MIGRATIONS ET PSYCHANALYSE.
Les vagues migratoires ont scandé la croissance exponentielle de la population humaine ; les plus récentes, remarquables par le nombre d’êtres humains concernés, laissent entrevoir des vagues considérables en particulier en provenance du continent africain en direction de l’Europe.
La psychanalyse, fondée par Freud au début du XXe siècle, s’est très vite retrouvée confrontée à ces mouvements qui ont eu un impact sur le fondateur lui-même qui, enfant, a dû quitter sa Galicie natale pour émigrer à Vienne. Les effets du premier conflit mondial n’ont pas manqué de se faire sentir au travers du continent européen entraînant des départs et des arrivées imprévus au sein du groupe des premiers psychanalystes qui, ainsi, ont été sensibilisés à la problématique migratoire. Mais, le pire était à venir, l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne et ses conséquences dévastatrices ont jeté sur les routes de l’exil des millions d’êtres humains. Sigmund Freud ne sera pas épargné par cette immense vague migratoire et, grâce à l’aide précieuse de la Princesse Marie Bonaparte, arrivera à quitter Vienne et rejoindre Londres. De nombreux psychanalystes d’Europe centrale devront aussi fuir.
Il ne faut donc pas s’étonner de voir un psychanalyste, ethnologue, juif, d’origine hongroise, devenu français et converti au catholicisme, se lancer en 1933 à l’assaut des vastes plaines de l’ouest américain pour tenter de confronter la méthode et l’esprit psychanalytiques à la culture indienne des plaines. Son nom : George Devereux. En Amérique, il rencontrera Jimmy, indo-américain, qui deviendra son patient grâce auquel il établira les bases de l’ethnopsychanalyse. Son travail soutient celui que Geneviève Welsh conduit depuis de nombreuses années auprès des populations migrantes en France et dont elle nous a fait partager les avancées et les difficultés.
Son travail se fonde sur une large prise en compte de l’environnement culturel des migrants et se pratique auprès de patients souvent difficiles, borderline ou psychotiques, au sein d’institutions psychiatriques. Sa volonté est, au contact de ces patients dont la psyché a été endommagée par les traumas, de faire évoluer la psychanalyse. Partant, elle est souvent confrontée à l’inattendu, loin des observations faites dans les cabinets de ville.
Le travail auprès des migrants s’appuie sur un solide socle freudien mais il met rapidement à contribution, en raison du caractère limite des cas traités, les avancées théoriques anglo-saxonnes de Wilfred Bion ou Donald Winnicott, ainsi que l’apport considérable de la psychanalyse française contemporaine avec les travaux, pour ne citer que ceux-là, d’André Green ou Michel De M’Uzan.
Mais, fondamentalement, l’approche des patients est aussi inspirée par une position reposant sur l’accueil et l’hospitalité.
L’APPROCHE GROUPALE ET LE PARTAGE DES AFFECTS
Lors du premier contact, le thérapeute se trouve souvent déstabilisé voire frappé d’incrédulité. Ceci tient à la nature des traumatismes évoqués mais aussi à la rencontre avec une logique culturelle différente. Il s’agit ici à proprement parler d’une rencontre avec l’Autre au sens où Emmanuel Levinas l’a théorisée. De plus, le patient exilé se garde souvent de dévoiler ce qu’il sait être de l’ordre de l’incroyable et ainsi, comme Devereux l’avait signalé, le thérapeute se trouve placé dans l’étrange position de l’observateur observé.
A cette difficulté clinique vient s’ajouter celle de la logique du groupe auquel l’exilé appartient. Tel est le cas, par exemple, des phénomènes de possession, où le patient se sent emprisonné par une logique qui le dépasse tant elle est culturelle et collective.
Ainsi, une patiente africaine, avant de pouvoir commencer à se dégager de l’effroi provoqué par la crainte de la possession, véritable emprise du sujet, va devoir passer au travers d’un temps de négociation avec l’esprit par lequel elle sent possédée. De cette négociation, d’abord privée puis progressivement partagée, le thérapeute devra se rendre témoin tout en s’abstenant de tout raisonnement causal, en se concentrant sur les émotions partagées et ressenties. C’est grâce à cette position que Geneviève Welsh parviendra à une compréhension théorique et psychanalytique de ce qui se dissimule derrière la terreur de la possession : un défaut dans les processus identificatoires de la patiente à sa mère.
Le caractère culturel et donc sociétal et collectif de la clinique de l’exil, a conduit Geneviève Welsh à mettre en place une approche groupale de la thérapie : groupes de patients mais aussi groupes de thérapeutes.
Ainsi, un groupe de patients cambodgiens, rescapés du génocide Khmers rouges, a été constitué. Très vite y est évoqué un événement connu de tous les participants : la Fête des Eaux. Une traductrice est ajoutée au dispositif et une vive conversation s’engage donnant une impression de « Tour de Babel ». Les participants apportent à manger et à boire, des échanges ont lieu au sujet des aliments, une thérapeute fait un parallèle avec la Fête des Bateaux à Taïwan dont elle est elle-même originaire. Un rite culturel est mis en partage. Un des patients se souvient que le rythme de la fête est scandé par une femme et ceci conduit à un moment d’élation maniaque du groupe qui régresse collectivement autour du thème de la différence des sexes. Peu à peu, le matériel s’enrichit, un objet éclaté commun est reconstruit. Un patient schizophrène introduit alors des éléments délirants aussitôt traités par le groupe qui va parvenir à le soutenir en introduisant un souvenir commun : « Le Jeu des Marrons ». Ainsi, le groupe se découvre une faculté thérapeutique soignante qui permettra de traiter tel ou tel souvenir traumatique de l’un ou l’autre des patients. Progressivement, se met en place un enchaînement soignant qui ira de l’évocation d’une croyance, à l’irruption d’un conflit au sein du groupe, suivi par un geste thérapeutique collectif conduisant à une remémoration d’affects partageables et, enfin, au partage éventuel d’un travail de deuil.
L’EXIL UNIVERSEL.
Le travail ainsi fait conduit aussi à une réflexion sur le thème de l’exil, y compris sur le mot « exil » lui-même. G. Welsh rappelle que Bertold Brecht avait refusé de s’appliquer ce mot à lu-même tant il échouait à rendre compte du caractère involontaire et violent de la situation ainsi faite à ceux qui en souffrent. De même, Hanna Arendt exprimera-t-elle en 1943 son refus d’être traitée de « réfugiée ». Ces mots, « exilés », « réfugiés » sont devenus des stéréotypes dont les médias usent et abusent au point d’en arriver à en recouvrir le sens tragique véritable. De plus, cette façon d’aborder la situation traumatique vécue par les exilés revient à effacer ce qui, dans cette situation, est profondément universel, car nous souffrons tous de l’exil hors de la matrice maternelle résultant de notre naissance, de même que le passage du temps nous exile loin de notre jeunesse et que, de surcroît, tout être humain est constitutionnellement un être hybride, métissé. Cet exil que nous connaissons tous, conduit les exilés, comme chacun de nous, à un équilibre fragile entre le danger de dire et les dommages provoqués par le repli silencieux.
L’objet de la clinique des exils sera donc de parvenir à créer des circonstances permettant la compréhension par l’approche psychanalytique de l’expérience radicale de la rencontre avec l’Autre et ainsi de retrouver le pacte testimonial rompu par l’absence de la parole partagée. Ainsi, G. Welsh parvient-elle à rendre compte de la culture par la psychanalyse et à faire travailler la psychanalyse par la culture.