Agitation anti-dépressive et surmoi impatient

Agitation anti-dépressive et surmoi impatient

S’il est courant et souvent pertinent d’envisager l’agitation ou l’hyperactivité d’un enfant comme une lutte contre ses vécus dépressifs et/ou ceux de l’un de ses parents, Aline Cohen de Lara dans ses propositions théorico-cliniques tout à fait originales nous invite à aller au-delà et à penser l’interdépendance du fonctionnement psychique de l’enfant avec celui de ses parents sous l’angle d’un surmoi impatient des parents. Ce surmoi impatient sous-tendu par le danger, l’inquiétude et la protection, conduit à de multiples injonctions des parents à l’adresse de leur enfant que la chanson « fais pas ci fais pas ça » de J. Dutronc illustre parfaitement. Mais qui protège-t-il le plus des enfants ou des parents et de quoi ? Il y aurait urgence à agir… mais de quelle urgence s’agit-il ? Le surmoi impatient est lié, nous dit Aline Cohen de Lara, à l’angoisse de mort que l’agitation de l’enfant réactive chez ses parents et contre laquelle il s’agit de lutter.

Dans l’homme pressé de Paul Morand, Pierre Niox, personnage principal de l’ouvrage, est un homme pressé qui ne supporte pas la lenteur du monde et des gens qui l’entourent. Il tombe finalement amoureux d’Hedwige mais cela ne suffira pas à stopper sa course effrénée, son impatience à défier le temps. « « À quoi reconnaître qu’on est arrivé si l’on ne s’arrête jamais ? » demande la sage Hedwige. Pierre saura trop tôt qu’il ne se hâtait ainsi que pour arriver plus vite au rendez-vous de la mort ». (Paul Morand, L’homme pressé). Tel est pris qui croyait prendre ?

Le surmoi impatient : du normal au pathologique

Le concept de surmoi dans l’œuvre de Freud fait suite à la théorie des pulsions de 1920 et apparaît avec l’élaboration de sa deuxième topique. Il en constitue l’une des trois instances au côté du moi et du ça. « Son rôle est assimilable à celui d’un juge ou d’un censeur à l’égard du moi. ».[1] Le surmoi résulte de l’intériorisation de l’autorité parentale et se forme à l’image du surmoi des parents. Sa fonction interdictrice ne s’exerce pas sur une réalité extérieure mais se porte au contraire sur la réalité intérieure issue du ça[2]. Elle est donc inconsciente.

Le surmoi impatient tient peu compte de la temporalité spécifique des enfants. L’impatience au contraire se fait décharge. L’agitation de l’enfant, que le surmoi impatient des parents tente en vain de contenir, n’est là que pour rappeler aux parents, aux prises avec leur propre surmoi ou un surmoi grand-parental tyrannique, ce qui doit être tu du côté de la pulsionnalité. Mais l’interdépendance agit et l’excitation de l’enfant, bien que mal supportée par les parents, semble paradoxalement au service de leur fonctionnement. Pourtant, « Du fait notamment de l’intensité du sentiment inconscient de culpabilité, puissamment refoulé, la force de l’angoisse devant le surmoi devient, dans certaines situations, angoisse de mort », écrit Aline Cohen de Lara[3]. L’excitation de l’enfant semble ainsi venir menacer la survie psychique des parents qui à leur tour, par leurs injonctions, induisent un surcroît d’excitation. Ce surmoi impatient, favorise et/ou nourrit l’agitation. Si de nombreux parents, comme le soulignait Aline Cohen de Lara, se reconnaitront dans cette proposition théorique, celle-ci semble ouvrir tout un champ qui va du normal au pathologique. Ainsi, dans sa forme paroxystique, ce fonctionnement n’est pas sans nous rappeler les organisations phalliques narcissiques décrites par les psychosomaticiens de l’école de Paris. Michel Fain évoque la clinique de ces patients chez qui : « des mauvaises conditions surexcitantes ont empêché la passivité plaisante de s’établir. Il ne s’inscrit dans le psychisme que le manque de cette expérience. Dans de tels cas, seule l’activité sera valorisée, le narcissisme phallique infiltrera l’idéal du Moi. »[4]  « Dans certaines limites, et lorsque les conditions économiques tant internes qu’externes restent relativement stables, cette valorisation de l’activité contribue à rehausser le sentiment d’estime de soi du sujet. Au-delà de ces limites et lorsque les conditions économiques deviennent instables, cette contrainte à l’activité peut conduire à l’épuisement psychosomatique »[5]. Dans ces organisations psychiques le gain narcissique ne s’obtient que par l’action. Michel Fain parle d’un masochisme inachevé du fait de traumatismes précoces qui ont rendu inaccessible la position passive. Ce sont des patients dont le masochisme érogène primaire, « gardien de la vie », s’est insuffisamment constitué, rendant difficile l’attente, les déceptions et les frustrations. Aline Cohen de Lara nous montre combien ces parents au surmoi impatient supportent difficilement l’excitation de leur enfant mais peut-être plus encore la passivité.

Du côté de l’enfant, les enjeux de l’impatience à la période de latence

Aline Cohen de Lara a choisi pour illustrer son propos de nous présenter la clinique d’un enfant en âge de latence dont l’agitation semble sans limite. Renvoyé de plusieurs établissements scolaires, Maxime n’a pas d’amis. Il ne peut rester seul ni jouer avec les autres. Il semble d’ailleurs ne pas savoir jouer. En séance, il touche à tout, s’excite. Tout dans son fonctionnement témoigne de la fragilité de l’intériorisation des interdits. Ici le surmoi porteur de la fonction paternelle est défaillant, insuffisant à contenir l’excitation. Le surmoi chez Maxime semble avoir perdu sa dimension protectrice au profit d’un surmoi cruel et tyrannique tel que l’a défini M. Klein. Pour elle, il existe : « […] dès la phase orale, un surmoi qui se formerait par introjection des « bons » et « mauvais » objets que le sadisme infantile, alors à son acmé, rendrait particulièrement cruel. »[6] Rapidement pour Maxime tout devient menaçant, et l’on perçoit combien son excitation peine à trouver un frayage pulsionnel lui permettant un apaisement. Au contraire, face à cette excitation qui le déborde, c’est la voie de l’agitation motrice qu’il privilégie. Dans cette période de latence que traverse Maxime, comme pour tout enfant, le refoulement constitue un mécanisme de défense important en ce sens qu’il permet une transformation des liens de l’enfant avec ses premiers objets d’amour. La tendresse se substitue alors aux liens plus érotisés des premiers temps de l’enfance. Les parents sont dans le meilleur des cas, facilitateurs de sa mise en œuvre. « Ils aident les enfants à défléchir leur sexualité sur des personnages extra-familiaux et des éléments du monde extérieur »[7] (P. Denis).  Mais qu’en est-il s’agissant des parents dont le surmoi impatient s’« allie au ça dans l’immédiateté de la réalisation des désirs, venant imposer au moi du parent une temporalité hors principe de réalité, et qui du coup impose cette temporalité à son enfant » (Aline Cohen de Lara) ? L’excitation supplante la tendresse et induit une collusion entre le sujet et l’objet ne permettant pas ce dégagement nécessaire. Tout semble se passer comme si les parents et l’enfant ne pouvaient pas « se lâcher ». L’excitation ne parvient pas à trouver les voies de la satisfaction et le risque est que la répression prenne le relais. Maxime doit lutter massivement contre son excitation et c’est à l’extérieur qu’il cherche les limites, mobilisant chez son analyste, « des envies surmoïques de lui interdire tout mouvement ». Nous sommes dans le cas de Maxime, proche du fonctionnement imagoïque tel que le décrit P. Denis en opposition au fonctionnement représentationnel sous-tendu par le refoulement : « L’imago joue, pour P. Denis [nous], le rôle d’une « puissance équivalente » au Surmoi, et occupe une position intermédiaire entre « les puissances parentales à l’extérieur » et le Surmoi. »[8] .

Le travail psychanalytique avec ces familles, en appui sur une fine écoute contre-transférentielle, réside dans un travail de transitionnalité visant à retrouver un espace de jeu, de rêveries, de représentations. L’analyste, comme nous l’a bien montré Aline Cohen de Lara, doit pouvoir créer les conditions de la mise en œuvre de ce travail en parvenant à naviguer, entre tolérance et limites, patience et impatience. Ces dernières ainsi que nous le rappelle Jean Louis Baldacci[9], « une fois corrélées, questionnent le jeu du désir et du temps et interrogent d’autres rapport, ceux de l’attente et de la satisfaction, de l’instant et de l’intervalle, de l’événement et du souvenir. »

Pour aller plus loin :

Aisenstein M., Désir, douleur, pensée Masochisme originaire et théorie psychanalytique, 2020, Ithaque

Baldacci JL. Patiente impatience in « Dépasser les bornes » Le paradoxe du sexuel, le fil rouge, Puf, 2018

Cohen de Lara A., Agitation addictive : pour qui et pourquoi ?, dans Le Carnet PSY 2020/1 (N° 231), pages 24 à 27

Denis P. L’excitation à la période de latence. Entre refoulement et répression Érès | « Enfances & Psy » 2001/2 no14 | pages 77 à 83

Freud S. 1923. Le moi et le ça. Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1981.

Smadja C. Clinique d’un état de démentalisation, Dans Revue française de psychosomatique 2001/1 (no 19), pages 11 à 27


[1] Laplanche J. Pontalis JB., Vocabulaire de psychanalyse

[2] Le moi et le ça

[3] Cohen de Lara A., Fais pas ci, fais pas ça : un surmoi impatient, in L’impatience, RFP, Paris, PUF. N° 2, 2018, p.361-371.

[4] Marilia Aisenstein, Désir, douleur, pensée Masochisme originaire et théorie psychanalytique, 2020, Ithaque

[5] Clinique d’un état de démentalisation, Claude SmadjaRevue française de psychosomatique 2001/1 (no 19), p. 11-27

[6] Laplanche J., Pontalis J-B (1967) Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Edition quadrige (1997), p. 473

[7] L’excitation à la période de latence. Entre refoulement et répression Paul Denis Érès | « Enfances & Psy » 2001/2 no14 | pages 77 à 83

[8] ibid

[9] Baldacci JL., Patiente impatience in « Dépasser les bornes » Le paradoxe du sexuel, le fil rouge, Puf, 2018, p.146