s’habituera ». Ce double déni constitue alors la base fréquente d’une relation d’emprise narcissique sur l’enfant. L’épreuve de réalité est remplacée par une épreuve de force avec l’autre parent et avec l’enfant. Il n’est pas question de changer, d’adapter le mode de résidence ou d’hébergement au rythme de l’enfant, à ses troubles, de mettre en place des soins de l’enfant, de pouvoir entendre un discours différent sur les problèmes de l’enfant. Seul ce parent saurait ce qui est bon pour son enfant et personne d’autre. D’où le refus du 1/3 juridique, social, expertal, psychiatrique lorsqu’il intervient dans le cadre de la protection de l’enfant.
En conclusion, nous avons pu voir comment une résidence alternée basée sur une symétrie temporelle indifférenciée pouvait abraser la notion de complémentarité de rôle entre les parents (égalité des fonctions entre le père et la mère; différence des sexes) : on ne sait plus qui fait quoi au nom de l’utopie selon laquelle tout le monde fait la même chose. Pour autant, la position de chaque membre du couple pour un enfant est radicalement asymétrique. La fonction parentale n’est pas une fonction unique qu’un homme ou une femme peut assumer pareillement dans une même temporalité. La fonction paternelle ne se superpose pas à la fonction maternelle. Nous comprenons à quel point la résidence alternée dans un sens symétrique sur le plan du temps a des indications très précises et ne devrait pas pouvoir se faire avant 6 ans, même en cas d’absence de conflit et d’accord des parents en raison des besoins psychiques propres aux enfants de ces âges. Avant cet âge, c’est l’utilisation du calendrier progressif de Brazelton qui donne le bon rythme, à ajuster ensuite selon chaque enfant. A tous les âges, aucune alternance symétrique en cas de conflit ne devrait pouvoir être imposée car elle suppose une parfaite entente du couple parental pour définir et respecter le temps de l’autre et les passages de l’enfant. Nous rappelons enfin, en cas de consensus parental visant à voir entériner une résidence alternée, ce que le juge devrait avoir les moyens de vérifier :
- l’existence effective d’un dialogue parental et d’un respect mutuel, base élémentaire à toute alternance,
- si l’organisation prévue respecte des contingences pratiques et organisationnelles,
- la solidité et fiabilité du système à entériner selon l’âge et les besoins de l’enfant. Une résidence alternée ne peut pas se mettre en place pour des nourrissons, même en cas d’accord parental,
- dans tous les cas, la mise en place d’un système d’hébergement évolutif (Brazelton) est préférable jusqu’à l’âge de six ans.
Enfin, le Juge se devrait de revoir les parties dans un délai maximum de six mois afin de vérifier si la résidence alternée est un mode de vie compatible avec les besoins de l’enfant. En absence notoire d’accord ou en cas de séparation conflictuelle, le Juge doit avoir les moyens d’appliquer, en toute indépendance, un principe de précaution et de refuser la mise en place d’une résidence alternée au profit de la mise en place d’un droit de visite et d’hébergement encadré au bénéfice du parent chez lequel l’enfant ne réside pas. Il ne devrait pas y avoir de droit « d’avoir » un enfant, mais celui « d’être parent » et celui de pouvoir « être un enfant en devenir ». L’enfant est celui qui prend tous les risques quant à la défaillance de son environnement familial, social et juridique. Alors même que nous sommes en dette envers lui : lui donner un monde capable d’avoir un sens et non un chaos où chacun se déchire au nom de lui.