André Ciavaldini : Les violences sexuelles et le psychanalyste
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André Ciavaldini : Les violences sexuelles et le psychanalyste

Les violences sexuelles et le psychanalyste …et pas n’importe lequel pour mener cette dernière conférence du cycle adulte des Conférences d’Introduction à la Psychanalyse (CIP) organisées par la Société Psychanalytique de Paris (SPP). C’est en effet au renommé psychanalyste André Ciavaldini que revenait, le 11 juin dernier, la tâche d’adaptation, aux vues des mesures sanitaires en vigueur. Il s’est prêté avec enthousiasme à l’exercice de la visio-conférence pour le plus grand plaisir de plus d’une centaine de participants à travers la France.

A. Ciavaldini engage son propos ce soir-là en soulignant la place inhérente de la violence sexuelle dans l’histoire de l’humanité et de son patrimoine culturel. Malgré cette omniprésence, l’orateur nous rappelle qu’il faudra attendre 1850 pour voir arriver la psychiatrie dans les tribunaux avec le développement corrélatif des expertises médico-légales. Émergent alors les notions de consentement, de victime, de témoignage, ainsi qu’une nouvelle approche clinique des agresseurs. C’est dans ce contexte que la notion de « perversion sexuelle » s’impose. Cela, d’ailleurs, bien avant la théorie freudienne, qui situe la perversion comme appartenant au patrimoine psychique humain avec l’aspect polymorphe et indifférencié de la sexualité infantile.

A. Ciavaldini s’intéresse ensuite plus précisément au profil de ces auteurs de violence, dans la lignée du psychanalyste Claude Balier, pionnier sur le sujet avec son ouvrage Psychanalyse des comportements sexuels violents (1996). Il constate l’incapacité des sujets à transformer leur sensorialité et à reconnaître les affects dans un univers où leur sexualité peut alors devenir une pratique « traduisible par des signifiants fragmentaires désincarnés et s'adressant à une chair désignifiée ». Cette absence de reconnaissance des affects témoigne d’un défaut dans le processus de symbolisation primaire. A. Ciavaldini pointe les trois domaines génériques qui sont affectés : la différence inter-spécifique repérée par exemple dans la désubjectivation du sujet-victime, la différence des sexes et enfin, la différence des générations exposée dans la non-reconnaissance des séductions précoces.

Les hypothèses appréhendées par A. Ciavaldini, dont la répression des affects et l’alexithymie, conduisent à interpréter l'acte violent sexuel comme une voie de décharge de l’excitation qui menace le moi : c’est la logique de l’évacuation. Sans elle, le sujet se retrouve sous la menace d’un effacement, voire d’un effondrement, touchant directement à l’identité narcissique. À ce titre, l’acte violent sexuel fonctionne, pour reprendre la théorisation de Didier Anzieu, comme un signifiant formel. « Au retenir pour représenter, se substitue l’évacuer pour survivre » enrichit A. Ciavaldini. Les défaillances du processus de mise en représentation des excitations associées à l’absence d’inscription primaire d’une fraction historique du sujet (R. Roussillon) font de l’acte violent sexuel le stigmate d’une symbolisation primaire défaillante.

A. Ciavaldini nous invite alors à explorer les conditions environnementales premières de ces auteurs de violences sexuelles et expose le caractère dystraitant voire maltraitant présent dans la majorité des cas. Dans ces histoires familiales, on retrouve toujours à titre divers, de la violence, de l’emprise et de la séduction. Il peut alors se former des distorsions cognitives comme affectives entraînant une difficulté, voire parfois une impossibilité, à élaborer à partir du champ excitatif une pulsionnalité psychique. L’enveloppe moïque de ces individus s’en trouve mal définie et donc susceptible d’engendrer un raccrochage à un narcissisme phallique et à la dimension perceptive de façon systématique. La palette de déficits repérés ainsi que les mécanismes de défenses dits primaires (défenses projectives, clivage, déni…) situent ces sujets principalement du côté des pathologies des limites, parfois même proches des psychoses.

A. Ciavaldini nous rappelle ensuite, à travers la théorie freudienne, que l’affect est l’axe privilégié de la transmission psychique. Il se présente comme l'expression subjective d'un comportement mais aussi comme vecteur de l’information généalogique et donc élément primordial de la subjectivation. C’est par sa nature même d’expression subjective d’un comportement que l’affect prend fonction de code du lien à l’autre. Par ailleurs, l’affect destine le sujet à une place spécifique tri-dimensionnelle : membre d'une espèce, lié à un double lignage et situé dans une filiation, rappelant les trois domaines où ont été repérées des défaillances chez les auteurs de violences sexuelles. Ces défaillances, issues du tissu familial, altèrent la construction du processus psychique de symbolisation primaire et donc de la subjectivation.

Les percepts dans ce contexte ne vont pas connaître une évolution neuro-psychique vers la dimension psychisable qu’est l’affect et c’est bien la dimension excitative qui prendra le dessus avec sa régulation primaire qu’est la décharge expulsive, laissant place à l’agir pathologique et à ce que A. Ciavaldini nomme : la réminiscence neuro-sensori-motrice. L’agir surgit à l’endroit où l’affect s’est inachevé dans sa construction et à la place de celui-ci, comme une tentative de figuration « avortée » (C. Chabert). C’est une lutte pour la survie psychique.

La réminiscence neuro-sensori-motrice, qui opère le plus souvent sans représentation mentalisée, n’en reste pas moins libératrice pour le sujet tout autant que garante d’une protection contre la perte de contrôle. C’est l’évitement d’une détresse identitaire qui explique l’investissement si important de ces traces sensori-motrices. A. Ciavaldini décrit ainsi cette « forme particulière de fétichisation qui se constitue sur la base d’une érotisation secondaire du développement neuro-sensori-moteur de l’acte ». Le circuit du contrôle devient le fétiche qui dénie la castration dans le processus de mise en symbolisation lui-même et dans lequel l’autre, la victime, n’a plus de place subjectivée.

La victime dans ce contexte est un élément de l’environnement externe habituellement utilisé par ces sujets pour réguler leurs tensions psychiques. Cet autre sujet (la victime) devient la part externalisée, dépositaire de l’impossible régulation interne non constituée, ainsi que le représentant projeté de la part défaillante de l’environnement premier. A. Ciavaldini parle d’« environnemento-dépendants » pour qualifier le fonctionnement de ces auteurs d’agressions sexuelles. Si la compréhension de toutes ces données est si importante, c’est pour mieux déterminer les possibles voies de prise en charge de ces patients. Or, leur dépendance à l’environnement externe et au passage à l’acte les excluent souvent du milieu du soin. La plupart d’entre eux ne se considèrent tout simplement pas malades et ne sont donc pas demandeurs de soin, voire le refusent : « Être violent, ce n’est pas être fou » formule A. Ciavaldini.

Ainsi pour parvenir à inscrire ces sujets dans le soin, deux voies principales se dégagent : celle civilisationnelle-institutionnelle, soutenue réellement par la loi, et celle qui s’appuie sur une modalité intersubjective. L’articulation indispensable de ces deux voies permet de viser une restauration de la capacité de penser là où l’acte sidère. A. Ciavaldini insiste sur la nécessité d’un travail interdisciplinaire avec le soutien de la loi qui fournit une première suture entre les parts clivées du sujet et lui impose une rencontre avec les parts rejetées par sa psyché. On peut même parler de la nécessité d’une « action inter partenariale concertée » qui requiert une collaboration des différentes institutions entre elles (justice, soin et accompagnement social).
 
Au-delà de cette alliance, toute la subtilité de l’approche psychothérapeutique réside aussi dans la capacité à aménager un environnement qui respecte les compétences psychiques du sujet en se rendant accessible à lui. A. Ciavaldini parle d’un néo-environnement socialisant dans lequel le psychanalyste lui-même doit aménager son cadre thérapeutique s’appuyant sur le cadre de la loi et présentant ainsi ce que C. Balier nomme le « double cadre ».

Le travail de l’analyste sera également de construire, dans une attitude pro-active, une relation thérapeutique pour solliciter les affects, entre autres par ce que Michel de M'Uzan a nommé les processus d'affectation. Ceux-là caractérisent des chemins processuels sur lesquels l’excitation va progressivement se transformer en données représentables. Telle fut en tout cas une part du travail d’A. Ciavaldini lors d’une scène de psychodrame qu’il nous rapporte avec éloquence, et dans laquelle nous percevons l’émergence d’affects de ces patients, qui leurs sont par la suite adroitement renvoyés par les thérapeutes.
 
Les différentes techniques thérapeutiques mises en œuvre visent à solliciter la pensée du sujet, c’est-à-dire à lui proposer de pouvoir se passiver dans ses actions pour parvenir à régresser vers une identité de pensée et non plus de perception. Conjointement, l’analyste devra accepter de rester dans une réceptivité de tous les instants au système de la dynamique des affects, position psychique qui devra être soutenue par le cadre institutionnel.

Pour conclure sa brillante présentation, André Ciavaldini nous rappelle que c’est l’avènement de la loi du 17 juin 1998 et son injonction pénale de soins qui « désembourbe les actes de violences sexuelles de leur ornière de silence (…) les fait sortir du cachot de la mutité pour faire de leur auteur un semblable » : condition indispensable pour que l’altérité puisse advenir et que la destructivité soit limitée.
 
Aux fidèles des rendez-vous du 21 rue Daviel se sont joints de nombreux pairs et curieux de toutes régions qui ont pu profiter en direct de la verve d’André Ciavaldini et de la richesse de son propos. Quelle admirable façon de clore le cycle de ces conférences, comme une invitation à toujours poursuivre le travail de réflexion et les élaborations théorico-cliniques soutenus par la Société Psychanalytique de Paris.

Marie Le Petit
Psychologue Clinicienne