Comment faisait-on autrefois le deuil de l’enfant mort-né ? Le rituel du « sanctuaire à répit »
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Comment faisait-on autrefois le deuil de l’enfant mort-né ? Le rituel du « sanctuaire à répit »

L’enfant nouveau-né est le symbole de l’innocence et de la fragilité et la naissance d’un enfant mort-né a toujours été un drame : le fruit mort avant d’avoir vécu, la désespérance des parents, le sentiment d’avoir commis quelque erreur, la culpabilisation… Or, l’arrivée d’un enfant mort, alors qu’on attendait de lui le prolongement du couple et de la lignée, était sans doute encore plus vivement ressentie aux siècles passés, au temps du catholicisme triomphant. Loin d’être insensibles à un tel drame, les parents redoutaient en effet le sort qui attendait l’enfant mort sans baptême, puisque l’absence du sacrement qui sauvait à la vie éternelle vouait l’innocent au Limbe des en fants, le « Limbus puerorum », cet espace de souffrance où le magistère religieux voulait depuis le XIIIe siècle qu’il soit privé de la vision de Dieu : la peine du Dam. Son âme était destinée à errer pour l’éternité et à venir importuner les vivants. Quant à son corps, interdit de sépulture dans l’espace communautaire, il était enterré dans un jardin, un champ ou un pré, comme une bête… Telles étaient alors les « justices de l’au-delà ». On peut comprendre que les parents aient tout fait pour que l’enfant échappe alors à sa triste destinée. Restait en effet une issue : exposer le petit cadavre devant une « image » miraculeuse. On attendait alors que des « signes de vie » apparaissent un court laps de temps sur le corps de l’enfant, pour procéder au « petit baptême » qui allait le délivrer d’un sort pitoyable : un sacrement dérobé, conféré pendant cette sorte de « répit » entre « les deux morts de l’enfant », puisque l’enfant mourait après le sacrement.

Le sursaut maternel

Si cette naissance ratée ébranle toute la famille, elle est ressentie par la mère comme une frustration, comme une dépossession affective, d’autant plus que l’entourage lui refuse fréquemment de voir l’enfant mort qu’elle vient de mettre au monde. Entre les pleurs et les prières à la Vierge et aux saints, elle insiste à nouveau pour qu’on lui présente le nouveau-né dont on lui avait d’abord caché la triste destinée… Sous prétexte de ne pas raviver sa douleur, on cesse même de lui en parler. Comme si la mère pouvait oublier ce qu’elle ressent comme un grave échec. Ce corps soustrait la met dans l’incapacité d’assumer correctement le deuil de son enfant. La femme se sent en effet investie d’un rôle essentiel dans la transmission de l’espèce et l’on comprend qu’elle mette tant d’insistance à ce que l’enfant soit sauvé. Il y va en effet de son honneur d’assurer la réinsertion d’un enfant perdu dans l’univers symbolique des hommes, dans le corps commun de la lignée. Or, voilà qu’à l’angoisse de laisser perdre une âme se mêle maintenant une crainte : et si l’innocent n’était pas vraiment mort…. ? On en raconte tant de ces histoires qui font état de macabres découvertes longtemps après l’ensevelissement… La peur de l’enterré-vif lui fait redouter le pire. Imaginer qu’on ait pu porter en terre un petit innocent qui ne demandait qu’à vivre lui est insupportable ! Elle montre une telle détermination que l’homme finit par se résoudre à lui obéir : il va déterrer l’enfant.

Un cas daté de 1428, rapporté en 1651 par un homme d’Église, témoigne de cette fascination pour tous ces innocents qui ont séjourné dans les entrailles de la terre avant de donner des « signes de vie ». Cette année-là, une femme d’une paroisse proche de Cambrai accouche d’un enfant mort. Elle en est très affectée, mais l’enfant est enterré. Il y a maintenant quinze jours qu’il est sous trois pieds de terre quand alternant prières et protestations, elle finit par venir à bout des réticences de son époux. L’enfant est déterré, et c’est alors que l’on constate, à la stupéfaction générale, que le corps loin d’avoir été miné par la décomposition est en parfait état : « Ils trouvèrent ce petit poupon beau, d’une couleur naturelle, vive et vermeil e comme une rose. Il n’y avoit aucune marque de mort en tout son corps, ny aucune foulure ny blessure, sauf en une des machoires qui sembloit estre un peu froissée de terre. Jamais personne ne fut plus estonné que furent ces bonnes gens à ce spectacle ; il ne savoient s’ils devoient rire ou pleurer, dans leur estonnement, ny croire ce qu’ils voioient ». Il faut bien entendu faire la part de l’hagiographie à la lecture d’un tel témoignage, mais nul doute que de nombreux enfants furent ainsi enterrés puis déterrés. Après une brève toilette de la petite dépouille, le père la met dans un sac ou un panier et, accompagné de l’accoucheuse, d’une ou deux voisines et d’une parente, il s’empresse de prendre le chemin du sanctuaire.

Le cadavre exposé

Il arrive que le petit cadavre ne soit pas accepté dans l’église et qu’on l’expose dans une niche spécialement aménagée à l’extérieur du sanctuaire, mais en général, après avoir poussé la porte du lieu saint, les pèlerins se dirigent vers la chapelle où est installée la statue de la Vierge miraculeuse. Ils déposent le corps sur l’autel, le plus souvent sur le marchepied de l’autel, parfois sur une table installée à proximité. Le petit corps est alors démailloté et c’est donc dénudé et couché sur le dos qu’il est exposé devant l’image. La rigidité du cadavre empêche parfois de procéder à une présentation correcte du corps : impossible d’allonger les jambes et de joindre les mains de l’enfant… Autour de sa dépouille, les pèlerins, accompagnés maintenant de personnes pieuses du lieu assemblées à son de cloche, commencent à implorer la Vierge. Tous sont conscients de la gravité du moment. L’attente commence… On prie, on allume des cierges, on fait dire des messes, on chante les litanies de la Vierge tout en surveillant attentivement le petit cadavre. Mieux faudrait d’ailleurs dire les petits cadavres lorsqu’il s’agit d’un sanctuaire très fréquenté : ainsi, à Moustiers-Sainte-Marie, voit-on couramment deux, trois, voire quatre enfants alignés autour desquels s’affairent les pèlerins. Tous détaillent des yeux ces corps dont on espère qu’ils vont revenir à la vie… Lequel sera le premier à bénéficier d’une grâce ? Il arrive souvent que le curé intervienne pour faire retirer l’un des cadavres qui entre décidément en putréfaction et incommode l’assistance. Les personnes qui ont amené les autres enfants s’en trouvent confortées dans leur espoir de réussir puisque les autres petits corps sont toujours intacts… Et voici que l’un des fidèles, plus attentif sans doute que les autres, commence à observer le début d’un changement sur le cadavre d’un innocent. Il s’empresse d’annoncer à tous la nouvelle, car il y a une grande fierté à être le premier à pressentir le retour de la vie dans un corps inerte. La tension en effet n’a cessé de croître dans ce huis clos paradoxal, réunissant autour du cadavre d’un enfant, des hommes et des femmes venus d’horizons divers que le hasard a assemblés là. Après des heures, des jours et des nuits d’attente patiente ou fébrile, leur requête a enfin été entendue ! Parmi les pèlerins, c’est une explosion de joie !

Le 3 janvier 1708, on apporte au sanctuaire de Moha, dans la vallée de la Meuse en Belgique, le cadavre d’un enfant mort-né dont la mère a accouché la veille. Il est exposé devant l’image de la Vierge du Rosaire fort réputée dans la région pour les miracles qu’elle accomplit. Deux semaines passent sans que l’on note le moindre changement sur le corps qui est toujours « froid et roide ». Mais ce jour-là, sur les quatre heures du soir, le curé qui encourageait l’exposition du corps des enfants mort-nés dans son sanctuaire remarque, en arrivant à l’église, que « tout le corps changeoit en coulleur vermeille ». Lui posant la main sur le ventre, il lui trouve une chaleur modérée et quelques minutes plus tard, il l’estime « chaud et en sueur ». L’enfant à qui on avait croisé les mains sur l’estomac les détache : elles glissent le long du corps et tombent sur la table. Et voilà que la plume que l’on avait posée sur ses lèvres se met à bouger, « haussant et se baissant plusieurs fois (..), de quoi il fut jugé que l’enfant soupiroit ». C’est alors que la créature remet ses mains sur son estomac, avant de les laisser pendre à nouveau le long de son corps. Le curé qui relate les faits rapporte ensuite qu’il « vit l’enfant pousser trois soupirs et la poitrine s’eslever et la veine qui traverse le front d’une couleur rouge et battante ». Ne doutant plus décidément de la réalité des signes de vie, le curé « baptisat sous condition ledit enfant ». Il ne s’agit pas de se prononcer sur la réalité du miracle ou de s’interroger sur une éventuelle manipulation, mais de prendre en considération une pratique populaire largement diffusée et aujourd’hui totalement oubliée. Des milliers et des milliers d’embryons et d’enfants à terme ont été ainsi exposés et ont donné des « signes de vie » entre le XIVe et le XIXe siècle dans des dizaines et des dizaines de sanctuaires en France, en Belgique, en Suisse, en Autriche, en Allemagne du sud et en Italie du nord.

Examinons de plus près ce rituel du désespoir. Exposer un corps mort devant une image miraculeuse n’est pas un geste exceptionnel en ces temps de foi. Les annales des sanctuaires relatent des cas de retour durable à la vie de personnes que l’on avait cru mortes des suites d’un accident. Et les textes hagiographiques reprennent constamment, en citant les miracles du Christ et des saints, des cas de retours définitifs à la vie, les plus emblématiques étant sans doute ceux du Lazare sortant de son tombeau et de la fille de Jaïre se redressant sur la couche où on l’avait vue morte. Et puisque ces retours en arrière, de la mort à la vie, sont jugés possibles, à l’image du modèle évangélique, pourquoi le retour temporaire à la vie d’un enfant mort-né ne le serait-il pas ? Pourquoi ne pas espérer l’impossible ici et maintenant ?

Des « signes de vie » ? Quels « signes de vie » ?

Les « signes de vie » s’inscrivent d’abord dans une géographie du corps de l’enfant, mais si toutes les parties sont affectées, elles réagissent différemment selon l’âge du fœtus à la naissance : enfant à terme ou avorton de quelques mois de conception. L’apparition de ces signes obéit également à des facteurs externes : température ambiante et temps écoulé depuis l’accouchement. La froidure de l’hiver peut en effet favoriser la conservation des corps.

La morphologie des « signes de vie » qui se manifestent au sanctuaire à répit est aujourd’hui bien connue. Pour l’assistance, il ne fait aucun doute que le principe vital réside dans la tête et la poitrine ; ce sont donc les parties du corps que l’on surveille et que l’on touche fréquemment. C’est habituellement le changement de couleur à la face, au ventre ou à la poitrine qui annonce la mutation de l’état du corps. Il s’agit toujours d’une couleur vive qui tranche avec la teinte cadavéreuse que l’enfant présentait à son arrivée au sanctuaire : « De pâle bleu que ses lèvres étaient, lui sont devenues entièrement vermeilles et rouges comme du sang ». Ce premier signe s’accompagne fréquemment de chaleur. Puis d’autres manifestations apparaissent. Les assistants « sentent le corps et principalement la tête dudit enfant être chaude et la veine de la tempe battre ». Ils se persuadent alors que la vie interne reprend son cours puisque le pouls se rétablit… Et voilà que la respiration semble réapparaître : on sent « les souffles sensibles de son haleine… Des épanchements aqueux accompagnent ces manifestations : salive, larmes, sueur abondante. Du sang coule par les narines, l’oreille ou le nombril. Or, plus que tout autre signe, le sang est aux yeux des assistants le symbole de la vie. Et puis il y a les mouvements qui agitent le corps ; les bras et les jambes qui changent de place, et surtout l’ouverture des paupières… Ces hommes et ces femmes harassés de fatigue, après des jours et des jours passés à veiller le corps ont beau se rendre compte qu’ils ne parviennent pas à croiser le regard vide de l’enfant, ils ne veulent retenir de cet instant que le sentiment exquis d’avoir enfin atteint le but : leur foi persévérante a triomphé de l’adversité… De cet enfant sans âme, on a fait un « enfant du Ciel » puisqu’il est sauvé ! Comment devant ces « preuves » éclatantes, plus « évidentes » les unes que les autres, les assistants pourraient-ils douter un instant de la « réalité » du miracle ? Le caractère spectaculaire de ce « retour en arrière », contre toute logique humaine qu’est le « répit », la fréquente dramatisation de la scène, tout contribue à faire du miracle des mort-nés un miracle sans pareil ! La manifestation des « signes de vie » peut être de durée variable. Certains enfants meurent immédiatement après qu’on les ait ondoyés et redeviennent livides et puants, comme si les « signes de mort » un temps bloqués, refoulés le temps du prodige, revenaient en force dès que l’enfant était sauvé… Mais d’autres continuent à donner des « signes de vie » bien après le sacrement, pendant plus de trente heures parfois…

L’approche médicale

L’examen des signes de vie conduit à formuler deux hypothèses. Dans la première, l’enfant n’est pas réellement décédé ; la mort n’est qu’apparente et il s’agit donc pour l’homme de l’art de le réanimer, de mettre fin à un coma prolongé en usant des moyens adéquats que préconise la science médicale de l’époque. Dans l’autre cas, l’enfant est bien mort et l’analyse des signes de vie prend une tout autre dimension. Il faut s’arrêter à cette seconde hypothèse parce que la dominante des « répits » est bien la manifestation de « signes de vie » sur un corps reconnu initialement mort.

Les trois temps du cadavre

Le comportement du corps du nouveau-né dans les heures et les jours qui suivent sa mort peut être appréhendé de manière assez satisfaisante à partir des travaux de médecine légale. Trois moments successifs sont perceptibles. Le premier temps est d’abord celui de la naissance d’un enfant mort au corps mou, humide et chaud, pâle et inerte. Sa flexibilité est due à l’alcalinité naturelle des tissus musculaires. Nombre de documents font le constat du décès ; on insiste alors sur la raideur cadavérique (« il était raide comme bâton »), la lividité du corps (« il était tout noir, tant au visage que par tout le corps ») et sur l’odeur qu’il dégageait (« flairant et puant »). Lorsque le décès du fœtus est antérieur à l’accouchement, il arrive que le corps soit très altéré. Des phlyctènes thoraciques remplies de sérosité sont alors signalées sur le cou ou la poitrine.

Le deuxième temps est celui du refroidissement du corps, qui commence immédiatement après la naissance, la déperdition de chaleur étant sur un petit corps proportionnellement plus rapide que chez l’adulte. Ce refroidissement s’accompagne d’une contraction générale des muscles qui s’acidifient et, au bout de quelques dizaines de minutes, la rigidité cadavérique apparaît. Refroidissement et rigidité se manifestent plus ou moins vite suivant la saison : la chaleur accélère le processus, le froid le retarde. Le retour de la flexibilité du corps et son réchauffement relatif, partiel -ce sont la face et le ventre, qui sont principalement concernés- constituent une troisième étape de cette évolution. L’alcalinité réapparaît progressivement, le laps de temps pouvant varier entre trois à quatre heures et deux jours. C’est alors que commence la décomposition du corps, caractérisée par le relâchement des muscles et des sphincters, la remontée de la partie supérieure du thorax qui fait pression sur l’estomac. Exceptionnellement, des bruits proches du spasme, du gémissement ou du sanglot se font entendre qui proviennent des viscères, de l’estomac ou de la mâchoire qui se décontracte. Les membres bougent, l’œil s’ouvre… On comprend que de telles manifestations aient fortement impressionné l’assistance et accrédité l’idée que, décidément, quelque chose d’extraordinaire se produisait. C’est dans ce contexte d’attente angoissée et d’exaspération des sentiments que s’inscrit l’appel au corps médical.

Accoucheuses et accoucheurs cautionnent le miracle

Matrones, chirurgiens ou médecins, sont invité à témoigner de la réalité des « signes de vie » que les assistants voient apparaître sur le corps de l’enfant. Le comportement de la matrone est loin d’être uniforme. Le plus souvent pourtant, on la voit jouer un rôle actif au sein du groupe de femmes qui implorent la Vierge ou le saint intercesseur, mais dans certains sanctuaires, elle reste au contraire plus extérieure aux évènements. Elle surveille, juge et confère « le petit baptême »à la demande des assistants. Le témoignage de l’homme de l’art ou de l’accoucheuse est, à l’évidence attendu des contemporains, car l’avis que donnent ceux-ci est capital pour assurer la validation du cas et éviter un litige ultérieur. Leur fonction, leur expérience des accouchements les amènent tout naturellement à s’exprimer, en tant que spécialistes du corps, sur les signes de vie et de mort constatés successivement chez un nouveau-né. A vrai dire, il s’agit d’une démarche inhabituelle puisque ce que l’on attend tout de même des praticiens c’est qu’ils sachent reconnaître les signes de la mort après la vie, et non pas l’inverse ! En général, le praticien n’assiste pas à la première phase du « répit » ; il ne délivre pas de certificat de décès ; on ne fait appel à lui que pour les phases deux et trois, c’est à dire seulement pour établir le constat des signes de vie et de la « deuxième mort », définitive celle-là. Il existe pourtant une exception à cette règle : dans les cas d’infanticide. Le chirurgien ou la sage-femme procèdent alors à l’examen du corps mort, et en communiquent le résultat aux autorités religieuse et judiciaire, oralement pour la sage-femme, par écrit pour le praticien. Ordinairement, le rôle des hommes de l’art se limite en fait à une intervention au moment où l’assistance croit percevoir des changements sur le corps de l’enfant. Ils « visitent » le corps exposé dans le sanctuaire, c’est-à-dire qu’ils l’examinent, le touchent et se prononcent.

L’Eglise attend donc des chirurgiens, médecins et accoucheuses qu’ils cautionnent le miracle, mais le rôle qu’on leur fait jouer n’est pas dénué d’ambiguïté : nul doute que le poids de la science représentée par l’homme de l’art est destinée à asseoir la réputation miraculeuse du lieu de dévotion. L’interprétation des signes de vie peut alors entretenir la confusion entre miracle et médecine. L’accoucheuse, femme du terroir, aux pratiques souvent encore proches de la magie, est certainement la moins apte à discerner le caractère ambigu du rôle qu’on prétend lui faire jouer. Chez les chirurgiens et les médecins, par contre, on discerne à partir des années 1730 une attitude nouvelle faite désormais de réserve, une volonté de prendre leurs distances à l’égard des « répits » et du climat miraculeux qui les entoure. La prestation attendue du praticien se résumait au fond à peu de chose sur le plan strictement médical. Son rapide constat était sans efficacité pratique puisqu’ils ne pouvaient plus rien pour sauver la vie du jeune être. Maintenir en santé et en vie, n’était-ce pourtant pas là le but essentiel de l’intervention médicale ? Le médecin entend justement faire davantage désormais pour sauver le nouveau-né en péril : redonner une vie durable à un jeune être lui apparaît tellement plus gratifiant ! Il entend donc consacrer tous ses soins à sauver les nouveau-nés en détresse et pense trouver dans l’obstétrique les moyens d’y parvenir. Prévenir l’irréparable -la vie fauchée prématurément – grâce aux ressources de l’art, donne au praticien le sentiment d’être utile à la société. À l’aube des “Lumières”, l’attitude nouvelle des hommes de l’art à l’égard des pratiques de « répit » témoigne des changements qui lentement apparaissent dans l’éthique médicale.

L’évolution de la doctrine

La médecine pose en effet de nouvelles questions. Certes, l’enfant a apparemment cessé d’exister au dehors, mais la vie n’est-elle pas encore présente au-dedans ? La surface du corps est parfois trompeuse. Et la mort est-elle aussi instantanée que le disent les théologiens ? Les nombreux cas de mort apparente, complaisamment rapportés dans la première moitié du XVIIIe siècle peuvent témoigner au contraire de la permanence de la vie cachée, alors qu’on pouvait penser, à l’examen superficiel du corps, que tout était fini. Le siècle n’est pas seulement obsédé par la quête du bonheur ; il est aussi travaillé sourdement par l’idée de la mort. Il s’interroge avec passion sur la frontière entre la vie et la mort : où finit la vie, où commence la mort ? Une nouvelle conscience de la mort est en train d’apparaître et ce changement trouve sa traduction au niveau de la théorie médicale : « la mort-instant » du modèle mécaniste, qui respectait « l’incontestable » dogme religieux, fait place à la mort-processus de l’école vitaliste dont l’énoncé doctrinal trouve sa perfection avec Bichat : la mort est un processus complexe, multiple qui s’étend dans le temps et qui est donc morcelé.

Cette évolution de l’énoncé sert de toile de fond aux débats sur le cas des mort-nés. Paradoxalement, en introduisant davantage de souplesse dans l’explication de la mort, la théorie vitaliste -et avec elle le corps médical- accrédite la thèse du « répit » possible : le jeune corps paraît mort et ne l’est peut-être pas… La mort-processus est réversible et la porte reste donc ouverte à un retour à la vie… Le petit miraculé entre dans la catégorie des individus qui ont eu une mort imparfaite. Le cadavre du mort-né est un cadavre sans statut et c’est bien cette absence de statut qui inquiète les parents car, par delà la question du baptême, elle peut entraîner des contestations au sein des familles. Qu’il ait manifesté quelque signe de vie et voilà qu’il peut être considéré comme un héritier, même passager. Pour le père dont la femme est morte en couches, ou la mère qui a perdu son mari pendant sa grossesse, c’est son propre avenir qui peut être affecté selon que l’enfant a ou non manifesté sa vitalité. C’est ainsi que derrière le problème du baptême, apparaissent des questions qui relèvent du droit privé.

La sépulture de l’enfant miraculé

Mauvaise naissance, corps mis à l’écart, âme errante : telle était la vision de la destinée de l’enfant mort-né. À l’inverse, l’enfant ondoyé après un répit, puis « retourné à mort » était sensé intégrer sa communauté. Or dans la pratique, le corps n’était généralement pas ramené à son lieu d’origine ; il paraissait en effet normal de laisser le corps au lieu même où la grâce s’était manifestée et ce choix était ressenti comme un bienfait supplémentaire. La sépulture du petit cadavre au plus près du sanctuaire était pour la parenté la plus belle des récompenses. Lorsqu’il s’agissait d’une église paroissiale, les petites dépouilles reposaient dans le cimetière communautaire, un « rang spécial » leur étant réservé. Dans le cas d’une chapelle de confins, un « cimetière de bébés » avait été sommairement aménagé : ainsi, à Notre-Dame du Chemin à Serrigny en Bourgogne, à Nanc, près de Saint-Amour dans le Jura ou à Notre-Dame de l’Arbrisseau à Salles près de Chimay dans le Hainaut belge. Parfois, les petits corps étaient ensevelis dans un caveau de la chapelle, comme à Viserny près de Montbard, en Côte d’Or. Des traces de certains d’entre eux subsistent encore aujourd’hui, alors même que leur mémoire s’est perdue depuis bien longtemps. Seules les fouilles archéologiques permettent d’en découvrir l’agencement.

L’enseignement des fouilles archéologiques

Rares sont les comptes-rendus de fouilles effectuées dans le passé qui précisent ce que furent les conditions de sépulture de ces enfants. La plupart des sites ont souvent été prospectés assez superficiellement. Seul le hasard pouvait laisser espérer la sauvegarde de l’un d’eux. Ce fut le cas en 1992 à Oberbüren, dans le canton de Berne en Suisse. Situé sur une colline dominant une confluence, au point de contact entre les trois anciens diocèses de Berne, Lausanne et Constance, cet ancien lieu de pélerinage était devenu un enjeu entre catholiques et protestants au moment de la Réforme. Les cinq campagnes de fouilles qui se sont succédées de 1993 à 1997 ont permis d’éclairer sous un jour nouveau les conditions d’ensevelissement des enfants mort-nés miraculés dans ce sanctuaire qui eut un grand rayonnement de la fin du XVe siècle aux années 1530, date à laquelle les protestants rasèrent le sanctuaire.

La fouille du site a permis d’éclairer les conditions d’ensevelissement des mort-nés miraculés. On a retrouvé 490 tombes et les restes de 550 individus, dont 250 enfants (alors qu’au moins 2000 enfants semblent avoir été miraculés pendant la période considérée). Les squelettes d’enfants gisaient pour partie dans des sépultures individuelles, pour partie, la plus nombreuse, dans des tombes collectives. Aucun matériel n’a été retrouvé et tous semblent avoir été ensevelis dans leurs langes ou dans un linceul. Comme la place était comptée, en raison de l’exiguïté du site, on avait pris l’habitude de superposer les corps sur plusieurs niveaux. On procédait de la manière suivante : on creusait d’abord une grande fosse, puis on disposait les enfants corps contre corps, au fur et à mesure qu’on les amenait. Quand un premier lit était constitué, on en disposait un autre par-dessus et lorsque le trou était plein, on le rebouchait et on creusait un peu plus loin. On pouvait ainsi avoir jusqu’à quatre lits de corps superposés. Tous les innocents étaient enterrés la tête à l’ouest. Un certain nombre d’entre eux reposaient sur le dos et avaient les bras sur l’abdomen, mais beaucoup étaient couchés sur le côté, les jambes repliées en position embryonnaire. D’autres avaient le corps contorsionné et les épaules paraissaient avoir été comprimées. Il est possible qu’un fossoyeur ait été affecté au sanctuaire et comme il disposait de peu de place, il serrait les corps les uns contre les autres sans trop se préoccuper de leur position. Tous ces enfants étaient des bébés morts avant, pendant ou juste après leur naissance. Les anthropologues qui ont procédé à l’étude scientifique des ossements ont retenu la taille des squelettes comme critère de détermination de l’âge des enfants. Ils ont considéré qu’entre 45 et 55 centimètres, ils avaient à faire à des enfants à terme et qu’au dessous de 45 centimètres, il s’agissait de fœtus expulsés prématurément. Même si ces critères sont discutables (pourquoi ne pas avoir pris comme référence la qualité des synostoses, ces soudures des extrémités des os dont on sait qu’elles interviennent à des stades différents de la croissance selon les os concernés), ils apportent de précieux renseignements sur les enfants miraculés. Plus du tiers d’entre eux étaient des prématurés et les plus petits fœtus étaient des avortons de quatre à cinq mois de conception. Mais il est vrai que les interruptions involontaires de grossesse étaient nombreuses aux siècles classiques : les accidents, le surmenage des femmes pendant la grossesse, les carences et les insuffisances alimentaires aboutissaient fréquemment chez la femme enceinte à l’expulsion prématurée de l’embryon.

Tous ces petits réprouvés avaient au moins la chance d’être sauvés et de mériter une sépulture en terre consacrée, à la grande satisfaction des parents qui remerciaient en offrant un ex voto. Mais qu’en était-il des autres, de tous ceux qui ne donnaient pas de signes de vie et dont il est d’ailleurs bien difficile d’évaluer le nombre ? Nous savons qu’à l’abbaye d’Ursberg en Souabe, qui fut sans doute le plus grand sanctuaire à répit d’Europe puisqu’on y amenait annuellement à la fin du XVIIe siècle jusqu’à 2000 enfants mort-nés, près de la moitié ne donnèrent jamais de « signes de vie ». En cas d’échec, les parents se mettaient alors en quête d’un autre lieu d’exposition… Jusqu’au moment où la décomposition du corps les obligeait à l’enterrer clandestinement tout contre le mur d’un lieu de culte. Cette sépulture « sous l’égout du toit » fut fréquente en Alsace jusque dans les années 1880. Elle constituait un moyen empirique de sauver l’enfant, car on se persuadait que l’eau qui tombait sur le sanctuaire, alors qu’on procédait au baptême d’un enfant bien vivant, bénéficiait au pauvre innocent… On avait fait ce que l’on avait pu et Dieu pourvoirait au reste…

Les hésitations de l’église

Un événement aussi spectaculaire et massif plaçait l’Eglise dans une situation inconfortable, car elle la divisait. Pendant des siècles, les clercs ont globalement justifié ce miracle. Face aux protestants qui n’y voyaient que tromperie, ils en ont même fait une manifestation de la vraie foi. Ces pratiques n’ont d’ailleurs été condamnées par la curie romaine qu’en 1729. Mais entre haut et bas clergé, entre religieux réguliers qui y étaient plutôt favorables et évêques qui les condamnaient, les rapports ont été parfois tendus. Et de ce fait, bien des pratiques ont été dissimulés à la hiérarchie.

Dans les années 1670-1680, on assiste un peu partout à une véritable épidémie de « répits » et la hiérarchie se rend compte de l’ambiguïté de ce qui se passe. Sa condamnation du rite entraîne des conflits parfois sévères et des sanctions, mais la demande des populations est telle que le rituel persiste. Au XVIIIe siècle, l’institution croit trouver une solution avec la césarienne sur femme morte préconisée par le Traité d’embryologie sacrée du jésuite italien Cangiamila. On attend la mort de la femme qui ne parvient pas à accoucher et on s’empresse d’inciser son cadavre pour tirer l’enfant vivant et l’ondoyer… Cette pratique que l’on veut systématique mais qui ne tient pas compte de la vie de la mère, va soulever l’opinion dans la seconde moitié du siècle et l’Eglise va alors tenter d’y substituer le baptême intra-utérin.

Au XIXe siècle, la valorisation du culte marial conduit désormais à l’acceptation du « répit » par l’institution ; ce miracle devient même le symbole de la toute puissance de Dieu, grâce à l’intercession de la Vierge en faveur des pauvres enfants non baptisés. Mais ce n’est que dans les années 1950 que l’institution acceptera d’atténuer la peine imaginée pour les mort-nés. Enfin, il y a quelques années une commission pontificale, à la demande de Benoît XVI, s’est penchée sur le concept de limbes des enfants pour souligner que ce ne fut jamais un dogme d’Eglise, mais une position de circonstance…

Un cadavre de « l’entre-deux »

Tous ces rites dérobés, toutes ces tentatives pour réintégrer un corps mort dans le cycle de vie communautaire renvoient à des croyances sans doute antérieures à la christianisation des populations rurales. Les populations ont pitié de l’enfant mort-né, ce qui ne les empêche pas d’en redouter l’esprit vindicatif. On se méfie de cet « esprit égaré », de cette « âme en peine » en perpétuel mouvement. On pense que le mort-né disparu « avant d’avoir fait son temps » est toujours prêt à reprocher à ses parents la triste condition qui est la sienne. Il appartient en effet à la grande cohorte des réprouvés, de tous ceux qui ont eu une mauvaise mort et qui ne cessent d’importuner les vivants : la « chasse sauvage ». Dès lors, on comprend mieux l’importance du rite de répit destiné à réinsérer l’enfant non seulement dans la famille mais également dans la communauté, car ce cadavre embarrassant passe pour annoncer des calamités à venir, mauvaises récoltes et maladies du bétail. Malgré leur habillage chrétien, les rites d’exposition et d’ensevelissement des enfants mort-nés laissent entrevoir une strate profonde de croyances fondée sur l’alliance étroite entre l’homme et la nature qui l’imprègne. Ils révèlent une manière d’être au monde et de mourir qui a progressivement disparu au cours du XIXe siècle. Des dépôts retrouvés à proximité de certains sanctuaires à répit témoignent de l’ancienneté des pratiques sans que l’on puisse affirmer qu’il a existé une continuité sans faille du rituel d’exposition. C’étaient surtout les vieilles « pierres saintes » situées sur les limites des terroirs qui attiraient les pèlerins en quête de salut pour les petits enfants. On fréquentait volontiers ces sanctuaires de la nature, ces « barques de pierre », ces « berceaux sarrasins », c’est-à-dire païens, auprès desquels on venait encore, il y a un siècle et demi, ensevelir clandestinement le petit cadavre de celui qu’on n’avait pas su sauver à la vie éternelle. Il est probable qu’il s’agissait de cette antique « terre des morts », de ces lieux de sépulture primitifs que « la naissance du cimetière » imposée par l’Église à partir du Xe siècle fit progressivement disparaître : mais en avait-on jamais vraiment perdu le chemin ?

Notes

  1. Une première version de ce texte a été publiée dans Techniques et culture, n° 60, 2013/1 : « Le cadavre en procès », sous la direction d’Hervé Guy, Agnès Jeanjean et Anne Richier, éditions de la Maison des sciences de l’homme, p. 44-59.