« Or, la nourrice, nous lui coupons un sein pour que l’enfant apprenne plus vite à parler. En effet, ce sein absent l’intrigue tellement qu’il n’a de cesse qu’il n’ait pu composer un mot et interroger la dessus son entourage. Et le premier mot qui vient, c’est toujours : abricot »1.
Une méchante nuit, alors qu’il travaillait, pour d’obscures raisons sur la fatalité des contraintes de répétition chez certains de ses malades, et qu’il n’était pas loin de concevoir l’existence d’une pulsion de mort à l’œuvre… au-delà du principe de Constance et de Plaisir, Freud fut gêné dans ses élaborations par les cris de son petit-fils âgé d’un an et demi qui, un peu délaissé depuis quelque temps par sa mère, se livrait à un drôle de jeu qui allait donner naissance à un immense concept.
L’enfant s’amusait à lancer une bobine de bois entourée d’une ficelle, « par-dessus le bord de son lit, entouré d’un rideau, d’où elle disparaissait » en criant « hooo », puis la ramenait à lui ou attendait qu’on la lui rapporte, en lâchant dans un sourire de contentement « hecca ». Freud traduit : « hooo » par c’est fort, loin, et « hecca », par c’est là, ici.
Et c’est ainsi que les deux générations conclurent, en l’omniprésence de l’absence de la génération intermédiaire (la mère), que ce jeu répétait l’absence et le retour de cette mère-ci, pour ce petit-ci, et peut-être aussi celui d’une arrière-mère toujours là pour ce grand là, puisque la mère de Freud était toujours vivante dans l’éternel présent de l’inconscient pour l’homme mûr qu’il était devenu et à qui elle manquait cruellement à l’automne de sa vie.
« L’enfant se dédommageait, pour ainsi dire, de ce départ et de cette absence, en reproduisant avec les objets qu’il avait sous la main la scène de la disparition et de la réapparition ».
dit Freud
« Se dédommager » est une expression un peu précieuse et donc très imprécise pour dire que l’enfant tentait de maîtriser l’angoisse de séparation et d’abandon qui creusait en lui un vide en écho et miroir à l’absence de l’objet. Mais elle annonce de façon signifiante comment on peut en venir à s’accorder avec la douleur psychique, en jouant (via la bobine) à pousser vers l’avant puis tirer en arrière, soit (contraint) à sortir des frontières du narcissisme et de placer la libido sur les objets, puis en revenir, dans un au-delà du principe de plaisir, qui satisfasse les tendances masochistes du moi. « Tendances qui seraient plus originelles et efficientes que le principe de plaisir, et indépendantes de lui », tendances qui conduiraient potentiellement à la mort, à l’opposé radical du principe (et du besoin) de vie et de croissance de l’être humain.
Ce vide-là que creuse l’absence d’objet en nous, nous y tiendrions mordicus autant qu’il nous tiendrait aux tripes et au cœur ? Etonnante acceptation sacrément risquée avant une possible récupération de la vacuité en souffle vital de créativité.
Première étape d’avant la tolérance à l’absence de l’objet, avant l’accoutumance et le deuil, et amorce de symbolisation de l’absence, le comportement de cet enfant, probablement neurobiologiquement câblé et programmé dans ses différentes séquences, devient actif et volontaire (et non plus passif) puis métaphorique (déplacé et symbolisé). L’objet (la bobine) que l’on anime permet dans le jeu la gestion imaginative de la présence et de l’absence de l’objet inanimé. Si la mère (ou ses substituts) n’est pas assez (et rapidement) présente, le processus de rebond créatif contraint, avorte et emprunte alors des voies plus morbides.
Mais cette reprise active et métaphorique… Est-ce assez pour se « dédommager » d’une première rencontre avec la douleur psychique que provoque la brutalité de la prise de conscience de l’abrupt du réel sans objet protecteur ? Doit-on en rester à ce premier constat déjà fort édifiant que l’enfant puis le sujet affronte son petit néant personnel, avec pour seule arme l’étrange travail pare-excitant de la psyché qui conduit au symbolique ? Est-ce si facile de déplacer et sublimer une telle épreuve ?
Car, de fait, si la seconde étape du jeu (le « Da ») était la plus réconfortante pour le théoricien pessimiste qu’était Freud (la joie de la réapparition), la première (le « Fort ») « formait un jeu indépendant que l’enfant reproduisait beaucoup plus souvent que la scène du retour, et en dehors d’elle ». On peut alors essayer une autre interprétation, dit Freud : « Le fait de rejeter un objet de façon à le faire disparaître, pourrait servir à la satisfaction d’une impulsion de vengeance à l’égard de la mère et signifier à peu près ceci : oui, oui, va-t’en, je n’ai pas besoin de toi, je te renvoie moi-même ». Autrement dit et comme en amour, s’opère le renversement pour éviter d’être renversé, retournement défensif de la situation pour contrer le dépit, et réactivité à la passivation créée par l’abandon frustrant : même pas mal, c’est moi qui te quitte et non pas toi qui me quittes. Littéralement : tu n’es plus qu’un objet inutile, tu ne sers à rien, je te jette. Où on retrouve l’interprétation en trois temps chère à Freud : prudence puis témérité, et enfin lucidité sur le poids économique (Contrainte et Anankè) des choses.
Personne ne dénie votre souffrance mais que faites-vous de ce qu’on fait de vous ? Votre douleur devient haineuse et s’érotise. Le vice est l’érotisation du chagrin, aurait renchérit Proust, maître en psychologie de l’abandon. Apparemment sans transition, abordons cette drôle de solution de continuité spatio-temporelle que sont les notes de bas de page dans les textes freudiens. Les notes de bas de page servent à dire ce que l’on ne saurait taire et qui ne figurent dans le texte principal que sous forme de blancs, en espérant enfin « clôturer » une pensée ; elles servent aussi à se commenter mezzo voce. Dans le texte que nous commentons ici, Freud fait remarquer en note de bas de page, sans le développer, que l’enfant dit un jour à sa mère lors de son retour après une absence de plusieurs heures : « baby fort », que l’on pourrait traduire par « bébé parti loin ». Il en conclut qu’après avoir exercé son pouvoir de domination en jouant à faire disparaître et revenir sa mère, voilà que cet enfant « avait trouvé le moyen de se faire disparaître lui-même (…) Ayant aperçu son image dans une grande glace qui touchait presque le parquet, il s’était accroupi, ce qui avait fait disparaître l’image ». On ne saurait mieux représenter l’Absence à soi-même en miroir de l’Absence de l’objet – « Et si tu n’existes plus, dis-moi pourquoi j’existerais ». L’enfant se projette loin, là où il pense que sa mère s’en est allée, et se demande peut-être déjà : avec Qui ? Quel est l’objet de l’objet… qui plus important que moi l’accapare et me la ravit ? D’ailleurs dans une autre séquence l’enfant dit a la bobine « parti à la guerre », ce que son père avait effectivement fait, faisant ainsi se rejoindre le couple de ses géniteurs. Bien sûr, cette première séparation permet à l’enfant de s’identifier à la capacité de la mère de disparaître (je peux faire comme toi) et favorise le processus d’autonomisation-individuation-subjectivation. Ne sous-estimons pas l’enjeu de cette troisième phase du « jeu » mise si pudiquement et spectaculairement en note de bas de page : c’est lorsqu’on est relégué dans la vie, comme un mot dans une phrase, dans une note de bas de page, qu’on ne joue plus dans la cour des grands mots. La mémoire de l’objet et de soi défaille, après la fascination et l’embrasement, on commence à ne plus croire à l’absolu de l’amour. On rencontre pour la première fois l’absence, en tant qu’objet à part, on la trouve A-mère, on essaie de survivre.
Dans une seconde note de bas de page, on apprend l’épilogue de cette histoire que Freud a tu jusque-là : « l’enfant a perdu sa mère, alors qu’il est âgé de 5 ans et 9 mois. Cette fois la mère étant réellement partie au loin, l’enfant ne manifestait pas le moindre chagrin ». Cette mère-là était la fille de Freud, Sophie. Et l’on peut se demander si ce texte-là n’est pas son tombeau. C’était « sa chère et éblouissante Sophie », sa seconde fille entre Mathilde et Anna, celle qui lui avait donné son premier petit-fils, l’enfant à la bobine, Ernst Wolfgang dit Ernstl.
Demeure cette question centrale que, ayant lu Winnicott, l’on peut vérifier tous les jours auprès de ses enfants en s’interrogeant : cet enfant qui joue à essayer de comprendre ce qu’il lui arrive, n’est-il jamais vraiment seul ? On peut avancer l’hypothèse qu’il s’adresse, tandis qu’il disparaît, à quelqu’un qui pourrait le percevoir et donc le faire exister, en le reconnaissant. Ce quelqu’un-là, à l’ombre rêveuse duquel il jouait, ce jour-là, était non une gouvernante mais Sigmund Freud qui, se mettant au travail pour décrire ce qu’il venait d’observer, aperçut qu’il avait partagé une expérience affective de chagrin et de solitude. Et peut-être s’est confirmée en lui l’idée que l’enfant a un besoin vital d’être perçu, reconnu, et que quelqu’un brise la paroi de verre du vide de l’absence en lui donnant une idée de ce qu’il est en train d’expérimenter. Alors Freud joua à ce jeu d’adulte qui est de théoriser. Alors l’enfant introjecta, celui qui le rêvait et le pensait, et en fit un objet interne. La capacité d’être seul en présence de l’objet c’est, dit Winnicott, la possibilité de jouer à ses pieds, tranquillement, sans le faire intervenir. La capacité d’être seul, c’est de ne jamais rester seul même en l’absence de l’objet, car il est toujours possible de se tourner vers lui en dedans.
Freud ne nous raconte-t-il pas tout cela que pour mieux fixer le souvenir du dramatique jeu de cet enfant qui se savait depuis longtemps exposé à la perte de sa mère ? Le drame aussi d’un père qui ne trouve pas de mots pour signifier la douleur d’un parent voyant mourir son enfant avant lui. Et de fait, il n’y a pas de mot.
Le texte freudien n’est pas celui de la théorisation d’une observation clinique, il est une élaboration dans l’après-coup de la perte. Peut-être que l’activité théorisante est un équivalent du jeu de la bobine, découvrant toujours plus ce qui fait énigme sans forcément visée de résolution définitive : une suite de questions qui n’attend pas de réponse, mais simplement une écoute… et peut-être un entendement. Ce qui est sûr c’est que dans ce jeu, l’appropriation de la langue permet une certaine maîtrise de l’objet et de son absence, jusqu’à l’expression vengeresse de sa destruction. Le langage advient ainsi quand l’objet s’absente et qu’il faut bien le nommer in abstentia, et quand son meurtre symbolique adoucit paradoxalement sa mort. Il évite l’autre issue, la fétichisation de l’objet et le versement dans la destructivité, matinée de vengeance douloureuse mais jouissive, et l’addiction.
Disons encore que le symbole est un objet dont on ne s’est pas encore tout à fait servi. Le fort-da, une traversée de la mère au père, de la chair au symbole, avec, au passage, comment l’oublier, une appropriation du langage qui nomme, autorise, valide, console de l’absence de l’objet et en permet ainsi une certaine maîtrise sur le fil des mots.
Note
- Henri Michaux : Rêve de Moore, coll. La Pléiade, Oeuvres Complètes, Tome I, Gallimard, 2010.